Compétence liée du préfet pour refuser d'abroger l'arrêté d'expulsion d'un étranger résidant en France

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Décision de justice

CAA Lyon, 2ème chambre – N° 14LY00968 – 24 février 2015 – C+

Juridiction : CAA Lyon

Numéro de la décision : 14LY00968

Numéro Légifrance : CETATEXT000030704038

Date de la décision : 24 février 2015

Code de publication : C+

Index

Mots-clés

Arrêté d’expulsion, Abrogation, Compétence liée, Article 8 de la CEDH, Droit au respect de la vie privée et familiale

Rubriques

Etrangers

Résumé

Etranger – Compétence liée – Article 8 de la CEDH – Demande d'abrogation – Arrêté d'expulsion – Droit au respect de la vie privée et familiale

Le préfet est tenu de rejeter une demande d'abrogation d'un arrêté d'expulsion présentée par un étranger dès lors que ce dernier réside en France à la date de sa demande, sous réserve de l’application des stipulations internationales et notamment de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En l'espèce, le droit au respect de la vie privée et familiale n’est pas méconnu.

Cf. CE N° 172396, du 30 septembre 1998

Comp. CE N° 292969, du 11 octobre 2006

Conclusions du rapporteur public

Laurent Levy Ben Cheton

Rapporteur public à la cour administrative d'appel de Lyon

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DOI : 10.35562/alyoda.6191

Conclusions contraires

M. X., de nationalité marocaine, est entré en France en 1972 à l’âge de 10 ans, dans le cadre d’une procédure de regroupement familial.

Il a été condamné une première fois en 1981, à quatre ans d’emprisonnement pour vol et association de malfaiteurs. Par arrêté du 25 avril 1986, le ministre de l’intérieur a pris à son encontre un arrêté d’expulsion qui n’a toutefois pas été exécuté.

M. X. fut alors condamné une seconde fois, le 31 janvier 1990 par la cour d’appel de Grenoble, à une peine de 4 années d’emprisonnement assortie d’une interdiction du territoire français de dix ans. Après avoir passé 2 ans en détention, il fut expulsé en 1992 vers le Maroc, où il s’est marié avant de divorcer en 2000, et a eu un enfant, dont il dit être sans nouvelle.

M. X. est ensuite revenu en France en 2009 pour y rejoindre ses parents, ses frères et sœurs. Il a sollicité en 2010 la délivrance d’un titre de séjour mention « vie privée et familiale » qui a fait l’objet d’un rejet implicite. Il a contesté ce refus devant le Tribunal administratif de Grenoble qui, par jugement en date du 8 novembre 2011, a indiqué que « seule l’abrogation ou la suspension de l’arrêté d’expulsion du 26 mars 1992 aurait pour effet de permettre à M. X. de bénéficier d’un titre de séjour », l’article L. 213-1 du CESEDA disposant que l’accès au territoire français peut être refusé à l’étranger qui fait l’objet d’un arrêté d’expulsion.

M. X. a alors demandé au préfet de la Drôme d’abroger l’arrêté d’expulsion dont il a fait l’objet. En l’absence de réponse du préfet de la Drôme, il a demandé la communication des motifs du refus, ce qui fut fait par courrier en date du 23 mars 2012.

M. X. a saisi le tribunal administratif d’une demande tendant à l’annulation de cette décision, demande que le tribunal a rejeté au fond.

(…)

En appel, M. X. ne soulève plus de moyens de légalité externe, mais se concentre sur l’essentiel, par un moyen unique, tiré de la violation de l’article 8 de la CEDH.

Vous pourriez envisager de l’écarter au fond, et confirmer alors totalement le tribunal administratif : sur le plateau du 1er bilan, vous tiendriez compte du fait que le requérant a passé l’essentiel de sa jeunesse en France (soit 20 ans durant) , et qu’une partie substantielle de sa famille proche y réside (ses parents, et sa fratrie) ; mais sur le second plateau, vous devriez opposer à cela les 17 années passées au Maroc, et la présence de son fils dans ce pays (quoiqu’il dise n’avoir aucun contact).

Ce premier bilan nous semble malgré tout révéler un enracinement non négligeable en France, au regard des attaches nouées avec le Maroc de 1992 à 2009. Mais dans le cadre du second bilan de l’article 8, vous devriez mettre en balance l’intensité de ses liens privés et familiaux avec la France, qui ne sont pas négligeables, avec l’objectif d’ordre public poursuivi par l’auteur de la décision attaquée : là encore, la solution ne serait pas évidente : si sa cause est desservie par son retour puis son séjour irréguliers sur le territoire français, depuis 2009, en revanche, vous devrez tenir compte de l’ancienneté des faits qui ont justifié son expulsion, qui révèle que sa dangerosité pour l'ordre public n’est plus guère d’actualité, à la date de la décision attaquée (aucun nouveau délit ne lui étant reproché depuis lors) . Bref, au terme de ce bilan, aucun des deux plateaux de la balance n’est très rempli, et il est bien difficile de déterminer dans quelle sens elle pencherait. Dans le cadre de cet examen sur le fond du dossier, c’est sans doute l’âge de l’intéressé (50 ans à la date de la décision attaquée), et la présence de son enfant au Maroc, qui pourrait conduire à confirmer le TA, dans la mesure où il ne s’agit pas là d’un « jeune adulte » qui aurait une vocation naturelle à vivre au sein de sa famille nucléaire parentale (parents frères et sœurs). Mais même cela pourrait se discuter, dans les circonstances de l’espèce.

Bref, l’appréciation de ce bilan n’est pas évidente, et nous pensons être ici dans un cas limite, ce qui pourrait certes vous inciter à ne pas censurer les motifs du jugement attaqué (bien que le tribunal administratif a examiné ce bilan de façon très sommaire).

Mais si c’est sans réelle hésitation que nous concluons au rejet de cette requête, c’est en plaçant notre raisonnement sur un autre plan : nous pensons en effet que quelle que soit l’intensité en France de la vie privée et familiale de notre requérant, son moyen tiré de la violation de l’article 8 est de toute façon inopérant, dès lors qu’il se trouvait sur le territoire français lorsqu’il a sollicité l’abrogation de son arrêté d’expulsion.

Vous savez en effet que l’article L. 524-3 du CESEDA prévoit (à l’exception de quelques hypothèses dans le champ desquelles M. X.n’est pas ) qu’ » Il ne peut être fait droit à une demande d'abrogation d'un arrêté d'expulsion présentée plus de deux mois après la notification de cet arrêté que si le ressortissant étranger réside hors de France. « 

Lorsqu’il constate, comme en l’espèce, que l’intéressé réside en France à la date de la demande d’abrogation, le préfet a compétence liée pour rejeter cette demande, nous dit la JP du CE, mais sous réserve de l’examen de l’article 8 de la CEDH. CE, 30 septembre 1998, Ministre de l’intérieur c/ Y, N° 172396, au recueil. En revanche les autres moyens, y compris tirés de l’EMA , sont inopérants.

Disons d’abord que ce texte organise une «  vraie » compétence liée, au sens de la jurisprudence Section, 3 février 1999, n° 149722, p. 6)  puisque l’identification de la présence de l’étranger en France au moment de sa demande, ne suppose aucune marge d’appréciation des faits de l’espèce (il réside, ou non, en France à l’instant t de sa demande) . Nous n’avons aucun doute, ici, sur l’application de la jurisprudence Section, 3 février 1999, n° 149722, compte tenu du caractère parfaitement mécanique du processus décisionnel, sans appréciation possible des faits, comme c’est le cas par exemple de l'article 21-16 du code civil, qui conduit   l‘administration à apprécier la résidence (habituelle) d’un étranger à la date de sa naturalisation (CE, 19 juillet 2010 N° 331013 (aux Tables) –alors, compte tenu de cette marge d’appréciation, pas de compétence liée, et donc opérance « de tout moyen de légalité externe ou interne ».

Or, en matière d’abrogation d’expulsion, la jurisprudence CE, 30 septembre 1998, Ministre de l’intérieur c/ Y, N° 172396, au recueil (qui notons-le est antérieure d’un an à la jurisprudence Section, 3 février 1999, n° 149722) retient certes le principe d’une compétence liée, mais aux effets dégradés : le champ de l’inopérance n’est en effet que partiel, puisque l’article 8 de la Conv. EDH reste invocable .Vous le savez, nous éprouvons d’abord quelque difficulté avec ce type de raisonnement combinant ou juxtaposant plus ou moins artificiellement la notion de compétence liée et l’opérance de moyens tels que celui tiré de l’article 8 (nous ne reviendrons pas sur les développements que nous vous avions proposés sur ce point dans nos conclusions sur vos arrêts N° 13LY00477, puis N° 13LY02780 et qui ne vous avaient pas convaincus – bien qu’ à la lumière de vos arrêts de plénière du 2 octobre dernier, cette question mériterait peut être d’être réexaminée … ) .

Mais ne rouvrons pas aujourd’hui ce débat … et abordons une autre difficulté à laquelle se heurte selon nous, la jurisprudence CE, 30 septembre 1998, Ministre de l’intérieur c/ Y, N° 172396, au recueil (dont les conclusions R. Abraham ne sont pas disponibles sur Ariane) : notre hésitation porte sur l’applicabilité de   cette JP datant de 1998, quant à la possibilité de maintenir ce type de raisonnement après l’avis N° 292969 du CE du 11 octobre 2006 classé en A par lequel le CE a indiqué qu’alors même que le préfet n’y est pas tenu, il lui est possible de rejeter une demande de TS au motif qu’elle n’a pas été présentée personnellement en préfecture, comme l’exige l’article 3 du décret du 30 juin 1946 et que dans ce cas, où pourtant le préfet n’est pas en situation de compétence liée, ne sont opérants que les seuls moyens tirés des vices propres de cette décision, à l’exclusion de ceux tirés notamment de la méconnaissance de l’article 8 Conv. EDH (dans ses conclusions, Mme De Silva proposait la solution inverse, mais n’a pas été suivie sur ce point).

Si l’on juxtapose les solutions CE, 30 septembre 1998, Ministre de l’intérieur c/ Y, N° 172396, au recueil et l’avis N° 292969 du CE du 11 octobre 2006 classé en A l’on constate, du point de vue de la logique, un double paradoxe :

- d’une part, l’article 8 serait opérant alors même que le préfet est en situation compétence liée, mais ne le serait plus pas dans l’hypothèse où il lui est toujours loisible de ne pas tirer les conséquences de l’irrégularité d’introduction de la demande

- en outre, si l’on hiérarchise les deux manquements reprochés à l’étranger dans ces deux jurisprudences, celui qui peut sembler le plus grave (plus qu’une question de procédure administrative, il renvoie à la question de fond qu’est la soustraction à l’exécution de l’expulsion) est d’un point de vue contentieux, paradoxalement moins sanctionné qu’un manquement plus véniel (ne pas se déplacer au guichet)

Nous sommes donc tentés de considérer que la jurisprudence CE, 30 septembre 1998, Ministre de l’intérieur c/ Y, N° 172396, au recueil doit être réexaminée à l’aune du raisonnement tenu (plus récemment) par le CE dans son avis N° 292969 du CE du 11 octobre 2006 classé en A : il nous semble alors que, par une lecture a fortiori de ce dernier, il est difficile d’admettre l’opérance de l’article 8 alors que l’abrogation de l’expulsion est sollicitée depuis le sol français, en contravention avec les dispositions de la loi. (art L. 524-3 précité) .

La pertinence de ce rapprochement doit être cependant évaluée à l’aune des différences de contexte entre ces deux jurisprudences, mais précisément, cet examen nous parait renforcer la possibilité d’un raisonnement a fortiori.

Si l’on se place du côté des formalités attendues, il est bien entendu moins contraignant, pour l’étranger, de se présenter en préfecture, plutôt que de retourner (ne fut-ce que provisoirement) dans son pays. De plus, il pourrait y avoir un lien direct entre l’intensité de la vie privée et familiale en France (et donc l’article 8) et le retour sur le sol français de l’étranger expulsé. Mais peut-on se fonder sur la comparaison de ces incidences   pratiques pour apprécier l’opérance d’un moyen ? nous n’en sommes pas (du tout) convaincu.

Si l’on entre davantage dans le fond du droit, l’on pourra ensuite opposer que ces deux jurisprudences ne traitent pas des mêmes situations juridiques, s’agissant respectivement d’un refus de TS et d’un refus d’abrogation d’expulsion : effectivement ne sont en jeu les mêmes dispositions de la loi.

Mais précisément…

Rappelons que l’avis N° 292969 du CE du 11 octobre 2006 classé en A fonde l’absence de compétence liée sur le principe que, y compris en l’absence de comparution personnelle au guichet, une régularisation est toujours possible ; et si l’on remonte à l’origine jurisprudentielle de ce pouvoir gracieux de régularisation clairement rappelée dans les conclusions Girardot sur CE, 16 octobre 1998, n°s 147141;154883 au Recueil), l’on voit qu’elle puisse sa justification dans le fait que la loi ne définit pas de compétence liée pour refuser un titre de séjour hors des cas qu’elle prévoit. Plus récemment, dans le même sens, voyez l’avis l’avis CE, 6 déc 2013, N° 362324, aux Tables).

Tout au contraire, en matière d’abrogation d’expulsion demandée depuis le sol français, le législateur dicte clairement au préfet sa compétence liée : ce dernier n’a légalement aucune marge d’appréciation et se voit refuser par la loi la faculté de « passer outre » la condition de présence irrégulière en France de l’étranger. Sur ce point, aucune régularisation administrative n’est possible.

Nous voyons mal alors comment, s’agissant d’un acte dont le sens est mécaniquement dicté au préfet par les termes même de la loi, le juge de l’excès de pouvoir pourrait ensuite censurer la validité de cette décision à l’aune de normes que son auteur n’était pas juridiquement habilité à prendre en compte, fussent-elles de rang supranational. Dire cela aboutirait finalement à regarder implicitement les dispositions législatives fondant la compétence liée comme étant elles-mêmes entachées d’inconventionnalité (au regard de la Conv. EDH, en l’occurrence). Un tel moyen n’est d’ailleurs pas soulevé, et n’est pas d’ordre public.

Doit-on alors admettre l’opérance de l’article 8 au terme d’un effort d’ »interprétation neutralisante « de ces dispositions : tel n’est pas le sens de l’avis N° 292969 du CE du 11 octobre 2006 classé en A, dont la solution, selon nous, invalide (ou abandonne) ce raisonnement selon lequel les normes internationales seraient toujours invocables (y compris à l’encontre d’un acte pris sur la base d’une compétence liée), thèse qui nous semble au principe même de la solution CE, 30 septembre 1998, Ministre de l’intérieur c/ Y, N° 172396, au recueilet qui inspiraient encore Mme De Silva dans ses conclusions contraires sur l’avis de 2006.

Nous vous proposons donc que la jurisprudence CE, 30 septembre 1998, Ministre de l’intérieur c/ Y, N° 172396, au recueil n’est plus applicable, et vous invitons à juger ce moyen inopérant.

Par ces motifs, nous concluons au rejet de la requête.

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