La Cour administrative d’appel de Lyon reconnait la possibilité, pour la première fois en appel, de substituer au recours pour excès de pouvoir contre un acte détachable du contrat, le recours de plein contentieux ouvert aux concurrents évincés. Elle déclare ainsi sans objet le recours pour excès de pouvoir contre la décision de rejet d’une offre à l’attribution d’un marché public, dès lors que le contrat a été signé en cours d’instance. Il appartient ainsi au requérant, informé de cette signature, de former un nouveau recours.
La complexité du droit ajoutée à la multiplicité des voies de recours conduit indéniablement le requérant à penser sa stratégie juridique, au détriment sans doute de la beauté de la matière. Il est des cas où le défaut de stratégie conduit le justiciable à former des recours dénués d’objet et le juge à rendre des décisions dont il aurait sans doute fait l’économie.
L’Office public de l’habitat de Clermont-Ferrand (ci-après l’OPH) a lancé une procédure d’appel d’offres pour la construction de 22 logements dans la commune de Riom en 2009. La société Portelinha, « entreprise familiale de couvreurs, charpentiers et zingueurs » selon le site internet dédié, candidate à l’obtention de deux lots de ce marché. Elle voit son offre rejetée par l’OPH le 16 juillet 2009, et conteste cette décision devant le juge administratif.
La société Portelinha saisit tout d’abord le tribunal administratif de Clermont-Ferrand, le 4 juin 2009, afin d’obtenir l’annulation de la décision de rejet de son offre, ainsi qu’une injonction à l’encontre de l’OPH afin qu’il prononce la résolution du contrat ou qu’il saisisse le juge du contrat à ce même effet. Les juges de première instance examinent ses prétentions mais rejettent sa demande. La société requérante interjette donc appel.
Par un arrêt du 12 janvier 2012, la Cour administrative d’appel de Lyon annule le jugement du tribunal administratif au motif que la signature du contrat en cours de procédure rend sans objet le recours des concurrents évincés à l’encontre des actes détachables. Les juges d’appel estiment en effet que le requérant aurait dû, à la suite de la signature du contrat, saisir le juge du contrat sur le fondement de la jurisprudence Tropic Travaux Signalisation (CE Ass. 16 juil. 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, RFDA 2007, p. 696, concl. D. CASAS ; CMP 2007, n° 08-9, p. 28, note J.-P. PIETRI ; AJDA 2007, p. 1577, chron. F. LENICA, J. BOUCHER ; JCPA 2007, n° 037, p. 25, note M.-C. ROUAULT). La Cour rejette donc à nouveau les prétentions de la société en estimant son recours sans objet.
Cet arrêt s’insère ainsi dans le contentieux de la contestation des contrats par les tiers (V. notamment BRACONNIER S., « Les recours ouverts aux tiers », AJDA 2011, p. 314 et s.), contentieux renouvelé depuis la décision de 2007 précitée, et qui a connu des développements importants depuis. L’arrêt commenté pose la question de l’articulation entre le recours ancien à l’encontre des actes détachables du contrat et le recours ouvert devant le juge du contrat aux concurrents évincés, et ce à l’aune des règles du contentieux administratif.
Il convient alors de s’interroger sur les conséquences de la multiplication des recours ouverts aux tiers. Car, si les recours des tiers au contrat s’inscrivent dans un véritable environnement concurrentiel (1), c’est le juge qui doit se positionner en régulateur de la matière (2).
1. – Le recours des tiers au contrat : un environnement concurrentiel
Pendant longtemps, la question du recours des tiers au contrat n’encombrait pas les manuels de droit administratif ou de procédure. Ce n’est plus le cas désormais : on assiste à une véritable multiplication des voies de recours offertes aux tiers (A), ce qui rend subsidiaire le recours « traditionnel » à l’encontre des actes détachables (B).
A. – La multiplication des voies de recours
Nul n’ignore que le contentieux contractuel a longtemps exclu les recours des tiers. Cette exclusion reposait sur l’idée que le contrat est la « loi des parties » et que ses conséquences sur les tiers sont secondaires. Cette conception est très largement dépassée dans le droit positif contemporain, tant le contrat s’est imposé comme élément de régulation des rapports sociaux. Avant la reconnaissance, majeure, d’un recours direct en faveur des tiers devant le juge du contrat par la jurisprudence Tropic, le principe de l’interdiction du recours pour excès de pouvoir à l’encontre d’un contrat commençait à s’effriter.
La première brèche dans la mise à l’écart des tiers du contentieux contractuel était justement l’objet de l’affaire commentée. Depuis l’arrêt du Conseil d’État du 4 août 1905, Martin (Rec. p. 749, concl. ROMIEU) , on sait qu’il est possible de contester, par le biais d’un recours pour excès de pouvoir, les actes dits détachables du contrat. Ce premier contournement du principe de l’interdiction du recours pour excès de pouvoir contre les contrats était de taille, compte tenu de la multiplicité de ces actes touchant à la fois la conclusion et l’exécution du contrat. En espèce, la société requérante contestait un tel acte, en l’occurrence la décision de rejet de son offre.
La jurisprudence administrative a ensuite permis à des tiers de contester directement le contrat lui-même, par le biais d’un recours pour excès de pouvoir. Ainsi celui-ci a-t-il été ouvert à l’encontre de certaines clauses, dites réglementaires, c’est-à-dire intéressant l’organisation et le fonctionnement du service public (CE Ass. 10 juil. 1996, C., Rec. p. 274) .
Par ailleurs, la décentralisation est venue introduire le cas particulier du déféré préfectoral possible à l’encontre de tous les contrats des collectivités (CE 4 nov. 1994, Département de la Sarthe, Rec. p. 1109), mais qu’il convient désormais de ranger dans la catégorie des recours de plein contentieux (CE 23 déc. 2011, Ministre de l’Intérieur, de l’Outre-Mer, des Collectivités territoriales et de l’Immigration) .
Enfin, le juge a également ouvert le recours pour excès de pouvoir à l’encontre des contrats de recrutement des agents publics, en raison de leur nature particulière (CE Sect. 30 oct. 1998, Ville de Lisieux, Rec. p. 375, concl. STAHL) .
Ainsi, si l’admission du recours pour excès de pouvoir en faveur des tiers apparaît comme un progrès évident, il convient de remarquer que la recevabilité de ces recours est restée limitée, soit par la qualité du requérant, soit par la nature du contrat. Il n’existe pas en droit français de principe général d’admission du recours pour excès de pouvoir des tiers à l’encontre d’un contrat. La particularité de la norme contractuelle, et également du recours pour excès de pouvoir en tant que recours objectif, reste donc le principe, même si elle connait des exceptions de plus en plus importantes.
Mais la réflexion autour du recours des tiers a été totalement renouvelée avec le contentieux des contrats de la commande publique. L’arrêt Tropic a connu des développements incomparables, qui vont sans doute dans le sens du renforcement des pouvoirs du juge, mais qui ont considérablement complexifié la matière.
B. – Les contrats de la commande publique : le monopole de fait du recours Tropic
La décision Tropic Travaux Signalisation a, sans aucun doute, constitué une avancée considérable dans l’admission du recours des tiers à l’encontre des contrats. Son considérant de principe est aujourd’hui systématiquement repris par les juges, et elle bénéficie d’un engouement très fort de la part des requérants. Il convient alors de s’interroger sur l’utilité pratique du recours fondé sur la jurisprudence Martin, au regard notamment de ses effets limités.
Commenté par les auteurs des Grands arrêts de la jurisprudence administrative (Dalloz, 18ème éd., 2011, n° 0115, p. 904 et s.), l’arrêt Tropic appartient indéniablement à cette catégorie d’arrêts, dans la mesure où la solution qu’il apporte était à la fois attendue et justifiée au regard des évolutions du droit positif. La Cour administrative d’appel de Lyon reprend à cet égard le considérant de principe de l’arrêt de 2007 : « tout concurrent évincé de la conclusion d’un contrat administratif dont la procédure de passation a été engagée après le 16 juillet 2007 est recevable à former, devant le juge du contrat, un recours de pleine juridiction contestant la validité de ce contrat ou de certaines de ses clauses, qui en sont divisibles ». Il convient ici de constater l’efficience du mécanisme : on voit mal pour quelles raisons un requérant, à condition qu’il soit un concurrent évincé, irait former un autre recours que celui ouvert par l’arrêt Tropic, dès lors qu’il souhaite contester la validité du contrat. Le recours Tropic, du fait qu’il porte sur l’ensemble du contrat et peut conduire à une réparation du préjudice éventuel, apparaît comme le recours de principe des tiers évincés.
La comparaison avec le recours fondé sur la jurisprudence Martin est très largement en faveur du recours Tropic : la jurisprudence Martin permet essentiellement d’obtenir une annulation d’un acte détachable, dont les conséquences sur le contrat sont pour le moins incertaines. Les auteurs des Grands arrêts évoquent à cet égard le caractère « platonique » d’une annulation d’un acte détachable : celle-ci n’entraîne pas par principe l’annulation du contrat. Cela a été consacré par le juge administratif, singulièrement dans l’arrêt du Conseil d’Etat de 2003, Institut de recherche pour le développement (10 déc. 2003, Rec. p. 501 ; v. aussi 21 fév. 2011, Société Ophrys, Communauté d’agglomération de Clermont-Communauté) . Il convient toutefois de ne pas caricaturer cette opposition, en déniant toute utilité au recours pour excès de pouvoir au regard du recours de plein contentieux. Le juge de l’annulation s’est en effet vu reconnaitre un certain nombre de pouvoirs, qu’il a appliqués au contentieux contractuel. On pense ici au pouvoir d’injonction consacré par la loi du 8 février 1995, qui permet, à la suite de l’annulation d’un acte détachable, d’enjoindre à la personne publique contractante de saisir le juge du contrat afin qu’il constate sa nullité (CE Sect. 7 oct. 1994, Epoux L., Rec. p. 430) .
En l’espèce, la demande de la société requérante était fondée sur ce dernier élément : elle demandait l’annulation d’un acte détachable, puis une injonction afin que l’OPH de Clermont-Ferrand saisisse le juge du contrat. Si ses résultats peuvent être tout à fait satisfaisants, il faut relever le caractère quelque peu « alambiqué » de ce mécanisme. Mais au requérant ne se substitue pas toujours le stratège, et c’est au juge de prendre le relais.
2. – Le recours des tiers au contrat : le juge régulateur
La complexité du droit confère une place centrale au juge, qui devient le véritable ordonnateur des nombreux recours ouverts aux justiciables. La matière contractuelle est topique à cet égard : le juge doit assurer l’agencement des recours (A). L’information des requérants acquiert alors une importance centrale (B).
A. – Des recours s’excluant l’un l’autre
C’est ici une conséquence de la multiplication des recours : ceux-ci ont une finalité et une procédure particulière, et le choix du requérant apparaît en réalité limité. Pour autant, ce choix est central, et peut avoir des conséquences regrettables, comme l’affaire commentée le démontre.
Le recours à l’encontre des actes détachables est un recours pour excès de pouvoir classique : il est assez largement ouvert, dès lors que le justiciable justifie d’une qualité lui donnant intérêt à agir. A l’inverse, le recours Tropic est limité aux concurrents évincés, qui ont pu être qualifiés très justement de « tiers privilégiés » ou de tiers « majeurs » (BRACONNIER S., « Les recours ouverts aux tiers », préc., p. 315 et 319). Compte tenu de ses effets et conséquences, le concurrent évincé est très largement incité à se diriger vers ce type de recours, qui lui est spécifique. A cet égard, il convient de distinguer deux moments, qui ont été mis en lumière par la jurisprudence, rappelés par l’arrêt commenté, et qui font passer de l’incitation du requérant à l’obligation du requérant.
Entre le moment où le candidat évincé reçoit le rejet de son offre et la signature du contrat, les deux recours sont possibles. En revanche, dès lors que le contrat est signé, le recours Tropic se trouve en situation de monopole, cette fois-ci consacrée par le droit. Il convient de citer à nouveau l’arrêt de 2007, repris par la Cour administrative d’appel de Lyon : « à partir de la conclusion du contrat, et dès lors qu’il dispose du recours ci-dessus défini, le concurrent évincé n’est, en revanche, plus recevable à demander l’annulation pour excès de pouvoir des actes préalables qui en sont détachables ». La fermeture opérée par cette jurisprudence s’explique assez facilement par le caractère favorable du recours Tropic, mais il convient de l’avoir à l’esprit pendant toute la durée de la procédure, ce qui n’a pas été le cas en espèce.
En effet, lorsque la société a introduit son recours devant les juges de première instance, le contrat n’était pas encore signé. Il l’a été cependant dès le 3 novembre 2009, c’est-à-dire en cours de première instance. Or, en appel, le requérant n’a pas modifié les fondements de son recours et ses prétentions. La Cour opère ici deux précisions : d’une part, le tribunal administratif aurait dû déclarer sans objet la requête de première instance, et d’autre part, la société requérante aurait dû fonder son recours en appel sur la jurisprudence Tropic. Ainsi, si la conclusion du contrat en cours d’instance n’est pas favorable au requérant en première instance puisqu’elle l’oblige à former un nouveau recours, cette signature n’a pas un tel impact en appel, le juge admettant le nouveau fondement du recours.
On voit donc ici que le contentieux contractuel devient une partition complexe, où requérant et juge doivent nécessairement s’accorder.
B. – La nécessité d’une bonne information du requérant
L’affaire commentée est le parfait exemple des conséquences de la complexité du droit : elle conduit à une perte de temps de tous les acteurs du système juridique, sans qu’une responsabilité ne puisse être imputée réellement à l’un d’eux, et nécessite indéniablement un jeu collectif.
D’une part, il est évident que personne ne sort ici gagnant de la situation : le requérant et son conseil parce qu’ils voient leur recours déclaré sans objet, le juge parce que son temps est précieux. La cour met ici en évidence que le requérant n’a été informé de la signature du contrat qu’au moment du mémoire en défense de l’instance d’appel. Pourtant le tribunal administratif a rendu son jugement en juin 2010, le contrat ayant été signé le 3 novembre 2009. Comment imaginer que cette information n’ait pas été communiquée à la société requérante en première instance, et surtout que les juges de première instance ne l’aient pas relevée ? Il y a certainement eu ici une négligence dans la phase d’instruction.
D’autre part, et à l’inverse de la première instance, l’instance d’appel apparaît exemplaire en la matière : elle a permis la bonne information du requérant, et conduit indéniablement à couvrir le juge de tout manquement. La cour le rappelle d’ailleurs expressément en relevant que malgré l’information qui lui a été communiquée, la société requérante s’est « abstenue », de toute réaction appropriée. C’est donc au final sur le requérant que pèse le poids de la complexité : parfaitement informé de la situation de fait, c’est à lui de choisir les armes appropriées, le juge n’étant plus que simple arbitre. L’intérêt de la phase d’instruction est ici parfaitement mis en lumière, quant à la nécessité d’une bonne information du requérant. On ne peut que regretter que les principaux intéressés ne s’en soient pas saisis.