Par ordonnance n° 2100392 du 13 juin 2022, le président du tribunal administratif de Grenoble a taxé et liquidé à la somme de 4 503,84 euros les frais de l’expertise réalisée par M. H. dans le cadre d’un référé dit instruction, puis les a mis à la charge de la commune de Nyons. Celle-ci vous a saisi de la présente requête par laquelle elle vous demande « d’être intégralement déchargée des couts de l’expertise » aux motifs que ledit expert n’aurait pas rempli intégralement sa mission d’une part, et qu’il serait inéquitable de laisser les frais à sa charge alors que l’expertise relève que le maitre d’ouvrage est étranger aux désordres d’autre part.
Cette affaire pose, en réalité, d’intéressantes questions purement juridiques qui consistent à déterminer si la nouvelle version de l’article R. 621-13 du code de justice administrative, issue de l’article 32 du décret n° 2023-468 du 16 juin 2023, auquel fait implicitement mais nécessairement référence la requérante, est applicable au litige et, dans l’affirmative, quels seraient les critères qui entreraient dans l’appréciation permettant la répartition de la charge des frais d’expertise ordonnée en référé.
L’utilité de l’expertise, un ancien critère remplacé par la règle du « demandeur-payeur »
Le recours prévu par l’article R. 761-5 du code précité, dont vous êtes saisis à l’encontre de l’ordonnance attaquée qui revêt le caractère d’un acte non pas juridictionnel mais administratif, relève d’un plein contentieux par lequel il vous appartient, saisis de conclusions en ce sens, de « déterminer les droits à rémunération de l’expert ainsi que les parties devant supporter la charge de cette rémunération » selon la formule retenue par la décision Société TP Ferro Concesionaria (CE, 7 octobre 2013,n° 356675, au Recueil Lebon).
Les critères déterminant la répartition de la charge n’étaient pas définis par l’ancienne version de l’article R. 621-13 précité qui se bornait à disposer que : « Cette ordonnance désigne la ou les parties qui assumeront la charge de ces frais et honoraires ». Le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel était encore plus taiseux puisqu’il ne mentionnait que les allocations provisionnelles dont le président devait désigner la ou les parties qui les verseront.
Dans le silence de ces textes, il a pu être tentant de tirer un principe simple permettant cette répartition de la règle générale de procédure selon laquelle il appartient en principe aux demandeurs d’avancer les frais des mesures d’instruction réclamées par eux (V. CAA Lyon, 8 décembre 2011, n° 11LY01836, C+) mais le Conseil d’Etat a estimé que la seule référence à l’autorité du chef de juridiction pour la désignation de la partie supportant la charge des frais dérogeait nécessairement à cette règle supplétive (rapp. s’agissant des allocations provisionnelles : CE, 20 janvier 1984, n°50561, Société Stribick et fils, au Recueil Lebon).
En conséquence, la décision précitée Société TP Ferro Concesionaria a rappelé que le critère déterminant était en réalité l’utilité de l’expertise pour les parties, sans que la répartition des frais de l’expertise « soit déterminée par la seule circonstance qu’une des parties l’a demandée ou, à l’inverse, en a contesté le bien-fondé », en cohérence avec le cadre du référé dit instruction prévu par l’article R. 532-1 du code de justice administrative qui a pour unique objet de voir prononcer une mesure utile au regard de l'intérêt qu’elle présente dans la perspective d'un litige principal, actuel ou éventuel, auquel elle est susceptible de se rattacher (CE, 14 février 2017, n° 401514, Mme B., aux Tables Recueil Lebon).
Cependant, sur la proposition d’un groupe de travail constitué par le Conseil d’Etat qui demandait d’inscrire le principe de l’avance des frais dans le code (V. le rapport intitulé « L’expertise devant les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel », remis le 20 décembre 2021), le pouvoir réglementaire est intervenu pour faire explicitement de la règle générale précitée le principe de répartition de la charge, sous réserve d’équité, par le décret précité qui a été publié le 17 juin 2023 au JORF. Cette intervention, par l’assise textuelle qu’elle donne à cette règle, remet en cause, nous croyons, le maintien du critère de l’utilité au profit de celui plus simple du « demandeur-payeur ».
L’entrée en vigueur immédiate d’une nouvelle règle ne remettant pas en cause une situation juridiquement constituée
Conformément à son article 38 qui ne prévoit ni mesure transitoire ni différé d’application, le décret est entré en vigueur le lendemain de sa publication. Reste encore à déterminer s’il est applicable au litige puisque cette entrée en vigueur est intervenue après l’ordonnance attaquée mais avant que vous statuiez sur le litige qu’elle a provoqué. Se joue tout simplement ici le principe de non-rétroactivité des actes administratifs combinée à l’office du juge de plein contentieux. Il vous faudra donc déterminer si la modification des conditions de fond permettant la répartition de la dette résultant d’une expertise constitue, en tant qu’il s’agit d’un critère d’imputation de la créance, une règle de fond ou de procédure juridictionnelle.
Le premier cas pourrait vous amener à juger que les nouvelles dispositions réglementaires ne sont pas applicables aux instances en cours si l’ordonnance, comme en l’espèce, a été prise avant leur entrée en vigueur. En effet, il appartient au juge de plein de contentieux indemnitaire ou financier de faire application des règles applicables à un régime d’aide financière ou d’indemnisation en vigueur à la date du fait générateur de la créance, soit celle correspondant à la naissance du droit afférent (CE, Section, 1er juillet 1966, n° 60114, au Recueil Lebon. ; CE, 17 octobre 2008, n° 291177, aux Tables Recueil Lebon).
Ceci pour ne pas remettre en cause des situations juridiquement constituées, ainsi que le rappelle l’article L. 221-4 du code des relations entre le public et l’administration. En revanche, il est toujours possible d’appliquer immédiatement une nouvelle réglementation « aux situations en cours » ou si elle a pour objet comme pour effet de « régler les effets futurs d’une situation passée, sans remettre en cause aucune situation juridiquement constituée sous l’empire de la réglementation antérieure » (V. par ex. CE, 11 décembre 2013, n° 362987, 363029, aux Tables du Recueil Lebon.).
Le second cas vous amènerait à l’inverse à juger qu’elles s’appliquent immédiatement (V. CE, Assemblée, 5 juillet 1985, Confédération générale du travail et autres, n° 21893, au Recueil Lebon). Nous ne visons pas, ici, les règles relatives à la forme et la procédure régissant l’édiction de l’acte administratif que constitue l’ordonnance de taxation, dont la méconnaissance ne pourrait être censurée par le juge du plein contentieux que si elles étaient en vigueur au moment où celui-ci fût édicté (comp. pour le contentieux environnemental, où le juge doit néanmoins faire application des règles de fond existantes à la date du jugement : CE, 9 août 2023, Assemblée, Environnement et Patrimoines en Pays de Serin, n°455196, aux Tables Recueil Lebon) ; Mais bel et bien les règles relevant de la procédure juridictionnelle lato sensu puisque l’ordonnance de taxation s’inscrit dans le cadre d’une telle procédure, et fige – provisoirement si le juge du fond est ensuite saisi – le résultat pécuniaire d’un acte de procédure, en l’occurrence l’expertise rendue en exécution d’une ordonnance de référé prescrivant une mesure d’instruction.
Traditionnellement, les règles de répartition d’une indemnité, qui ont un impact financier, sont regardées comme des règles de fond du régime indemnitaire. Elles ne peuvent être appliquées en conséquence que si elles étaient en vigueur à la date du fait générateur, sauf si des particularités dans le régime juridique doivent nécessairement conduire à les regarder comme immédiatement applicables aux instances en cours (V. pour le cas de la subrogation : CE, Section, 4 juin 2007, L. et Consorts G., n° 303422, 304214, au Recueil Lebon).
Nous croyons néanmoins qu’il n’est pas évident de raisonner par analogie avec le contentieux indemnitaire ou financier classique dès, d’une part, qu’il il n’est pas vraiment question de réparer un préjudice qui serait lié à une faute ou tout autre fait générateur, ni de vérifier le bien-fondé d’un droit à obtenir un avantage financier dans les conditions prévues par la loi ou un règlementaire, et d’autre part, qu’il ne peut être totalement fait abstraction du cadre juridictionnel dans lequel s’inscrit totalement l’ordonnance de taxation, ni du caractère de plein de contentieux du recours contestant la légalité d’un acte administratif.
Comme le relève Mme Malpel-Bouyjou dans l’article « Conflits de lois dans le temps » au Rép. de procédure civile Dalloz (n° 20) : « le point de rattachement des lois de procédure [est] différent de celui des lois de fond : les premières saisissent une situation procédurale, les secondes une situation de fait ». Or, nous l’avons dit, l’ordonnance de taxation résulte d’une procédure juridictionnelle qui n’a d’autre objet que de permettre aux parties qui l’ont initié d’obtenir une expertise utile dans la perspective d’un litige auquel elle est susceptible de se rattacher. Que ce soit au regard du passé ou de l’avenir, l’ordonnance de taxation est un acte de procédure même si son caractère définitif ou provisoire sur la répartition des frais et honoraires n’est pas acquis au moment où elle est prise, puisque le juge du fond éventuellement saisi doit fixer la charge des dépens en application de l’article R. 761-1 du code de justice administrative.
De plus, comme le résument le président Guyomar et le professeur Seiller dans leur ouvrage « Contentieux administratif » (Hypercours, Dalloz, 2017 p. 128 et s.) : « le pouvoir reconnu au juge du plein contentieux de réformer la décision de l’autorité administrative (…) implique, en principe, qu’il doit se prononcer au regard des circonstances (..) de droit qui prévalent à la date de sa propre décision. Il lui incombe dès lors de tenir compte des évènements postérieurs à la décision administrative susceptibles d’influer sur les droits du requérant (…) ». Ceux-ci relèvent bien l’existence de subtilités dans l’application de cette règle générale mais nous ne voyons pas de raisons déterminantes pour en discerner une en la présente matière, eu égard à l’ensemble de ce qui précède.
Pour ces raisons, nous croyons finalement que les parties ne peuvent revendiquer une situation juridiquement constituée et le décret en cause est donc immédiatement applicable.
L’équité comme critère subsidiaire de tempérance
Le critère de jugement de la répartition de la dette résultant des frais et honoraires de l’expert n’est dès lors plus l’utilité mais l’application du principe du « demandeur-payeur » tempéré par l’équité. Il ne nous parait ni opportun ni même réellement possible de définir cette notion dans le cadre qui nous occupe, le professeur Eisenmann ayant déjà parfaitement résumé l’inanité de la tâche : « Depuis qu'il y a des hommes sur la terre, on discute sur ce qu'est l’équité » . Peut-être juste doit-on rappeler que l’équité est un concept « ajuridique », essentiellement subjectif et à ce titre parfois présenté comme antagoniste de celui de Droit, Hauriou le qualifiant de simple « sentiment ». N’en reste pas moins qu’il s’agit d’une approche de ce qui est Juste, de ce qui doit revenir à chacun de manière équilibrée et appropriée en fonction de l’ensemble des circonstances, qu’elles soient économiques, éthiques ou même sociales voire morales et dont le terrain de prédilection pourrait être les accidents médicaux par exemple.
En l’espèce, l’équité ne nous semble pas devoir conduire à déroger au principe, dorénavant inscrit dans le code, selon lequel il appartient à la commune de Nyons, demandeuse de l’expertise, d’en assurer la charge financière, eu égard au modeste montant notamment, alors même qu’elle n’aurait aucune responsabilité dans les désordres.
Le reste de son argumentation, qui remet en cause la qualité de l’expertise, nous semble inopérant dans le seul cadre de la contestation de la répartition des frais puisque la commune ne conteste pas le montant arrêté par l’ordonnance mais demande la « décharge » ce qui s’analyse comme une demande tendant à en mettre entièrement la charge sur les autres parties. Or, ce n’est que dans le cadre d’une contestation du montant des frais arrêtés par l’ordonnance que le juge est amené à vérifier la nature des travaux effectivement réalisés et s’assurer que les honoraires visant à les rémunérer ainsi que le remboursement des frais et débours auxquels ils donnent droit sont fixés en fonction de leur difficulté, de leur importance et de leur utilité (CE, 19 juin 2015, n° 370914, aux Tables Recueil Lebon).
Par ces motifs, nous concluons au rejet de la requête.