Une décision d’assignation à résidence d’un étranger édictée à compter de la date d’entrée en vigueur de la loi no 2024-42 du 26 janvier 2024 est susceptible d’avoir pour base légale un arrêté portant obligation de quitter le territoire français pris depuis moins de trois ans, alors même que ladite mesure d’éloignement a été adoptée avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, sous l’empire de dispositions qui enfermaient dans un délai d’un an l’édiction d’une assignation à résidence, sans que n’y fasse obstacle le principe de non-rétroactivité de la norme nouvelle.
Le droit des étrangers est marqué par une grande instabilité législative, ce qui n’est pas sans poser des difficultés en termes d’application dans le temps de la norme nouvelle ainsi que l’illustre parfaitement l’arrêt de la cour administrative d’appel de Lyon du 3 avril 2025. La problématique de l’application dans le temps des dispositions du 1° de l’article L. 731 -1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), dans sa rédaction issue de la loi no 2024-42 du 26 janvier 2024 dont l’article 72 est venu porter de un à trois ans le délai pendant lequel le préfet peut, aux fins d’exécution d’office d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF), prononcer une mesure d’assignation à résidence, est au cœur du litige.
Les travaux préparatoires de la loi du 26 janvier 2024 révèlent que l’allongement à trois ans de la durée maximale de l’OQTF pouvant fonder une mesure d’assignation à résidence ou, en vertu de l’article L. 741-1 du CESEDA, une mesure de placement en rétention administrative, résulte d’un second amendement déposé lors des lectures du texte au Sénat, après qu’un premier amendement allongeait le délai à deux ans. L’objectif affiché par les auteurs de cet amendement est « d’augmenter les marges de manœuvres de l’administration pour procéder à un éloignement effectif »1. Le délai d’un an qui avait été fixé en matière de rétention administrative par la loi no 2003- 1119 du 26 novembre 2003 et en matière d’assignation à résidence en vertu de l’ordonnance no 2020- 1733 du 16 décembre 2020, puis l’allongement de ce délai à trois ans par la loi du 26 janvier 2024, sont à analyser à l’aune de la jurisprudence du Conseil d’État selon laquelle la mesure d’exécution d’office d’une décision d’éloignement forcé peut, par son caractère tardif, révéler l’existence d’une nouvelle d’éloignement, ouvrant au destinataire de cette mesure la possibilité de la contester par un recours contentieux :
« lorsqu’un arrêté de reconduite à la frontière a été dépourvu de mesure d’exécution pendant une durée anormalement longue, caractérisée par un changement de circonstances de fait ou de droit, et que ce retard est exclusivement imputable à l’administration, l’exécution d’office d’une reconduite à la frontière doit être regardée comme fondée non sur l’arrêté initial, même si celui-ci est devenu définitif faute d’avoir été contesté dans les délais, mais sur un nouvel arrêté de reconduite à la frontière, dont l’existence est révélée par la mise en œuvre de l’exécution d’office elle-même et qui doit être regardé comme s’étant substitué à l’arrêté initial »2.
Pour reprendre les termes du professeur Vincent Tchen, le choix du législateur d’allonger le délai à trois ans « répercute une exigence de la jurisprudence qui prévoit que lorsque l’Administration tarde par son inaction à mettre en œuvre une mesure de départ forcé, l’exécution tardive est assimilée à un second arrêté dont la légalité est appréciée à la lumière des circonstances de droit ou de fait nouvelles »3.
La modification de l’article L. 731-1 du CESEDA s’inscrit, par ailleurs, dans la lignée des recommandations formulées par le Conseil d’État dans son rapport intitulé 20 propositions pour simplifier le contentieux des étrangers dans l’intérêt de tous de mars 2020. En effet, préconisant d’adapter les procédures en matière de contentieux des étrangers à leur degré d’urgence et, partant, le placement en procédure de droit commun des OQTF non assorties d’une mesure de contrainte, ce qui implique notamment que les OQTF sans délai de départ volontaire ne soient plus traitées en urgence, le groupe de travail recommande en parallèle d’allonger la durée pendant laquelle une OQTF peut être assortie d’une assignation à résidence ou d’un placement en rétention administrative4.
Dans cette affaire, la cour a dû se prononcer sur la légalité d’un arrêté du 18 mars 2024, édicté selon les conditions nouvellement posées par l’article L. 731-1 dans sa rédaction issue de la loi de janvier 2024, par lequel la préfète du Rhône a assigné à résidence un étranger pour une durée de quarante-cinq jours afin d’assurer l’exécution d’une obligation de quitter le territoire français en date du 10 juillet 2022, et dès lors ancienne de plus d’un an et de moins de trois ans, alors même que cet article, dans sa rédaction en vigueur à la date à laquelle ladite mesure d’éloignement a été prise, enfermait dans un délai d’un an l’édiction d’une assignation à résidence.
La cour juge que le principe de non-rétroactivité de la loi consacré à l’article 2 du Code civil ne fait pas obstacle à une application immédiate des dispositions nouvelles de l’article L. 731-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (I). Le destinataire de la mesure ne peut être regardé comme étant dans une situation juridique constituée, l’OQTF n’étant pas devenue caduque par l’écoulement du temps (II).
L’application immédiate des dispositions nouvelles de l’article L. 741-1 du CESEDA
Sous l’empire des anciennes dispositions, l’OQTF dont a fait l’objet l’intéressé ne pouvait pas fonder légalement une mesure d’assignation à résidence en mars 2024. Toutefois, si, ainsi qu’en a jugé le tribunal administratif de Lyon dans le jugement contesté devant la cour5, les nouvelles dispositions du 1° de l’article L. 731-1 lui sont applicables, la mesure d’éloignement datant de moins de trois ans justifie légalement une telle mesure. Confirmant le raisonnement retenu par le jugement attaqué, la cour administrative d’appel de Lyon juge qu’une assignation à résidence, édictée en application des nouvelles dispositions issues de la loi de janvier 2024, visant un étranger faisant l’objet d’une mesure d’éloignement édictée sous l’empire des dispositions antérieures, ancienne de plus d’un an et de moins de trois ans, ne méconnaît pas le principe de non-rétroactivité de la loi nouvelle consacré à l’article 2 du Code civil.
À l’appui de sa requête tendant à l’annulation du jugement ayant rejeté sa demande en première instance et de l’arrêté du 18 mars 2024 par lequel la préfète du Rhône a décidé de l’assigner à résidence, M. A., ressortissant albanais, invoquait plusieurs moyens tirés de l’insuffisante motivation de l’arrêté litigieux, de l’absence d’examen particulier de sa situation personnelle, de la violation de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’atteinte portée à une situation juridiquement constituée résultant de l’application des dispositions du 1° de l’article L. 731-1 du CESEDA dans sa rédaction issue de la loi no 2024-42 du 26 janvier 2024. C’est ce dernier moyen qui est au cœur du raisonnement de la cour, les autres moyens étant rapidement écartés.
La cour juge, en effet, que l’arrêté litigieux mentionne l’ensemble des considérations de droit et de fait sur lesquelles il se fonde et que la préfète du Rhône n’était pas tenue de faire état de chacun des justificatifs et arguments produits à l’appui de la demande. En outre, la cour relève que l’appelant ne justifie pas en quoi les contraintes résultant de l’assignation à résidence dont il fait l’objet auraient pour effet de faire obstacle au respect de sa vie privée et familiale, car la décision litigieuse se borne à une interdiction de quitter les limites du département du Rhône sans autorisation et à prescrire à l’intéressé de se présenter deux fois par semaine dans les locaux du service de la police aux frontières de Lyon. Comme le souligne le Conseil d’État dans un avis contentieux du 11 avril 2018, une mesure d’assignation à résidence consiste à déterminer un périmètre que l’étranger ne peut quitter et au sein duquel il est autorisé à circuler et « n’a pas, en dehors des hypothèses où elle inclut une astreinte à domicile pour une durée limitée, pour effet d’obliger celui qui en fait l’objet à demeurer à son domicile »6. Le destinataire d’une assignation à résidence contestant une telle mesure doit donc fournir au juge des éléments de nature à démontrer que la décision contestée porte une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale7.
La réponse de la cour au moyen tiré de ce que la mesure contestée porterait atteinte à une situation juridique constituée et, ce faisant, méconnaitrait le principe de non-rétroactivité de la loi, appelle davantage de développements. La cour juge que les dispositions en litige sont d’application immédiate, le législateur n’ayant pas entendu différer leur entrée en vigueur. En effet, selon l’article 86 de la loi no 2024-42 du 26 janvier 2024, l’article 72, à l’exception du 2° du VI, entre en vigueur à une date fixée par décret en Conseil d’État. Par ces dispositions, le législateur a ainsi prévu que les dispositions du 2° du VI de l’article 72 de ladite loi, qui ont modifié le 1° de l’article L. 731-1 du CESEDA, sont applicables immédiatement, soit le lendemain de la publication de la loi au Journal officiel de la République française en l’absence de disposition réglementaire nécessaire à leur application. La loi ayant été publiée au Journal officiel le 27 janvier 2024, cette disposition est donc entrée en vigueur le 28 janvier 2024.
Une décision d’assignation à résidence prise à compter de cette date est donc susceptible d’avoir pour base légale un arrêté portant obligation de quitter le territoire français d’une ancienneté de plus d’un an et de moins de trois ans, sans que cela ne conduise à appliquer rétroactivement la loi nouvelle.
La cour distingue ainsi la rétroactivité de la loi nouvelle de son application immédiate aux situations en cours. Cette dichotomie, que le doyen Roubier qualifiait de « base fondamentale de la science des conflits de lois dans le temps »8, repose sur l’idée selon laquelle il convient de dépasser l’acception du droit transitoire assise sur la notion de droit acquis au profit de l’édification d’un droit transitoire assis sur la notion de situation juridique. Ainsi que l’illustrent ces quelques propos :
« Il faudra donc, pour savoir quelles sont les limites de la rétroactivité, distinguer les effets juridiques produits sous la première loi, qui ne peuvent être atteints sans qu’il y ait effet rétroactif, et les effets juridiques qui se produisent seulement après la mise en vigueur de la loi nouvelle, et qui seront déterminés par celle-ci, sans qu’il y ait autre chose qu’un effet immédiat »9.
L’absence de caducité de l’OQTF prise avant l’entrée en vigueur de la loi du 26 janvier 2024 obstacle à la reconnaissance d’une situation juridique constituée
Le président Bruno Genevois relevait, dans ses conclusions sur l’arrêt de Section du 19 décembre 198010, que « le droit public postule plus encore que le droit privé l’application immédiate de la norme nouvelle aux situations en cours »11. Définir la notion de situation juridique n’est pas une tâche aisée car la constitution d’une situation juridique peut s’avérer complexe. Il parait utile de se référer à la définition du professeur Jacques Petit qui relève que la constitution d’une situation juridique se réalise par l’« individualisation d’un effet de droit »12, si bien que l’application de la loi nouvelle n’est qu’une simple application immédiate lorsque sont touchées les parties futures de la situation juridique non définitivement constituée. À titre d’illustration, la jurisprudence rendue sur des problématiques pécuniaires est éclairante, car la situation juridique est regardée comme constituée à la date à laquelle se produit le fait générateur de la dépense, de la recette, de la dette ou de la créance. Le Conseil d’État a ainsi jugé que les dispositions relatives au mode de calcul de l’indemnité due à ses confrères par le bénéficiaire de la création d’un office d’huissier de justice sont celles applicables à la date de la création, la situation de ces derniers pour l’indemnité qui leur est due devant être considérée comme définitivement constituée antérieurement à l’intervention de la règle nouvelle13.
La cour juge, en l’espèce, que M. A. ne se trouve pas dans une situation juridique définitivement constituée qui le soustrairait à l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions en litige, car il demeure toujours tenu d’exécuter l’obligation de quitter le territoire français antérieure de plus d’un an à la date d’entrée en vigueur de la loi du 26 janvier 2024. Si les anciennes dispositions de l’article L. 731-1 limitaient à un an la période ouverte à l’administration pour prononcer une assignation à résidence préparatoire à l’éloignement, elles n’avaient pas pour objet de mettre fin aux effets de la mesure d’éloignement une fois le délai d’un an écoulé. Ainsi que l’a précisé le Conseil d’État, les mesures d’éloignement ne sont pas privées d’effet et restent exécutables d’office même après l’expiration du délai ouvert à l’administration pour prononcer un placement en rétention14 ou, désormais, une assignation à résidence. Comme le soulignait la présidente Isabelle de Silva dans ses conclusions sur cette affaire, la loi du 26 novembre 2003 susmentionnée « ne crée nullement un lien juridique nécessaire entre exécution de l’arrêté de reconduite à la frontière et placement en rétention administrative » et « n’a pas entendu instaurer, en droit, une caducité de l’arrêté de reconduite à la frontière passé un délai de non-exécution d’un an »15. Il ne ressort d’aucune des dispositions du CESEDA que l’écoulement du temps priverait d’effet une obligation de quitter le territoire français et que la mesure deviendrait caduque à défaut d’avoir été exécutée à l’expiration d’un délai déterminé.
La jurisprudence administrative est constante à cet égard si bien que les juridictions administratives s’accordent à adopter un raisonnement similaire à celui adopté par la cour administrative d’appel de Lyon et réitéré par la suite16. Il est, néanmoins, à noter que la cour, contrairement au tribunal administratif de Lyon dans cette affaire, appuie son raisonnement non seulement sur la notion de « situation juridique définitivement constituée » mais aussi sur la notion de « situation légalement acquise », dégagée par le Conseil constitutionnel17, qui interdit au législateur de porter aux situations légalement acquises une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d’intérêt général suffisant.
En jugeant que l’assignation à résidence de moins de trois ans ne porte pas atteinte à la situation juridique de l’étranger, les juridictions administratives s’alignent sur la position de la Cour de cassation en matière de rétention administrative qui, dans un avis du 20 novembre 2024, a précisé qu’à la suite de la modification des dispositions des articles L. 731 -1,1° et L. 741-1 du CESEDA par la loi no 2024-42 du 26 janvier 2024 « si le principe de non-rétroactivité de la loi, prévu à l’article 2 du code civil, interdit de valider un placement en rétention intervenu avant la date d’entrée en vigueur de la loi du 26 janvier 2024 pour exécuter une OQTF ancienne de plus d’un an, en revanche, un placement en rétention décidé après cette date pour exécuter une telle OQTF est régulier si cette dernière est ancienne de moins de trois ans »18.