Se démarquant de ses homologues de Paris et Bordeaux, la Cour administrative d’appel de Lyon décide qu’un étranger en situation irrégulière ne peut, lorsqu’il demande au juge l’annulation d’un refus d’admission exceptionnelle au séjour, se prévaloir utilement des orientations contenues dans la circulaire du 28 novembre 2012 adressée aux préfets par le ministre de l’intérieur (dite circulaire Valls), au motif qu’elles auraient la nature de lignes directrices. Cette solution est justifiée par le caractère gracieux des mesures de régularisation prononcées par le préfet.
Depuis l’étude annuelle de 2013 que le Conseil d’Etat a consacré au droit souple et dans laquelle il promeut le recours aux directives administratives – rebaptisées « lignes directrices », les juridictions administratives se sont mises à débusquer ces dernières au sein de diverses circulaires ou instructions. Les directives administratives, qui faisaient assez peu parler d’elles depuis l’arrêt Crédit Foncier de France (C.E., Sect., 11 déc. 1970, n° 78880, Lebon p. 750), captent désormais l’attention du juge.
Ainsi, s’agissant des « instructions spécifiques » prises par l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE) pour fixer les critères d'attribution des bourses aux enfants français scolarisés à l'étranger, la Haute Assemblée précise que le « décret du 30 août 1991 n'a pas conféré à l'AEFE le pouvoir de déterminer les conditions d'attribution des bourses scolaires pour les enfants français scolarisés à l'étranger, mais a seulement prévu qu'elle édicte des instructions fixant des lignes directrices auxquelles il appartient aux commissions locales de l'agence de se référer, tout en pouvant y déroger lors de l'examen individuel de chaque demande si des considérations d'intérêt général ou les circonstances propres à chaque situation particulière le justifient » >C.E., 4/5 ssr, 19 sept. 2014, M. A., n° 364385, publié au recueil Lebon) .
En ce qui concerne la circulaire du 28 novembre 2012 adressée aux préfets par le ministre de l’Intérieur (dite circulaire Valls) relative aux conditions d'examen des demandes d'admission au séjour déposées par des ressortissants étrangers en situation irrégulière dans le cadre des dispositions du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, la Cour administrative d’appel de Lyon a décidé de se démarquer de ses homologues de Paris et Bordeaux, suivant les conclusions extrêmement argumentées de son rapporteur public Monsieur Lévy Ben Cheton.
I. Une solution à rebours de celles retenues par d’autres juridictions administratives
Ce sont les juridictions administratives parisiennes qui, les premières, se sont prononcées sur la question de savoir si la circulaire précitée du 28 novembre 2012 contenait des lignes directrices susceptibles d’être invoquées par les requérants à l'appui d’un recours contre le refus de délivrer un titre de séjour.
Sur le fondement de la jurisprudence Époux Useyin (C.E., 4/1 ssr, 22 févr. 1999, Époux U., n° 197243, mentionné aux tables du recueil Lebon, à propos de la circulaire du 24 juin 1997 relative à la régularisation de certaines catégories d'étrangers en situation irrégulière, dite « circulaire Chevènement »), lorsque le juge administratif est saisi de conclusions à fin d'annulation d'un refus de titre fondées sur la méconnaissance d'une circulaire du ministre de l'Intérieur relative aux conditions d'examen des demandes d'admission exceptionnelle au séjour, il est répondu au requérant qu'une telle circulaire n'a pas de valeur réglementaire et qu'elle ne peut donc pas être utilement invoquée à l'appui d'un recours pour excès de pouvoir.
Sans doute enhardies par l’étude annuelle du Conseil d’État, les juridictions parisiennes ont remis en cause cette jurisprudence, en identifiant la présence de lignes directrices dans la circulaire Valls du 28 novembre 2012. Confirmant un jugement du tribunal administratif de Paris du 18 décembre 2013 (n° 1306958, AJDA 2014, p. 454, concl. A. Fort-Besnard), la Cour administrative d’appel de Paris, réunie en formation plénière, a reconnu une telle portée aux prévisions de cette circulaire en matière d’admission exceptionnelle au séjour au titre de la vie privée et familiale (VPF), par un arrêt du 4 juin 2014, Préfet de police, n° 14PA00226, AJDA 2014, p. 1181, aux conclusions contraires de son rapporteur public L. Boissy.
Par un second arrêt (C.A.A. Paris, 7ème chambre, 20 juin 2014, Préfet de police, n° 14PA00001, AJDA juillet 2014 p. 1541, comm. Laurent Boissy), la Cour a étendu cette solution, au second volet de la même circulaire, qui a trait à l’admission exceptionnelle en qualité de salarié ou de travailleur temporaire (art. L. 313- 14 pris en sa branche « travail » du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile) .
La Cour administrative d’appel de Bordeaux a statué dans le même sens, s’agissant des demandes fondées tant sur l’article L. 313-14 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (30 juin 2014, M. Mamy R., n° 13BX03418) que sur le pouvoir général de régularisation dont dispose le préfet, s’agissant en l’occurrence d’un ressortissant algérien (9 juillet 2014, M. Aziz D., n° 14BX0034).
S’éloignant de ces solutions, la Cour administrative d’appel de Lyon estime au contraire que le requérant ne peut « se prévaloir utilement de la circulaire du ministre de l'intérieur du 28 novembre 2012 » (cons. 7) . La Cour, comme l’invitait à la faire son rapporteur public, justifie sa position en invoquant le caractère gracieux des mesures de régularisation que peut prononcer le préfet sur le fondement de l’article L. 313-14 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.
II. Une solution justifiée par le caractère gracieux des mesures de régularisation
La thèse soutenue par le rapporteur public et retenue par la Cour est que la régularisation des étrangers en situation irrégulière correspond à l’exercice d’un pouvoir « entièrement discrétionnaire », i.e. gracieux du préfet. Le recours à des lignes directrices serait incompatible avec le caractère gracieux des mesures de régularisation. Dans un tel cas de figure, le requérant ne saurait invoquer ni les lignes directrices explicitement énoncées dans une circulaire, ni des lignes directives qui ressortiraient implicitement de la comparaison de sa situation individuelle avec celles d’autres étrangers : « pour contester l'appréciation faite par l'administration de sa situation particulière, l'étranger ne peut donc utilement faire valoir ni qu'il est placé dans une situation administrative semblable à celle d'un autre étranger ni que sa situation entrerait dans les prévisions d'une circulaire » (cons. 6).
Selon l’expression employée par le commissaire du gouvernement Bertrand dans ses conclusions sur l’arrêt Crédit foncier de France, la directive apparaît comme une « codification des motifs » susceptibles de fonder les décisions individuelles que l’administration est habilitée à prendre. À cet égard, elle permet d’assurer un traitement égalitaire des demandes. Ainsi définies, les lignes directrices seraient incompatibles avec l’exercice d’une compétence gracieuse ((sur les mesures gracieuses, voir notamment, Gonod (P.), Les mesures gracieuses dans la jurisprudence du Conseil d’État, RDP 1993, p. 1351) ; Pellissier (G.), Recours pour excès de pouvoir (Conditions de recevabilité), § 145 et s., Répertoire de contentieux administratif, janv. 2010 – MAJ juin 2014)).
D’abord, selon le rapporteur public, « l’exercice d’une telle compétence gracieuse ne laisse fondamentalement aucune place à la possibilité d’une « codification des motifs » définie a priori, sous forme d'orientations générales et objectives » (voir concl. p. 17).
Ensuite, « les lignes directrices ne sont objectivement concevables que là où il y a applicabilité, aux décisions individuelles, du principe général d’égalité devant la loi » (voir concl. p. 21).
Ainsi, l’étranger en situation irrégulière, et qui n’entre dans aucun des cas prévus par le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, se trouve placé dans une situation où il ne tire d’aucune norme un droit ni même une « vocation » au séjour. Si le préfet peut toujours décider finalement de « régulariser » sa situation, il le fait à titre exceptionnel, en dehors de toute application d’une norme.
Suivant son rapporteur public, la Cour distingue donc implicitement le pouvoir simplement discrétionnaire, qui conduit l’administration à accorder une « simple dérogation » et le pouvoir « entièrement discrétionnaire », en vertu duquel l’autorité compétente peut prononcer des mesures gracieuses (voir les conclusions p. 28).
Cette distinction n’a rien d’évident. Certes, la part de pouvoir discrétionnaire dont dispose l’administration est susceptible de variations. Mais la Cour va bien plus loin, en consacrant deux régimes de décisions prises sur le fondement du pouvoir discrétionnaire, les « simples dérogations » d’une part, dont les motifs sont susceptibles d’être codifiés dans des lignes directrices, et les mesures gracieuses, d’autre part, rebelles à toute codification des motifs susceptibles de les fonder.
Les directives administratives de l’arrêt Crédit foncier de France ont justement été conçues pour préserver la liberté de l’administration lorsque celle-ci dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour prendre ses décisions. Si le recours aux lignes directrices est légal, c’est uniquement à condition que l’autorité administrative compétente conserve la faculté d’y déroger. Par conséquent, que l’administré n’ait ni droit, ni même vocation à obtenir une telle mesure, n’empêche pas que les motifs susceptibles de fonder l’édiction d’une mesure gracieuse soient codifiés dans des lignes directrices. En le cantonnant aux mesures simplement discrétionnaires, la Cour semble récuser le principe même du recours aux lignes directrices.