Le département de l’Isère décide en 2004 /2005 de réaliser des travaux d’aménagement sur la RD 519. Comme cette route départementale est coupée, en plusieurs points, par divers ouvrages de la ligne ferroviaire allant de St-Rambert à Rives, le département doit déposer des barrières de passage à niveau et des tronçons de rails, inutilisés depuis bientôt 10 ans.
La Fédération nationale des associations d’usagers de transports s’émeut d’une telle atteinte aux ouvrages ferroviaires et saisit le président de RFF et le préfet de l’Isère d’une demande tendant à ce qu’il soit constaté que ces travaux routiers, à six endroits différents, constituent des contraventions de grande voirie commises au détriment de la ligne de chemin de fer de Rives à St-Rambert, à ce que soit notifié ce procès-verbal au président du conseil général de l’Isère et ce dernier cité à comparaître devant le TAG.
Cette démarche consistant à s’adresser au président de RFF et au préfet peut paraître étonnante, mais l’article 11 de la loi du 13 février 1997 portant création de l’établissement public « Réseau ferré de France » en vue du renouveau du transport ferroviaire dispose : « Les biens immobiliers appartenant à Réseau ferré de France, affectés au transport ferroviaire et aménagés spécialement à cet effet, ont le caractère de domaine public. Les atteintes à l'intégrité et à la conservation du domaine public de Réseau ferré de France sont constatées par ses agents assermentés, conformément aux dispositions de l'article 23 de la loi du 15 juillet 1845 sur la police des chemins de fer. Ces atteintes peuvent, en outre, selon des modalités fixées par la convention prévue au quatrième alinéa de l'article 1er, être constatées, dans les mêmes conditions, par les agents assermentés de la Société nationale des chemins de fer français. Réseau ferré de France exerce concurremment avec l'Etat les pouvoirs dévolus à ce dernier pour la répression de ces atteintes » Sur ce dernier point, voyez, désormais l’article L. 2232-1 du code des transports (ordonnance du 28 octobre 2010).
Puis la FNAUT demande au TA d’annuler les décisions implicites du président de RFF et du préfet et de leur enjoindre à l’un et à l’autre de faire constater la contravention de grande voirie, de notifier le P.V. au président du conseil général de l’Isère et de le citer à comparaître devant le TAG, ou à défaut d’examiner à nouveau sa demande sous astreinte de 100 € par jour de retard.
Après avoir joint les douze demandes, le TA, par un jugement du 20 octobre 2009, annule les décisions implicites du président de RFF et du préfet de l’Isère et leur enjoint de dresser procès-verbal des contraventions de grande voirie constituées par les travaux de voirie et de dépose des voies ferrées exécutés par le département et d’engager les poursuites consécutives devant la juridiction compétente.
RESEAU FERRE DE FRANCE relève appel de ce jugement en ce qu’il le concerne.
- I - Peut-être ne sera-t-il pas nécessaire de vous interroger longuement sur la recevabilité de la FNAUT, au regard de sa qualité pour agir. A toutes fins utiles, nous vous signalons un arrêt de votre Cour du 17 août 2010 (FNAUT, req. 09LY02254) rendu à propos de la décision de passer une convention d’occupation du DP signée le 23 juin 2005 par RFF et le conseil général de l’Isère, et dans lequel la Cour annule la décision en question : « La FNAUT s’est donné pour but aux termes de ses statuts de promouvoir le transport ferroviaire de voyageurs et de fret ; que la convention d’occupation temporaire en cause autorise la dépose des rails pour la création d’un ouvrage routier ayant vocation à demeurer permanent ; que, dans ces conditions, eu égard à la situation de fait ainsi créée, et alors que la FNAUT soutient sans être contredite que le ministre chargé des transports n’autorise plus la création de nouveaux passages à niveau en raison de leur caractère accidentogène, la convention en cause qui, bien qu’elle ne porte que sur une surface de 400 m², remet en cause la continuité de la voie ferrée et affecte ainsi la consistance du réseau ferré national, lèse de manière directe et certaine les intérêts que la FNAUT s’est donné pour mission de défendre ; que, dans ces conditions, sans qu’il y ait lieu de rechercher si elle compte parmi ses adhérents une association locale ayant pour ressort le secteur en cause, la FNAUT justifie en tant que fédération d’associations, d’un intérêt lui donnant qualité pour former un recours pour excès de pouvoir contre la décision de signer ladite convention ».
Ou encore : CE 3 décembre 2003 FNAUT, req. 243830, à propos de l’intérêt pour agir de la FNAUT contre la décision par laquelle RFF a fermé la section Bort-les-Orgues Mauriac de la ligne ferroviaire de Bourges à Miecaze.
Cela dit, vous pourriez également vous interroger sur l’intérêt pour agir de la Fédération à un autre titre : en vertu de ses statuts, la FNAUT a pour but d’améliorer les déplacements et voyages de toute nature, de défendre le droit au transport et la sécurité des usagers et des voyageurs des transports publics ainsi que des usagers de la route et de la rue.
Or les travaux engagés par le département sur la portion de route départementale n’ont pas d’autre but que d’améliorer la sécurité des usagers et des voyageurs des transports publics (cars par ex.) ainsi que des usagers de cette route. Il ne résulte pas de ses statuts qu’elle a essentiellement pour but de sauvegarder les lignes ferroviaires, ni qu’elle entend privilégier à tout prix ces dernières au détriment des autres modes de transport. Même si lesdits statuts mentionnent qu’elle a pour buts de « promouvoir le transport ferroviaire de fret, le transport combiné et le ferroutage par la mise en œuvre d’une politique intermodale ».
Mais peut-être ne sera-t-il pas nécessaire de vous prononcer sur cette question de recevabilité.
- II – Le TA a estimé que RFF et le préfet de l’Isère étaient tenus, en tant qu’autorités chargées de la conservation du domaine public ferroviaire, de constater et poursuivre les faits reprochés au département de l’Isère constitutifs de contravention de grande voirie.
Il parvient à cette conclusion après avoir souligné qu’il n’est pas contesté que la voie ferrée sur laquelle le département a exécuté les travaux litigieux aux six passages indiqués est incluse dans le domaine public ferroviaire de RFF, leur réalisation était subordonnée à la possession d’un titre d’occupation et à une autorisation expresse d’y procéder ; que les seules affirmations de RFF selon lesquelles le département bénéficierait d’autorisations non formalisées pour occuper le domaine public ferroviaire aux endroits susmentionnés ne saurait suffire à en établir la réalité alors que la requérante produit un courrier dans lequel RFF lui indique ne pas avoir donné suite aux demandes du département de procéder à des travaux, lesquels ont d’ailleurs, en définitive, eu pour effet d’apporter de substantielles atteintes à l’intégrité de la voie ferrée ; qu’en l’absence d’un tel titre d’occupation, le département doit être regardé comme occupant sans titre du domaine public ferroviaire et ayant réalisé sans autorisation les travaux litigieux.
A l’époque, le département et RFF n’avaient pas encore passé de convention d’occupation du domaine public, cela viendra ensuite avec les conventions de 2005, puis celles de 2010 (sans doute compte tenu de l’annulation par votre Cour de la décision de passer la convention).
Tous les auteurs de droit administratif des biens s’accordent pour souligner la particularité du régime juridique de la contravention de grande voirie.
D’abord, la contravention de grande voirie comporte un aspect répressif qui fait l’objet de l’action publique et tend à la condamnation à une amende et un aspect « restitutif » tendant à la remise en état du domaine public, c’est l’objet de l’action domaniale. (Voir par ex. concl. de Mme Escaut sous CE 6 octobre 2008, Mme Marcelle P, req. 309766)
Ensuite, dans son aspect pénal, elle est sanctionnée par une amende pénale sans être une contravention de police (CE 22 juin 1987, Secrétaire d’Etat/ R, Rec. 727 – Conseil constitutionnel, 87-151 L du 23 septembre 1987). Un même fait peut donner lieu à une amende en matière pénale et à une amende pour contravention de grande voirie (CE 13 juin 1964, G, Leb. p. 334 – TC 10 mai 1971, Sieur A, Leb. 891)
M. Gilles Bachelier dans ses conclusions sur l’affaire Préfet de la Manche, Préfet de l’Isère, du 23 avril 1997 (req. 183 689 et 183970-971) souligne que le régime de cette contravention ne cherche pas à infliger des peines à des délinquants mais a pour seul objet d’assurer le respect de l’intégrité du domaine public. Il s’agit d’une infraction objective, la bonne foi du contrevenant et les excuses absolutoires admises devant le juge pénal telle par ex. la minorité (CE 7 mars 1917, Dame P, Leb. 218) ne peuvent être utilement invoquées.
Comme le remarque le Professeur Yolka, « c’est dans un espace intermédiaire entre la répression pénale et la répression administrative que se loge ce contentieux » (AJDA 2009, p. 2341 et s.)
Les auteurs soulignent aussi que le contentieux administratif de la répression a devancé le droit pénal qui excluait une responsabilité des personnes morales avant la loi du 27 juillet 1992 (Art. 121-2 du Code pénal). Cette solution jouait déjà pour les personnes morales de droit privé, notamment les sociétés (CE 1er avril 1914, Cie des mines d’Anzin, Leb. p. 438) elle valait aussi pour les personnes morales de droit public qui pouvaient être poursuivies et le cas échéant condamnées (CE 23 juillet 1841, Cie des canaux d’Orléans et du Loing – CE 14 juin 1851, Cne de Tournon, CE 30 juin 1899, Ville de Roubaix pour les plus anciennes décisions).
Voyez aussi les conclusions de M. Seban sous CE 22 novembre 2000, Sté Crédit agricole Indosuez, req. 207697 (p. 2), à propos de l’article 121-2 du code pénal : « Le législateur est ainsi revenu sur une tradition juridique qui excluait la responsabilité pénale des personnes morales. Pourtant, bien avant le nouveau code pénal, la responsabilité pénale des personnes morales existait déjà pour certaines contraventions, définies par de nombreux textes techniques (droit d’auteur, recherche biomédicale, banqueroute, concurrence, installations classées, mines, travail clandestin…) Ainsi, de longue date, dans le contentieux de la répression des contraventions de grande voirie, vous condamnez des personnes morales et même des personnes publiques, non seulement à réparer le dommage, mais également à l’amende… ».
L’entrée en vigueur des dispositions du code pénal sur la responsabilité pénale des personnes morales vient-elle changer la donne ?
L’article 121-2 du code pénal dispose : "Les personnes morales, à l'exclusion de l'Etat, sont responsables pénalement (…) des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants. / Toutefois, les collectivités territoriales et leurs groupements ne sont responsables pénalement que des infractions commises dans l'exercice d'activités susceptibles de faire l'objet de conventions de délégation de service public".
Vous pourriez estimer que cet article, par sa généralité, et compte tenu de sa place dans le code pénal, a voulu régler complètement le problème de la responsabilité pénale des personnes morales, dont les personnes morales de droit public. Après tout, et même si cela n’a jamais été fait aussi nettement, vous contribueriez à accentuer la coloration pénale du contentieux de la contravention de grande voirie, dont le régime emprunte déjà à la répression pénale certains principes de base (voir l’art. du professeur Yolka précité).
Dans cette hypothèse, la responsabilité du département ne pourrait être retenue, l’exploitation d’une route départementale ne pouvant être déléguée puisqu’elle ne peut donner lieu à perception d’une redevance auprès des usagers, sauf en cas d’ouvrage d’art particulier (voyez l’article L153-1 du code de la voirie routière).
En réalité, il nous semble qu’au-delà de sa généralité, l’article précité du code pénal n’a pas touché au régime juridique des contraventions de grande voirie qui a toujours été un régime à part. S’il l’a fait, ses auteurs – députés et sénateurs – n’en ont même pas pris conscience tant le sujet est absent des débats parlementaires.
Le fait d’admettre une responsabilité pénale des personnes morales a été perçu à l’époque comme un progrès en matière pénale pour mieux réprimer certaines infractions. Il serait pour le moins curieux que la réforme ait finalement pour effet de laisser impunies certaines atteintes au domaine public, alors que tout le régime juridique de la contravention de grande voirie, depuis l’origine, est orienté vers la meilleure protection possible du domaine.
Pour autant il nous semble, c’est en tout cas ce que nous vous proposons, que vous ne devriez pas suivre la même voie que le TA.
Dans son arrêt du 23 février 1979, Ministre de l’équipement c/ Association « Des amis des chemins de ronde », le CE précise : « les autorités chargées de la police et de la conservation du domaine public maritime sont tenues, par application des principes régissant la domanialité publique, de veiller à l'utilisation normale des rivages de la mer et d'exercer à cet effet les pouvoirs qu'elles tiennent de la législation en vigueur, y compris celui de saisir le juge des contraventions de grande voirie, pour faire cesser les occupations sans titre et enlever les obstacles créés de manière illicite, qui s'opposent à l'exercice, par le public, de son droit à l'usage du domaine maritime ; si l'obligation ainsi faite à ces autorités trouve sa limite dans les autres intérêts généraux dont elles ont la charge et, notamment, dans les nécessités de l'ordre public, elles ne sauraient légalement s'y soustraire, en revanche, pour des raisons de simple convenance administrative » considérant que l’on retrouve dans des arrêts beaucoup plus récents.
Ainsi, dans un arrêt du 1er avril 2010, la CAA de Bordeaux, saisie par RFF a-t-elle estimé que « les travaux effectués par le département des Deux-Sèvres entre les PK 39, 900 et 41, 800, à hauteur du passage à niveau n° 046 de Châtillon-sur-Thouet, sur la plate-forme de la section de ligne de chemin de fer de Neuville-du-Poitou à Bressuire, qui n’était plus en service depuis de nombreuses années, ont permis de réaliser le contournement routier par l’Ouest de l’agglomération de Parthenay, de renforcer l’axe routier Niort-Parthenay-Thouars-Maine et Loire, ainsi que d’aménager en site propre une voie verte reliant Parthenay à Bressuire réservée aux déplacements non motorisés ; que la réalisation de ces travaux tendant à l’amélioration des voies de communication ouvertes au public présente un intérêt général de nature à légalement soustraire le préfet des Deux-Sèvres et le président de RFF à l’obligation d’exercer les pouvoirs qu’ils tiennent des dispositions précitées de l’article 11 de la loi du 13 février 1997 ; qu’ainsi en refusant, pour ce motif, de faire dresser un procès-verbal de contravention de grande voirie à l’encontre du département des Deux-Sèvres, le préfet des Deux‑Sèvres et le président de RÉSEAU FERRÉ DE FRANCE n’ont entaché leurs décisions d’aucune illégalité (09BX00492).
Nous sommes dans cette situation, et d’ailleurs les explications de RFF en 1ère instance étaient plus intéressantes qu’en appel : si nous avons bien compris les éléments du dossier, la section sur laquelle les barrières de passages à niveau et les tronçons de rail ont été déposés était inutilisée depuis des années et envahie par de la végétation. L’intérêt général ici commande d’améliorer la voie départementale au besoin en sacrifiant ce qui reste de la voie ferrée.
D’ailleurs, compte tenu de l’état général de cette voie ferrée, il semblerait absurde de demander au département de l’Isère réparation des dégradations qu’il lui a causées.
Nous vous proposons donc, quelle que soit la voie que vous emprunterez, d’annuler le jugement du TAG, et de rejeter les demandes présentées par la FNAUT.
Telles sont nos conclusions dans cette affaire.