Le 2 mai 2006, M. J., qui exerce le métier de photographe d’art, a écrit au musée de la Révolution française situé à Vizille (Isère), pour demander l’autorisation de photographier les œuvres d’art que celui-ci abrite.
N’ayant pas reçu de réponse, il a saisi le Tribunal administratif (TA) de Grenoble d’une demande tendant à l’annulation de la décision implicite de rejet née du silence de l’administration à sa demande.
Il relève appel du jugement par lequel le TA a rejeté cette demande.
Devant le TA, M. J. a soulevé des moyens formels, tant à l’égard de la décision attaquée qu’à l’égard des écritures adverses, moyens qu’il reprend devant vous.
Il faisait également valoir des moyens de fond, notamment un moyen tiré de la méconnaissance de la liberté du commerce et de l’industrie.
C’est ce moyen qui retiendra votre attention et, si vous l’accueillez, vous n’aurez besoin de vous prononcer ni sur la régularité du jugement, que vous annulerez alors au fond (CE 25 avril 2003, SNC Diamant, publié au recueil), ni sur les autres moyens soulevés par M. J. à l’encontre de la décision litigieuse.
Disons tout de suite qu’un contentieux similaire a opposé M. J. à la commune de Tours, s’agissant d’une demande d’autorisation de photographier des œuvres exposées au musée des Beaux-Arts de cette commune qui avait donné lieu, comme en l’espèce, à une décision de refus implicite.
La CAA de Nantes a accueilli le moyen que nous venons d’énoncer, tiré de la méconnaissance de la liberté du commerce et de l’industrie : CAA de Nantes du 4 mai 2010, EURL J., n° 09NT00705, C+, aux conclusions de S. Degommier. V. également le commentaire de l’arrêt, publié par ce dernier à l’AJDA n° 026/2010, dans la chronique des cours administratives d’appel.
Rappelons le cadre juridique du litige :
L'article L1421-6 du code général des collectivités territoriales renvoie aux articles L410-2 à L410-4 du code du patrimoine, s’agissant des règles relatives aux musées de collectivités territoriales. Aux termes de l'article L410-2 du code du patrimoine: « Les musées des collectivités territoriales (…) sont organisés et financés par la collectivité dont ils relèvent ».
L’article L2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques dispose que « Sans préjudice des dispositions applicables en matière de protection des biens culturels, font partie du domaine public mobilier de la personne publique propriétaire les biens présentant un intérêt public du point de vue de l'histoire, de l'art, de l'archéologie, de la science ou de la technique, notamment : (…) 8° Les collections des musées (…) ».
Les œuvres d’art que M. J. souhaite pouvoir photographier font donc partie du domaine public du département et sont dès lors soumises aux règles d’occupation du domaine public.
Vous savez que, depuis longtemps, la réglementation du domaine public ne répond pas seulement à des exigences de police mais tend aussi à l’exploitation optimale de ce bien collectif.
Ainsi, vous trouvez dans la jurisprudence la formulation selon laquelle, il appartient à l’autorité chargée de la gestion du domaine public de fixer "tant dans l’intérêt du domaine et de son affectation que de l’intérêt général, les conditions auxquelles elle entend subordonner les permissions d’occupation". V. CE Sect. 20 décembre 1957, Société nationale d’éditions cinématographiques, p. 702 et CE 18 décembre 1985, Legendre, n° 48293, A, aux conclusions de M. Bonichot.
Pour autant, l’administration ne doit pas porter atteinte à la concurrence, ni à la liberté du commerce et de l’industrie. V., par exemple, CE 26 mars 1999, Sté Eda, p. 108, aux conclusions de J.H. Stahl.
Quel que soit le motif de réglementation : sécurité ou exploitation optimale du domaine public, l’administration doit prendre en compte le principe de liberté du commerce et de l’industrie. Et l’accès au domaine public ne peut être réglementé dans le but de protéger de la concurrence le service public.
Il s’ensuit une délicate conciliation entre intérêt du domaine public d’une part, et droit de la concurrence et liberté du commerce et de l’industrie d’autre part. V. CE 30 juin 2004, Département de la Vendée, n° 250124, A, aux conclusions de P. Collin.
En l’espèce, il a été interdit, purement et simplement, à M. J., de photographier les œuvres d’arts se trouvant dans le musée de la Révolution française.
Mais à la différence du litige dont a eu à connaître la Cour de Nantes, dans lequel l’administration restait peu diserte sur les motifs de sa décision, le département soutient ici que la délivrance d’une autorisation de photographier à M. J. porterait atteinte au bon fonctionnement du service public du musée.
Il fait valoir que le musée dispose de peu de personnel ; qu’aucune grille tarifaire pour la perception des redevances n’existe et que l’élaboration d’une telle grille causerait un surcroit de travail aux services du musée ; et enfin, qu’il existe un risque de dégradation des œuvres du fait de leur manipulation et des effets néfastes de la lumière et de la chaleur inhérents à la photographie.
Ces arguments ne nous paraissent pas pouvoir justifier le refus absolu qui a été opposé à M. J..
Il nous semble qu’il appartient à l’administration de déterminer, avec M. J., les conditions dans lesquelles il peut avoir accès aux œuvres qu’il souhaite photographier, de sorte que cela cause le moins de gêne possible au service.
Par exemple, l’administration peut lui imposer une période relativement étendue dans le temps pour photographier l’ensemble des œuvres qui l’intéressent, et des horaires aménagés en fonction de ceux des agents du musée.
Il appartient également à l’administration de prévoir les conditions tarifaires propres à se rémunérer pour le service ainsi rendu. V. CE Assemblée 16 juillet 2007, Syndicat national de défense de l'exercice libéral de la médecine à l'hôpital et Syndicat national de chirurgie plastique reconstructrice et esthétique, 293229 293254, A.
Aucune impossibilité de principe ne nous paraît établie.
Il ne ressort pas des pièces du dossier que l’activité de M. J. nécessite la mobilisation d’un grand nombre d’agents.
L’absence de grille tarifaire ne saurait être un motif légal de refus d’autorisation, l’administration ne pouvant se prévaloir de sa propre turpitude pour justifier qu’il soit porté atteinte à un droit.
Le risque de dégradation ne nous paraît pas établi : M. J. soutient qu’il n’avait pas l’intention d’utiliser un flash, et il ne tient qu’à l’administration de le lui interdire le cas échéant. Et il ne ressort pas des pièces du dossier que les œuvres que M. J. souhaitait photographier nécessiteraient des manœuvres dangereuses pour les œuvres.
En tout état de cause, la fixation des conditions d’exécution des prises de vue devrait permettre de surmonter les éventuels obstacles.
Enfin, la circonstance que l’administration commercialiserait elle-même les œuvres d’arts qu’abrite le musée ne saurait être une raison valable d’interdire aux photographes professionnels de prendre des photos. Nous vous renvoyons à la jurisprudence précitée sur la nécessaire prise en compte de la liberté du commerce et de l’industrie.
Pour résumer, il nous semble que le département doit fixer les conditions de réalisation des photographies litigieuses, dont il doit être en mesure de justifier de l’intérêt pour domaine public, mais il ne peut pas les interdire purement et simplement en l’absence de difficultés insurmontables.
Nous vous proposons donc d’accueillir le moyen tiré de la méconnaissance, par la décision litigieuse, du principe de la liberté du commerce et de l’industrie.
Si vous nous suivez, vous annulerez, sans qu’il soit besoin de vous prononcer sur les autres moyens soulevés par M. J. (notamment pas celui tiré du détournement de pouvoir), tant le jugement que la décision litigieuse.
Vous devrez encore vous prononcer sur la demande émise par le département, tendant à la suppression de certains passages des écritures de M. J. devant vous, qui lui paraissent outrageants et diffamatoires et à ce que l’action publique et l’action civile contre ces passages soient réservées.
Les articles L741-2 et -3 du code de justice administrative (CJA) donnent au juge administratif le pouvoir de supprimer, d’office ou sur demande, les passages injurieux, outrageants ou diffamatoires contenus dans un mémoire, et de réserver l’action civile.
Il nous semble que vous n’aurez pas à réserver quelque action que ce soit puisque le département n’a présenté aucune conclusion indemnitaire à l’encontre M. J. ou de son conseil, à raison du discours tenu dans ses écritures.
En réalité, il nous semble que vous aurez seulement à vous prononcer sur le caractère injurieux, diffamatoire ou outrageant des écritures présentées pour M. J..
Comme vous pouvez le faire d’office, il nous semble qu’au cas où vous voudriez y faire droit, il ne serait, là encore, pas nécessaire de vous prononcer sur la régularité des écritures du département.
Certains passages des écritures de M. J. mettent en cause nommément le conservateur du musée, accusé de tirer un profit personnel du refus d’autorisation fait à M. J. et mettent donc en cause son honneur professionnel.
S’il est vrai que le nom du conservateur du musée figure sur le guide des collections en tant qu’auteur, ainsi que sur un ouvrage plus ancien intitulé « collection du musée de la Révolution française », il n’est pas établi qu’il en perçoit personnellement les bénéfices.
Vous pourrez donc supprimer les passages des écritures de M. J. qui portent de telles accusations, à savoir l’extrait que l’administration cite de la p. 13 du mémoire en réplique de M. J., et deux phrases p. 14 de ce mémoire : celle commençant par « Il n’appartient pas » et finissant par « la conservation », et celle commençant par « M. Alain C. » et finissant par « secteur privé ».
Pour le reste, les passages cités par le département ne nous paraissent pas devoir être supprimés : s’il est vrai que le style est véhément, nous pensons que, par nature, soulever un moyen tiré du détournement de pouvoir est désobligeant pour l’administration. Et par nature, cela met en cause une personne en particulier, dont il est soutenu qu’elle a agi dans un but autre que celui dans lequel elle doit agir en vertu des textes. Mais nous pensons que cela ne doit pas mener à supprimer tout passage mettant en cause un agent public.
Par ces motifs, nous concluons à l’annulation du jugement attaqué et de la décision implicite du président du conseil général de l’Isère, refusant de délivrer à M. J. une autorisation de photographier certaines œuvres du musée de la Révolution française de Vizille ; à la suppression des passages indiqués du mémoire en réplique de M. J. ; à la condamnation du département de l’Isère à payer à M. J. la somme de 1 500 € au titre de l’article L761-1 du code de justice administrative.