L’ordonnance du Conseil d’Etat du 21 juin 2022, commune de Grenoble, tranche la très médiatisée affaire du burkini dans les bassins aquatiques grenoblois. Le Conseil d’Etat était saisi d’un recours contre la décision de suspension du tribunal administratif de Grenoble de la délibération municipale modifiant le règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble autorisant, sans le dire, le port du burkini. Il met en œuvre pour la première fois, le déféré-laïcité, nouvel instrument crée par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République et considère que son utilisation est adéquate, en l’espèce, tout en ne prenant pas en compte, au principal, les considérations d’ordre public relatives au port de cette tenue. Sur le fond, il monopolise le principe de neutralité du service public pour juger une rupture caractérisée du principe d’égalité des usagers.
En réalité, le Conseil d’Etat considère que le port de ce vêtement de bain n’est ni interdit, ni autorisé mais qu’il est impossible de l’interdire ou de l’autoriser, à lui seul, pour des raisons religieuses. Les lignes conductrices dégagées par le juge administratif suprême seront, sans-doute, compliquées à mettre en œuvre dans la casuistique jurisprudentielle relative au principe de laïcité.
Il y a presque un siècle, le Conseil d’Etat se penchait sur le problème des tenues décentes des baigneurs sur la base des règles de moralité publique1. Aujourd’hui, il a eu à trancher la délicate question de l’autorisation du port, dans les piscines publiques de la ville de Grenoble, des tenues de bain couvrant l’intégralité du corps, revêtues dans un but religieux, sous le prisme du principe de neutralité du service public. Cette affaire mal comprise et interprétée par la presse comme une interdiction générale de porter le burkini dans les établissements aquatiques gérés par une collectivité territoriale n’est pourtant rien d’autre qu’une application casuistique et circonstanciée de la règle selon laquelle ce vêtement de bain n’est ni interdit ni autorisé, et qu’il est impossible de l’interdire ou de l’autoriser, à lui seul, pour des raisons religieuses.
Le Conseil d’Etat était saisi d’une demande de la ville de Grenoble d’annulation et de suspension de la décision du juge des référés du tribunal administratif de Grenoble qui par une ordonnance du 25 mai 20222 avait suspendu la délibération du conseil municipal de cette ville tendant à autoriser le port du maillot de bain intégral dans les quatre piscines gérées par la ville. Dans une ordonnance du 21 juin 2022, le juge des référés du Conseil d'État, en formation collégiale, confirme la décision rendue par le juge administratif grenoblois mais, il ne reprend pas tous ses arguments.
A l’origine du dossier, l’édile de Grenoble avait fait valoir sa volonté de permettre aux usagers qui le souhaiteraient de pouvoir davantage couvrir leur corps à la piscine, « quelle que soit la raison de ce souhait ». Cependant, la volonté affichée et largement reprise par le maire de la ville de Grenoble était d’autoriser l’unique tenue de bain dénommée « burkini ». Il faut préciser que le burkini, contraction de « burka » et « bikini » est un vêtement de baignade3 ou « costume de bain »4 couvrant la totalité du tronc, une partie des membres et de la tête d’une femme5.
Aussi et par une délibération du 16 mai 2022, le conseil municipal de la commune de Grenoble a modifié l'article 10 du règlement intérieur des piscines municipales en prévoyant que « les tenues non prévues pour un strict usage de la baignade (short, bermuda, sous-vêtements etc.), les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée) et les maillots de bain-short sont interdits. (...) ».
La question qu’a été amené à trancher le juge administratif suprême était de savoir si l’autorisation, à lui seul, du maillot de bain intégral dénommé « burkini » ne constituait pas une violation du principe de neutralité du service public (II), dans le sens de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, dite loi anti-séparatisme6 et sur la base de la première utilisation du nouveau mécanisme de « déféré laïcité » créé par l’article 5 de cette loi (I).
I. L’inauguration du « déféré-laïcité »
L’ordonnance du Conseil d’Etat du 21 juin 2022 utilise pour la première fois, depuis sa création, un mécanisme récent mis en place par la loi dite « anti-séparatisme » consistant à faire cesser rapidement une remise en cause, par un acte d’une collectivité territoriale, des principes de laïcité et de neutralité du service public. Une des difficultés majeures du « déféré-laïcité » consiste à apprécier l’atteinte à ces principes ce qui, au cas d’espèce, pouvait être compliqué, même si l’utilisation du mécanisme par le Préfet s’avérait adéquate. En outre, il faut relever que les considérations d’ordre public ont joué de manière peu déterminante.
A. L’utilisation adéquate du « déféré-laïcité » à l’objet litigieux de la délibération de la ville de Grenoble
Le nouveau mécanisme du mal nommé « déféré-laïcité », qui pourrait plutôt s’appeler le « déféré-laïcité-neutralité », est codifié à l'article L. 554-3 du code de justice administrative et à l’article L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales. Il permet au Préfet, dans le cadre de la procédure de déféré d’assortir une demande de suspension « lorsque l'acte attaqué est de nature à compromettre l'exercice d'une liberté publique ou individuelle », ou, depuis l’ajout par la loi du 24 août 2021, quand l’acte « a porté gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics ». Dans ce cas, « le président du tribunal administratif ou le magistrat délégué à cet effet en prononce la suspension dans les quarante-huit heures. La décision relative à la suspension est susceptible d'appel devant le Conseil d'Etat dans la quinzaine de la notification. En ce cas, le président de la section du contentieux du Conseil d'Etat ou un conseiller d'Etat délégué à cet effet statue dans un délai de quarante-huit heures ». Cette nouvelle procédure7, permet au Préfet de déférer en urgence au juge administratif une gamme d’actes locaux très étendue, incluant ceux non soumis à transmission au titre du contrôle de légalité.
Concernant les conditions de recevabilité d’une demande de suspension, il faut, tout d’abord, qu’elle soit associée à une requête au fond et déposée dans les délais de droit commun et il convient, ensuite, de démontrer que l’acte contesté est de nature à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics. Une des difficultés majeures de la nouvelle procédure est de démontrer la violation de ces principes qui relève du pouvoir d’appréciation du juge. Par ailleurs, à la différence des référés ouverts aux particuliers, l’urgence n’est pas à prouver.
En l’espèce, l’acte déféré par le Préfet de l’Isère qui, selon son communiqué de presse, « avait pour objectif manifeste de céder à des revendications communautaristes à visées religieuses » concernait la modification du règlement intérieur des bassins aquatiques municipaux de la ville de Grenoble par une délibération du 16 mai 2022. L'article 10 de ce règlement, dans sa rédaction issue de cette délibération, disposait : « Pour des raisons d'hygiène et de sécurité, l'accès aux bassins se fait exclusivement dans une tenue de bain correspondant aux obligations suivantes : « (...) Les tenues de bain doivent être faites d'un tissu spécifiquement conçu pour la baignade, ajustées près du corps, et ne doivent pas avoir été portées avant l'accès à la piscine. Les tenues non prévues pour un strict usage de la baignade (short, bermuda, sous-vêtements etc.), les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée) et les maillots de bain-short sont interdits. (...) ».
Sans approfondir la question de la délicate définition de la laïcité et de la neutralité8, il a été assez aisé, dans cette affaire, de prouver que contrairement à la démonstration opérée par la ville de Grenoble, la délibération en litige avait pour seul objet d’autoriser le burkini dans les bassins aquatiques gérés par cette collectivité. Le juge de première instance ainsi que le Conseil d’Etat n’ont pas eu trop de problèmes à démontrer que, sous des apparences de neutralité, le nouveau règlement intérieur avait créé une sorte de discrimination positive indirecte c’est-à-dire une différence de traitement directement liée à une caractéristique religieuse en désavantageant, en fait, un certain groupe de personnes. Le Conseil d’Etat l’affirme nettement en énonçant qu’« au regard des modifications apportées par la délibération du 16 mai 2022 au précédent règlement et du contexte dans lequel il y a été procédé, tel que rappelé à l'audience, l'adaptation exprimée par l'article 10 du nouveau règlement doit être regardée comme ayant pour seul objet d'autoriser les costumes de bain communément dénommés « burkinis » » (§. 9). C’est donc sur cette base que l’objet de la demande préfectorale de référé-suspension est reconnu comme adéquat et pouvait permettre au juge de s’interroger, sur le fond, sur la violation du principe de neutralité du service public. En outre, il faut noter que les questions d’ordre public ont été peu significatives dans l’acceptation par la juge de la demande de suspension de l’exécution de la délibération.
B. Les considérations d’ordre public peu déterminantes
Les arguments fondés sur l’ordre public (sécurité, salubrité, tranquillité publiques voire dignité) ne semblent pas emporter la conviction du Conseil d’Etat, car il les reprend de manière beaucoup plus marginale que le tribunal administratif de Grenoble, certainement parce que l’ordre public n’était pas vraiment en cause dans l’affaire et car les moyens d’ordre public ne constituent pas une condition d'ouverture du nouvel outil qu’est le « déféré-laïcité ».
Il faut rappeler que les considérations d’ordre public avaient été primordiales dans les affaires concernant le port du burkini sur les plages publiques françaises durant l’été 2016. Le Conseil d’Etat avait pu poser la règle selon laquelle une mesure de police ne peut restreindre une liberté que pour prévenir ou faire cesser un trouble à l’ordre public selon les jurisprudences, très classiques dites Benjamin9 et Abbé Olivier10. Il en avait conclu que, sauf circonstances particulières, le fait de se baigner sur une plage publique avec un burkini ne porte pas atteinte à l’ordre public et avait ainsi fait primer la liberté d’aller et venir et la liberté de conscience11. En revanche, dans des circonstances locales où le port du burkini avait provoqué des rixes entre usagers sur une plage publique et entraîné l’intervention des forces de l’ordre en Corse, un arrêté municipal « anti-burkini » avait été validé au nom de l’ordre public12.
En l’espèce, la mesure prise par la ville de Grenoble ne concernait pas la police des baignades mais une règle d’accès à un équipement public édictée par le gestionnaire d’un service public. Des considérations d’ordre public étaient bien présentes mais ont été reprises à la marge par le Conseil d’Etat.
Du point de vue de la salubrité (hygiène), une partie de la tenue du burkini ne semble pas poser de difficultés puisque ce vêtement est confectionné en lycra, c’est à dire dans un tissu synthétique élastique (mélange d'élasthanne avec une base de nylon ou de polyester) semblable à celui employé pour la confection des combinaisons de plongée. Il existe une grande variété de modèles de burkini comportant au moins deux pièces : un pantalon (legging) et une tunique à manches courtes ou longues ; parfois, une capuche ou un bonnet, les pieds, les mains et le visage restant visibles. Or, le règlement voté par la ville de Grenoble prévoyait justement une dérogation à l’obligation, justifiée pour des raisons d’hygiène, de porter des tenues moulantes, « ajustées près du corps », en autorisant à l’article 10 du règlement le port de tenue non près du corps pourvu qu’elle ne soit pas plus longue que la mi-cuisse (tunique courte). L’argument relatif à l’hygiène de la tunique, qui n’a pas été examiné et qui le sera peut-être lors de l’étude de l’affaire au fond, pouvait, en revanche, être facilement contré dans la mesure où, contrairement aux shorts de bain interdits, le burkini ne peut être porté comme une tenue de ville ou pour effectuer des activités n’ayant pas de lien avec la baignade13.
En outre, le débat ne s’est pas vraiment porté sur les problèmes de sécurité du port de cette tenue, comme la difficulté d’opérer rapidement un massage cardiaque par des nageurs-sauveteurs ou encore l’éventualité pour la tunique de se faire happer par des dispositifs de filtration de la piscine. De même il faut noter l’absence de débat, au fond, sur le principe de dignité de la femme et d’égalité homme/femme car il est difficilement démontrable que les femmes revêtant le burkini s’y soumettent du fait de violences, de pressions, de contrainte ou de force et non par conviction personnelle.
Aussi, les considérations d’atteinte à l’ordre public étaient assez faibles et ne pouvaient pas vraiment être reprises. De surcroît, elles ne font pas partie des conditions d’ouverture du « déféré-laïcité ». En réalité, l’argument des juges du Palais Royal porte sur « le fait que la dérogation à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port des tenues de bain près du corps, est destiné à satisfaire une revendication religieuse » (§.9), ce qui a été considéré contraire au principe de neutralité du service public
II. La monopolisation du principe de neutralité du service public
Après avoir rappelé les grands textes républicains français fondant le principe de laïcité, la haute juridiction administrative, dans un style cursif, opère un raisonnement en deux temps. Elle délimite tout d’abord le principe de neutralité, non applicable aux usagers des piscines publiques mais en vigueur dans un service public, pour, ensuite, découvrir une rupture caractérisée du principe d’égalité des usagers entrainant, par la modification du règlement en cause, une atteinte au principe de neutralité du service public.
A. L’absence d’obligation de neutralité des usagers des piscines locales face au principe de neutralité du service public
Contrairement à ce qu’ont pu soutenir les requérants et, par la suite, une large partie de la presse, le juge n’a pas affirmé que le principe de laïcité s’appliquait aux usagers des piscines publiques. En revanche, le règlement d’un service public se doit d’être neutre, sauf accommodements raisonnables, et les usagers se doivent de le respecter. C’est ce que rappelle le Conseil d’Etat dans cette affaire qui s’inscrit dans la continuité de sa jurisprudence en la matière.
L’exigence d’une stricte obligation de neutralité, interdisant de manifester ses convictions de toute nature n’est valable que pour les agents collaborant à un service public14. En revanche, il n’en va pas de même pour les usagers du service public qui peuvent exprimer et manifester leur conviction, notamment religieuse, à condition de ne pas dissimuler l’intégralité de leur visage15. De manière très exceptionnelle, la loi peut prévoir des limitations à la marge. Il en va ainsi des usagers des écoles, collèges et lycées publics qui ne peuvent manifester de manière ostensible une conviction religieuse par un signe distinctif depuis la loi du 15 mars 200416. Toutefois, cette exception n’est pas valable pour les usagers des autres services publics. Les baigneurs d’une piscine municipale ne sont donc pas soumis au principe de laïcité.
Malgré tout, les règles d’organisation d’un service public sont obligées de respecter le principe de neutralité, valable pour toutes les opinions, découlant du principe constitutionnel de laïcité et consacré par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 18 septembre 198617. En effet, cette règle est rappelée dans l’affaire par le Conseil d’Etat qui énonce que « le gestionnaire d'un service public est tenu, lorsqu'il définit ou redéfinit les règles d'organisation et de fonctionnement de ce service, de veiller au respect de la neutralité du service et notamment de l'égalité de traitement des usagers » (§. 8). Ce principe n’est, cependant, pas d’interprétation stricte puisqu’il est possible pour le gestionnaire d’un service public, « pour satisfaire à l'intérêt général qui s'attache à ce que le plus grand nombre d'usagers puisse accéder effectivement au service public, de tenir compte (…) de certaines spécificités du public concerné, et si les principes de laïcité et de neutralité du service public ne font pas obstacle, par eux-mêmes, à ce que ces spécificités correspondent à des convictions religieuses, il n'est en principe pas tenu de tenir compte de telles convictions et les usagers n'ont aucun droit qu'il en soit ainsi, dès lors que les dispositions de l'article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers » (§. 8). Le gestionnaire est donc libre de tenir compte ou non des convictions religieuses des usagers. Aussi, cette formule du Conseil d’Etat s’inscrit dans la continuité de son arrêt du 11 décembre 2020, Commune de Châlons-sur-Saône18 par lequel il avait énoncé qu’il n’existe aucune obligation, ni interdiction, pour les collectivités territoriales prenant en charge un service public de restauration scolaire de prévoir des menus alternatifs.
Cependant, rien n’interdit au gestionnaire d’un service public, de surcroît dans ce dossier car « le développement du sport pour tous est (…) d’intérêt général » (art. L. 100-1 du code du sport), de prendre en compte les convictions des usagers et, comme le souligne Gwénaëlle Calvès, « le bien-fondé de la démarche d’accommodement est même salué par le juge en ce qu’elle cherche à “satisfaire à l’intérêt général qui s’attache à ce que le plus grand nombre d’usagers puisse accéder effectivement au service public ”»19.
En réalité, sera interdite une différence de traitement trop importante entre usagers dans la modification d’une règle d’organisation d’un service public comme ce fut le cas pour l’affaire du maillot de bain intégral dans les piscines grenobloises. En effet, dans la lignée de la décision du Conseil constitutionnel du 19 novembre 200420, le Conseil d’Etat reprend la formule du juge constitutionnel en énonçant qu’il est interdit « à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ». Le point d’aboutissement du raisonnement du juge constitue donc l’interdiction de créer une quelconque différence caractérisée entre usagers sous peine de violer le principe de neutralité du service public.
B. La rupture caractérisée de l’égalité des usagers du service public comme fondement de l’atteinte au principe de neutralité
Le principe d’égalité, principe matriciel et transversal du droit français, est monopolisé par le Conseil d’Etat pour caractériser la violation par le règlement grenoblois du principe de neutralité du service public.
A ce titre, le juge affirme que « lorsqu'il prend en compte pour l'organisation du service public les convictions religieuses de certains usagers, le gestionnaire de ce service ne peut procéder à des adaptations qui porteraient atteinte à l'ordre public ou qui nuiraient au bon fonctionnement du service, notamment en ce que, par leur caractère fortement dérogatoire par rapport aux règles de droit commun et sans réelle justification, elles rendraient plus difficile le respect de ces règles par les usagers ne bénéficiant pas de la dérogation ou se traduiraient par une rupture caractérisée de l'égalité de traitement des usagers, et donc méconnaîtraient l'obligation de neutralité du service public » (§. 8). Aussi, deux points ressortent de l’ordonnance du Conseil d’Etat dans la caractérisation de la rupture d’égalité : le caractère fortement dérogatoire et l’absence de justification de la mesure.
Le caractère fortement dérogatoire de la mesure est facilement démontré car, contrairement aux arguments de la ville de Grenoble et de diverses associations consistant à affirmer que le règlement n’avait pas été modifié pour autoriser le burkini, le Conseil d’Etat pense qu’il ressort des pièces du dossier et de différentes déclarations provenant notamment du maire de Grenoble, que « l'adaptation exprimée par l'article 10 du nouveau règlement doit être regardée comme ayant pour seul objet d'autoriser les costumes de bain communément dénommés « burkinis » » (§. 9), d’autant que la commune avait communiqué au tribunal administratif, en première instance, des écritures affirmant que la règle autorisant les femmes à s'affranchir de l'obligation de porter des vêtements près du corps avait été adoptée « dans un but religieux » ! Aussi, « il apparaît que cette dérogation très ciblée répond en réalité au seul souhait de la commune de satisfaire à une demande d'une catégorie d'usagers et non pas, comme elle l'affirme, de tous les usagers » (§. 9).
Le caractère fortement dérogatoire, assorti de l’absence de justification de la mesure, est pointé du doigt par le Conseil d’Etat en raison de la différence notable entre les règles auxquelles sont soumis les usagers habituels de la piscine par rapport aux femmes portant le burkini. Les premiers usagers, pour des raisons d’hygiène et de sécurité, se voyaient imposer des contraintes relativement importantes en matière de port obligatoire de vêtements de bain « près du corps » alors que le burkini s’en écartait, les motifs de la dérogation étant exclusivement religieux. Aussi, le Conseil d’Etat affirme que cette dérogation déstabilise en partie la règle commune (du « vivre ensemble » ?) car elle « est de nature à affecter tant le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes, et ainsi le bon fonctionnement du service public, que l'égalité de traitement des usagers » (§. 9).
Au final, on peut penser que la rédaction plus neutre de l’acte, à l’instar du règlement des bassins aquatiques de la ville de Rennes, aurait peut-être satisfait le Conseil d’Etat. En effet, le règlement intérieur des piscines municipales de la ville de Rennes, où est autorisé le port du burkini, prévoit, dans un paragraphe assez général en son article 7 que « les tenues de bain doivent en outre être conformes aux exigences de sécurité et d'hygiène. Afin de préserver la qualité de l'eau de baignade, elles doivent impérativement être dans un tissu conçu spécifiquement pour cet usage et ne doivent pas avoir été portées avant l'accès à la piscine ». Mais, le juge n’a jamais eu à se prononcer sur cet acte.
En tout état de cause, l’ordonnance du Conseil d’Etat du 21 juin 2022 constitue une première en la matière tant par l’utilisation inaugurale du « déféré-liberté » que sur le fond. L’avenir nous dira comment le juge administratif appliquera cette jurisprudence. Il est fort à craindre que ces lignes conductrices soient compliquées à mettre en œuvre dans la casuistique jurisprudentielle, à l’instar de la jurisprudence sur l’installation des crèches de Noël par les personnes publiques dont les grands principes ont été fixés par le Conseil d’Etat21 mais suscitent des interprétations variables par les juridictions administratives de première instance22.
Dans un premier temps, le jugement futur, au fond, du Conseil d’Etat, concernant l’affaire du burkini, sera intéressant à étudier et il conviendra, dans un deuxième temps, d’observer la position du juge strasbourgeois qui n’a jamais eu à se prononcer sur le port du maillot de bain intégral23 mais qui devrait le faire prochainement puisque la Cour européenne des droits de l’homme doit juger une affaire semblable concernant l’interdiction du burkini dans les piscines locales d’Anvers en Belgique24.