Décision de justice

TA Lyon – N° 2104848 – société Grintek SAS – 17 mars 2022 – C

Juridiction : TA Lyon

Numéro de la décision : 2104848

Date de la décision : 17 mars 2022

Code de publication : C

Index

Mots-clés

Résiliation de contrat, Irrégularité du contrat, Pouvoir du juge

Rubriques

Marchés et contrats

Résumé

La société Grintek a demandé au tribunal administratif d’ordonner la reprise des relations contractuelles avec le centre hospitalier du Vinatier, au titre des contrats qui résulteraient de l’acceptation de trois devis, signés le 12 août 2020 pour des travaux d’amélioration de l’isolation du bâtiment.

1/ Le tribunal administratif a tout d’abord estimé que la décision de résiliation a en l’espèce été matérialisée par un courrier, comportant la mention de voies et délais de recours, qui expose de manière explicite la volonté du centre hospitalier de ne pas donner suite à ces devis. Par conséquent, il a rejeté comme tardives les conclusions à fin de reprise des relations contractuelles présentées plus de deux mois après que ce courrier a été porté à la connaissance de la société requérante.

2/ Statuant en outre au fond, le tribunal administratif a estimé que la mesure de résiliation était en tout état de cause fondée, dès lors que les contrats résultant de la signature des devis sont entachés de deux illégalités non régularisables en l’état de l’instruction et d’une gravité suffisante tenant, d’une part, à l’absence totale de procédure de publicité et de mise en concurrence et, d’autre part, à leur caractère incomplet puisqu’ils ne précisent pas les conditions d’exécution des prestations s’agissant notamment des contraintes particulières liées aux activités de l’hôpital.

Le tribunal administratif a, au surplus, considéré qu’une reprise des relations contractuelles serait, dans les circonstances de l’espèce, contraire à l’intérêt général. 1

39-04-02-04, Marchés et contrats, Résiliation, Irrégularité du contrat, Contestation de la validité d'une mesure de résiliation, Recours tendant à la reprise des relations contractuelles, Vices d'une particulière gravité, Connaissance acquise, Tardiveté, Bien-fondé de la mesure de résiliation, Absence de publicité et de mise en concurrence

Notes

1 Cf. CE, 10 juillet 2020, 430864, Soc. Comptoir Négoce Equipements, au Rec Retour au texte

Conclusions du rapporteur public

Romain Reymond-Kellal

rapporteur public au tribunal administratif de Lyon

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DOI : 10.35562/alyoda.8373

Le contentieux administratif est un phénomène multifactoriel qui, parfois, peut apparaitre comme n’étant finalement que l’expression d’un effet d’aubaine… voire d’un double effet d’aubaine lorsqu’il est alimenté par un cadre juridique incitatif dans un contexte budgétaire contraint pour les personnes publiques d’une part, et une jurisprudence administrative pouvant prêter à confusion sur les conséquences d’un engagement pris à la hâte d’autre part. L’affaire qui vient d’être appelée en est l’illustration.

Vous savez, pour en avoir eu à connaitre lors d’une précédente affaire qui se présentait dans une configuration presque similaire (TA Lyon, 11 mai 2021, 2006089, société Isolidarité, C), que, depuis quelques années maintenant, il s’est développé une pratique consistant pour certaines entreprises privées à proposer spontanément à des organismes publics de réaliser des travaux d'économie d'énergie sur leur patrimoine, à titre soi-disant gratuit et dont le financement est en réalité assuré intégralement par le reversement de la prime des certificats d'économie d'énergie (CEE) prévue pour les personnes dites éligibles en vertu de l’article L. 221-7 du code de l’énergie.

C’est ce premier effet d’aubaine qui a conduit le directeur en charge des travaux du centre hospitalier du Vinatier de Bron à signer, le 12 août 2020 soit quelques jours avant son départ définitif des effectifs, trois devis d’un montant total de 228 492,6 euros TTC, présentés deux jours avant par la société Grintek pour des travaux d’isolation du réseau hydraulique d’eau chaude sanitaire et du chauffage, du plancher et de plusieurs « point singuliers » de l’établissement. Ces devis prévoient qu’aucune somme ne resterait à la charge de l’établissement hospitalier grâce à un financement via la valorisation CEE procurés par les travaux et reversée par une autre société (Teksial).

Cependant, dès le 11 septembre 2020, le directeur responsable du pôle achat et ingénierie de l’établissement hospitalier informe par courrier la société Grintek, à la suite d’une réunion tenue quelques jours plus tôt avec les représentants de celle-ci, de son intention de ne pas donner suite à ces devis en raison, d’une part, de l’absence de procédure de publicité et de mise en concurrence pour la conclusion du contrat, et d’autre part, de l’impossibilité de réaliser les travaux dans l’hôpital sans conditions d’exécution précisément définie.

Par courrier du 2 mars 2021, le conseil de la société Grintek demande néanmoins au centre hospitalier « d’exécuter » les devis dans un délai de 8 jours sous peine de s’exposer à un recours contentieux indemnitaire. Il lui est répondu les 20 avril et 4 juin 2021 par le directeur précité que les marchés sont résiliés pour un motif d’intérêt général tiré de l’illégalité de la procédure de passation. La société Grintek vous saisit alors d’une action en reprise des relations contractuelles dès lors que, selon elle, l’illégalité invoquée ne pourrait faire échec au principe de loyauté de la relation contractuelle née de la signature des devis et que les travaux pourraient parfaitement être réalisés dans le service sans porter atteinte à sa continuité.

1.Sur la compétence de la juridiction administrative

Indiquons, avant d’examiner la recevabilité et le fond, que le contrat en cause présente bien un caractère administratif qui justifie votre compétence juridictionnelle.

Si la haute juridiction a jugé que les « contrat d’accord d’incitation financière CEE » - qui ont pour seul objet d’organiser la cession des droits à délivrance de CEE – ne sont pas des contrats administratifs (CE, 7 juin 2018, 416664, Société GEO France Finance, inédit), il s’agit, en l’espèce, d’un contrat comportant l’exécution de travaux pour le compte d’une personne publique et afin de répondre à ses besoins. Son caractère onéreux résulte de l’abandon de recette escompté sur la valorisation du CEE (cf. CE, 22 février 1980, S.A. des sablières modernes d’Aressy, p. 110). Comme le précise le président Da Costa dans ses conclusions sur la décision Ville de Paris (CE, 15 mai 2013, 364593, au Recueil), la jurisprudence traditionnelle trouve à s’appliquer lorsque « la collectivité renonce à percevoir la rémunération de prestations qu’elle aurait pu ou dû exécuter elle-même mais qu’elle confie à un tiers ».

Il s’agit donc d’un marché public de travaux au sens des articles L. 2 et L. 1111-1 du code de la commande publique applicable, lequel constitue un contrat administratif par détermination de la loi (art. L.  6 du même code).

2.Sur la tardiveté

Vous serez donc bien compétents pour reconnaitre la tardiveté qui entache le recours selon nous.

Vous le savez, par une décision dite « Béziers II », le Conseil d’Etat a ouvert depuis dix ans maintenant la nouvelle voie de droit que constitue le « recours de plein contentieux contestant la validité d’une mesure de résiliation et tendant à la reprise des relations contractuelles » qui doit être introduit par le cocontractant « dans un délai de deux mois à compter de la date à laquelle [il] a été informé » de cette décision, alors même qu’elle ne mentionnerait pas les voies et délais de recours (CE, 21 mars 2011, 304806, au Recueil). Un éventuel recours gracieux ou hiérarchique ne peut, par ailleurs, interrompre ce délai (CE, 30 mai 2012, 357151, société Proresto, au Recueil).

Vous le savez également, une décision de résiliation doit prendre la forme d’une décision expresse en principe mais elle peut également être tacite lorsque, par son comportement, la personne publique doit être regardée comme ayant mis fin, de façon non équivoque, aux relations contractuelles, ce dont il vous appartient d’apprécier souverainement le cas échéant (CE, 11 décembre 2020, 427616, société copra Méditerranée, aux tables). Ce principe avait d’ailleurs déjà été évoqué antérieurement à propos, justement, d’une résiliation tacite en litige dans le cadre de la jurisprudence Bézier II et où le Conseil d’Etat a précisé que ce type de résiliation peut résulter notamment « de l’adoption d’une décision de la personne publique qui a pour effet de rendre impossible la poursuite de l’exécution du contrat ou de faire obstacle » à celle-ci (CE, 27 février 2019, 414114, département de la Seine-Saint-Denis, aux tables).

En l’espèce et alors même que le courrier du 11 septembre 2020 ne comprend pas le terme précis de résiliation, il résulte assez clairement des considérations qu’il contient que le centre hospitalier a entendu prononcer la résiliation dès cette date en mentionnant qu’il ne peut donner une suite favorable aux devis en raison de leurs illégalités. Nous ne sommes pas tout à fait dans l’hypothèse d’une résiliation tacite déduite d’un comportement purement factuel mais plutôt dans celle du rétablissement de la véritable qualification légale de la décision initiale qui n’a été que confirmée les 20 avril et 4 juin 2021 par le directeur du pôle achat et après que la société Grintek a formulé un recours gracieux par son courrier du 2 mars 2021 qui cite celui du 11 septembre 2020.

En l’absence de preuve de la notification de ce dernier, la société Grintek doit donc être regardée comme ayant été informée de la mesure de résiliation au plus à cette date ce qui implique, le délai de recours contentieux n’ayant pas été prorogé par le recours gracieux, que la requête introduite 3 mois et demi plus tard est tardive et par suite irrecevable.

3.Sur le bien-fondé de la mesure de résiliation

En tout état de cause et par souci d’exhaustivité, le recours en reprise des relations contractuelles ne nous semble pas non plus fondé.

3.1.L’office du juge saisi de la contestation d’une mesure de résiliation

Comme le relevait Mme Cortot-Boucher dans ses conclusions sur la décision dite Bézier II, cette voie de droit ne confère pas au juge le pouvoir d’annuler sèchement la mesure de résiliation. Elle doit lui permettre « de se prononcer sur le point de savoir si les relations contractuelles doivent ou non reprendre (…). / Il [est] donc exclu que le juge du contrat puisse se borner à annuler la mesure de résiliation sans préciser les conséquences qu’il en tire sur la vie du contrat ».

Votre office doit donc seulement vous amener à mettre en balance, le cas échéant, la gravité « des vices relatifs à la régularité de la mesure de résiliation ou à son bien-fondé » au regard des manquements contractuelles susceptibles d’être imputés au cocontractant et des motifs susceptibles de justifier la résiliation, afin de déterminer si la reprise des relations contractuelles est susceptible ou non de porter une atteinte excessive à l’intérêt général (sur la subtilité du raisonnement, voir (CE, 25 janvier 2019, 424846, société Uniparc Cannes, aux tables).

En d’autres termes, soit la mesure de résiliation est régulière et fondée ce qui suffit à justifier le rejet du recours, soit elle ne l’est pas et il vous faut alors apprécier vous-même les conséquences à en tirer sur la reprise des relations contractuelles en tenant compte de l’atteinte potentielle à l’intérêt général.

En l’espèce, s’il nous semble bien que la signature du représentant de la personne publique sur les devis présentés par la société Grintek matérialise le consentement et l’accord sur la chose et le prix entre les parties, soit l’existence d’une relation contractuelle, celle-ci est entachée d’au moins deux illégalités substantielles.

3.2. Les illégalités affectant les contrats

La première n’est pas formellement invoquée par le centre hospitalier mais elle est flagrante : en vertu des dispositions des articles L. 2112-1 et R. 2112-1 du code de la commande publique, les marchés supérieurs à 25 000 euros HT doivent être conclus par écrit ce qui signifie en particulier et en application de l’article L. 2112-2 du même code qu’ils doivent préciser les conditions d’exécution des prestations en lien avec leur objet. Le devis ne contenant aucune clause de cette sorte comme l’a implicitement relevé l’établissement hospitalier dans son courrier du 11 septembre 2020, il méconnait une exigence fondamentale de la règlementation en la matière. Or, le Conseil d’Etat a déjà jugé, dans une décision il est vrai ancienne et présentant une configuration légèrement différente, que la conclusion d’un contrat verbal alors que la réglementation impose un écrit entache le lien contractuel de nullité (CE, 1er octobre 1969, société des établissements privés, 74381, au Recueil p. 411).

La seconde illégalité n’est pas contestée en soi par la société Grintek. Compte tenu des seuils applicables, les marchés en cause auraient dû faire l’objet d’une procédure de passation dite adaptée au sens de l’article L. 2123-1 du code de la commande publique et nécessitant au minimum un avis de marché publié en vertu de l’article R. 2131-12 du même code (2°). Dit plus simplement, ces marchés ont été passés en dehors de toute procédure de publicité et de mise en concurrence qui s’imposait pourtant, et sans même d’ailleurs que l’acheteur ait définit préalablement la nature et l’étendue de ses besoins par des spécifications techniques pourtant imposées également en application des articles L. 2111-2 et R. 2111-4 du code précité.

La société Grintek ne conteste pas les illégalités ainsi commises mais elle soutient qu’une illégalité ne saurait constituer un motif d’intérêt général permettant la résiliation du contrat d’une part, et d’autre part, elle entend vous faire juger en tout état de cause que le principe de loyauté fait obstacle à ce que le centre hospitalier puisse mettre fin à ces contrats pour ces motifs dès lors qu’ils ne caractérisent ni des manœuvres frauduleuses ou dolosives, ni un vice d’une particulière gravité en l’absence de volonté de la personne publique de favoriser un candidat.

3.3. L’appréciation de la gravité des vices

C’est ici le second effet d’aubaine que nous citions au début de notre propos. Il se niche dans les anfractuosités de l’œuvre jurisprudentielle édifiée par le Conseil d’Etat depuis un peu plus de dix ans. La jurisprudence fichée du Conseil d’Etat se montre en effet particulièrement stricte sur les conditions permettant l’annulation ou l’invalidation d’un contrat dans le cadre de recours contentieux introduits par les parties ou par un tiers afin de tirer toutes les conséquences des principes de sécurité juridique et de loyauté contractuelle.

Cette approche protectrice a été transposée au contentieux des résiliations unilatérales pour un motif tiré d’une irrégularité entachant le contrat qui semble bien encore être une hypothèse particulière de la résiliation d’intérêt général. Le Conseil d’Etat juge ainsi qu’une telle résiliation ne peut intervenir que si le « contrat est entaché d’une irrégularité d’une gravité telle que, s’il était saisi, le juge du contrat pourrait en prononcer l’annulation ou la résiliation » (CE, 10 juillet 2020, 430864, société Comptoir Négoce Equipements, au Recueil).

L’absence ou la méconnaissance d’une règle de publicité et de mise en concurrence ne constitue pas, en l’état de la jurisprudence, un vice d’une particulière gravité en soi dès lors que cette qualification doit résulter d’une appréciation fine des circonstances de chaque espèce comme le relevait déjà le président Boulouis dans ses conclusions sur la décision Société des autorités du nord et de l’Est de la France qui est l’une des premières à avoir fait application d’une conception stricte de ce moyen soulevé dans le cadre du recours dit Bézier I (CE, 12 janvier 2011, 332136, aux tables). Il rappelle ainsi que l’absence de procédure de passation est une illégalité grave de prime abord mais qu’il y aurait danger à s’en tenir à une échelle de valeur absolue sans examiner les circonstances de chaque espèce. Cette approche est aujourd’hui complètement reprise dans toutes les configurations possibles du contentieux contractuel comme le précise la décision Société Ile de Sein Energies (CE, 12 avril 2021, 436663, aux tables) dont le sens comme la portée sont fortement débattus par les parties mais qui nous semble très claire sur ce point de droit : une méconnaissance des règles de publicité et de mise en concurrence peut être susceptible d’entacher le contrat d’un vice d’une particulière gravité en fonction des circonstances particulières de l’espèce.

Le président Pelissier dans ses conclusions sur la décision Société Comptoir Négoce Equipement précitée - qui ne porte d’ailleurs pas sur un cas d’absence totale de publicité et mise en concurrence - rappelle quant à lui que la qualification juridique de vice d’une particulière gravité dans le cadre du contentieux Bézier II résulte d’une grille d’analyse un peu subtile. Elle implique d’abord d’examiner si le vice peut être invoqué par la personne publique au regard de l’exigence de loyauté, puis s’il est régularisable et enfin d’apprécier sa portée au regard de l’intérêt général. Il précise que l’imputabilité à la personne publique d’un vice ne l’empêche de l’invoquer au nom de la loyauté que si celui-ci est opportuniste et particulièrement illégitime mais pas lorsque la personne publique « se repent de bonne foi d’une erreur qu’elle a commise dans la passation d’un marché » et prend « une mesure équilibrée de nature à en corriger les effets ». Il estime ainsi qu’une résiliation du contrat intervenue peu après sa conclusion, pour une irrégularité ayant objectivement avantagé le cocontractant et qui n’est pas seulement invoquée par la personne publique pour se délier d’obligation contractuelle, est à tout le moins utilement invocable. La Cour administrative d’appel de Nancy a retenu cette approche pour juger, sur le renvoi de cette affaire décidé par le Conseil d’Etat, que constituait un vice d’une particulière gravité justifiant la résiliation unilatérale, celui tiré d’une spécification technique qui a objectivement favorisé l’attributaire, le seul ayant candidaté à l’appel d’offre, et qui constitue le fondement de la mesure intervenue dans un délai très court à compter de la conclusion du contrat (6 avril 2021, 20NC01980, centre hospitalier universitaire du Grand Reims, C).

Enfin, Mireille Le Corre dans ses conclusions prononcées récemment sur la décision Collectivité de Corse (CE, 25 novembre 2021, 454466, au Recueil) rappelle que la notion de vice d’une particulière gravité ne fait pas l’objet d’une définition expresse en contentieux contractuel et que « l’intention de favoriser un candidat » n’est nullement en l’état de la jurisprudence une condition nécessaire pour caractériser la gravité du manquement. Elle a relevé sur ce point que la jurisprudence est encore en construction tout en mettant le Conseil d’Etat « face à un choix jurisprudentiel » qui sera suivi puisque la haute-juridiction a jugé dans cette décision que les manquements au principe d’impartialité constituaient en soi des vices d’une particulière gravité sans qu’il soit besoin de rechercher l’intention de la personne publique.

Il résulte de ce trop bref panorama que, s’il peut être exclu en première intention de vous recommander de juger que l’absence totale de publicité et de mise en concurrence constitue par elle-même un vice d’une particulière gravité justifiant la résiliation unilatérale, vous devez tout de même examiner les circonstances particulières de l’espèce pour apprécier s’il revêt concrètement un caractère de gravité suffisant pour fonder la mesure en litige, sans nécessairement avoir besoin de caractériser une intention de favoritisme de la part de la personne publique.

3.4 Application aux faits

Et là, nous ne pouvons que relever comme circonstances très particulières que les devis ont été présentés par la société Grintek en pleine période estivale et sans commande du centre hospitalier. Ils ont été signés par un directeur qui quittait son poste quelques jours après et sans avertir le responsable des achats qui maitrisent les règles de la commande publique. Le centre hospitalier a en outre invoqué très rapidement le vice pour prononcer la résiliation moins d’un mois après la signature et afin d’organiser une procédure de mise en concurrence à laquelle la société Grintek est invitée à participer.

De plus, les contrats conclus sous la forme qui a été retenue méconnaissent les dispositions du code de la commande publique sur le caractère écrit des conditions d’exécution, vice qui nous semble aussi relevé en tant que la personne publique a souligné qu’il « n’est absolument pas possible d’intervenir dans un hôpital » sans définir le planning ou décrire précisément les travaux ainsi que les moyens et méthodes utilisés comme de prévoir un plan d’intervention et de prévention. La société Grintek ne produit aucun document en ce sens qui viendrait appuyer ses dénégations de principe sur ce point.

Par ailleurs, le vice tiré de l’absence totale de publicité et de mise en concurrence avantage objectivement la société Grintek et il n’est pas susceptible d’être régularisé puisque rien ne permet de garantir légalement que cette société serait l’attributaire du marché sélectionné conformément à une procédure de passation adaptée.

Enfin, les conséquences sur l’intérêt général d’une éventuelle reprise des relations contractuelles apparaitraient excessives sous deux angles :

Le premier, et le plus évident à nos yeux puisque vous l’avez retenu à propos d’un litige similaire concernant le CHU de Saint-Etienne dans le jugement Isolidarité précité, est tiré de la circonstance que l’exécution des travaux ne garantit pas la continuité du service public hospitalier ni même au demeurant qu’elle satisfasse à un réel besoin du centre hospitalier du Vinatier.

Le second est tiré précisément de la nécessité de tenter d’assécher le terreau fertile à de telles pratiques d’aubaine au regard du principe de légalité : les règles de passation des marchés publics ont pour objet comme pour effet de garantir légalement les exigences constitutionnelles inhérentes à l’égalité devant la commande publique et au bon usage des deniers publics comme l’a jugé le Conseil constitutionnel (CC, 26 juin 2003, n° 2003-473 DC, points 10 à 24). Retenir une approche très stricte d’un vice dont la gravité impose la résiliation lorsqu’il s’agit de contrats de travaux conclus à la hâte par la seule apposition d’une signature sur un devis et qui ont donné lieu à une mesure de résiliation survenue quelques temps après seulement pour appliquer la procédure légale requise, sans commencement d’exécution au surplus, présenterait selon nous le risque majeur d’avaliser trop facilement des pratiques de nature à priver d’effet des exigences constitutionnelles par une sanctuarisation contentieuse dont l’assise théorique reposant sur la loyauté et la sécurité juridique n’avait certainement pas ce but à l’origine.

Par ces motifs, nous concluons au rejet de la requête et à ce que la somme de 1 500 euros soit mise à la charge de la société Grintek au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Droits d'auteur

Ces conclusions ne sont pas libres de droits. Leur citation et leur exploitation commerciale éventuelles doivent respecter les règles fixées par le code de la propriété intellectuelle. Par ailleurs, toute rediffusion, commerciale ou non, est subordonnée à l’accord du rapporteur public qui en est l’auteur.

Société Comptoir Négoce au pays de Béziers II Précisions sur le pouvoir de résiliation unilatérale pour irrégularité d’un contrat administratif

Valentin Lamy

Maître de conférences en droit public à l’Université de Lorraine, Institut de recherches sur l’évolution de la Nation et de l’État (IRENEE - EA 7303), Membre associé de l’Équipe de droit public de Lyon (EDPL ; EA 666)

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Dans le cadre d’un recours « Béziers II » en reprise des relations contractuelles, le tribunal administratif de Lyon précise les conditions dans lesquelles une personne publique peut résilier unilatéralement un contrat administratif auquel elle est partie pour irrégularité. Il précise notamment, enrichissant la jurisprudence du Conseil d’État société Comptoir Négoce, qu’il revient à la personne publique, de vérifier que la résiliation n’emportera pas une atteinte excessive à l’intérêt général.

Le contentieux contractuel est devenu si complexe qu’il peut se figurer sous la forme d’une toile d’araignée en construction. Sitôt un fil tissé, un nouveau est mis sur le métier, ouvrant une voie contentieuse inédite, bien souvent incertaine car encore inaboutie. Mais pour que l’ensemble tienne, encore faut-il que des liens soient établis entre tous ces chemins, liens qui s’incarnent par des décisions de justice que l’on peut dire « d’articulation » et dont on se prête à rêver qu’elles fassent un jour l’objet d’une étude propre. Le jugement ici commenté, rendu par le tribunal administratif de Lyon le 17 mars 2002, société Grintek SAS, fait partie de ces décisions, puisqu’il se situe à la confluence des jurisprudences Béziers II (CE, Sect., 21 mars 2011, n° 304806, commune de Béziers, Lebon p. 117) et société Comptoir Négoce (CE, 10 juil. 2020, n° 430864, société Comptoir Négoce Équipements, Lebon). Cette articulation était attendue, le recours Béziers II en reprise des relations contractuelles étant le recours naturel pour contester une mesure de résiliation unilatérale pour irrégularité du contrat sur le fondement de société Comptoir Négoce.

Mais avant d’en dire plus, rappelons brièvement les faits. Quelques jours avant son départ de l’établissement, le directeur des travaux du centre hospitalier du Vinatier à Bron signait, le 12 août 2020, trois devis présentés par la société requérante d’un montant total de 228 492, 6 € en vue de la réalisation de travaux d’isolation. « Effet d’aubaine », affirmait justement le rapporteur public dans ses conclusions : selon ces devis, aucune somme ne resterait à la charge de l’hôpital, les travaux devant être financés par le reversement de la prime des certificats d’économie d’énergie. Mais en signant ces devis, le directeur des travaux concluait, sans aucune procédure de publicité et de mise en concurrence, un marché public de travaux excédant le seuil de passation de 100 000 € et aurait donc dû diligenter une procédure adaptée. Un mois plus tard, l’hôpital faisait savoir à la société qu’il n’entendait pas donner suite au motif, notamment, que le marché n’avait fait l’objet d’aucune mise en concurrence. La résiliation fut – à nouveau – formalisée par deux décisions des 20 avril et 4 juin 2021. Le 17 juin 2021, la société Grintek formait un recours en reprise des relations contractuelles. S’il est – à juste titre – rejeté pour tardiveté par le tribunal (la lettre du 11 septembre 2020 valait bien décision de résiliation et mentionnait du reste les délais et voies de recours et il était établi que la société avait, au plus tard le 2 mars 2021, eu connaissance de cette décision), le juge prend tout de même soin, en tout état de cause, de statuer au fond, ce qui laisse entrevoir la posture que pourra adopter le juge du fond dans cette nouvelle configuration contentieuse.

Un mot, pour rappeler la teneur de ces « fils » contentieux. S’agissant de Béziers II, on se souvient qu’avant qu’elle n’intervienne, les parties à un contrat administratif ne pouvaient contester la validité d’une mesure d’exécution, résiliation comprise, étant seulement admises à former un recours indemnitaire. Mais en 2011, « coup de tonnerre jurisprudentiel » (F. Linditch, « Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, la nouvelle jurisprudence commune de Béziers », JCP A, 2011, n° 18, 2171) : dans une décision qui, comme son aînée (CE, Ass., 28 déc. 2009, n° 304802, commune de Béziers, Lebon p. 509 – dite Béziers I), convoque les désormais incontournables loyauté des relations contractuelles et objectif de stabilité des relations contractuelles, le Conseil d’État permet au cocontractant de « former devant le juge du contrat un recours de plein contentieux contestant la validité de la résiliation de ce contrat et tendant à la reprise des relations contractuelles ». Saisi d’un tel recours, le juge procède en deux temps. D’abord, s’il constate que la mesure de résiliation est entachée de vices relatifs soit à sa régularité, soit à son bien-fondé, il vérifie si la demande n’est pas devenue sans objet. Ensuite, dans la négative, il lui revient d’apprécier, au regard de la gravité des vices allégués, des éventuels manquements du cocontractant à ses obligations contractuelles et des motifs de la résiliation, si la reprise des relations contractuelles n’est pas de nature à porter une atteinte excessive à l’intérêt général, en particulier dans le cas où un nouveau contrat aurait été conclu avec un autre opérateur. Ce faisant, le juge fait un bilan entre les avantages et les inconvénients, au regard de l’intérêt général, que comporterait la reprise des relations contractuelles.

Venons-en à société Comptoir Négoce. Dans cette décision de l’été 2020, rendue sur un recours Béziers II devenu sans objet, le Conseil d’État « aligne [quoiqu’imparfaitement] le pouvoir de résiliation de la personne publique pour invalidité du contrat sur celui du juge et le soumet d’ailleurs aux mêmes exigences » (F. Brenet, « La résiliation pour invalidité du contrat », Dr. adm., 2020, n° 10, p. 36), celles issues de la jurisprudence Béziers I. Certes, le Conseil d’État avait déjà retenu le pouvoir de l’administration contractante de résilier un contrat pour irrégularité (CE, 10 juil. 1996, n° 140606, Tables), le rattachant d’ailleurs au pouvoir de modification unilatérale pour motif d’intérêt général. Il l’avait même confirmé, en l’an 2 après Béziers II (CE, 7 mai 2013, n° 365043, société auxiliaire de parc de la région parisienne, Lebon p. 137). Dans l’arrêt société Comptoir Négoce, le Conseil d’État précise que ce pouvoir – qu’il rattache encore au pouvoir de résiliation unilatérale pour motif d’intérêt général – ne peut être mobilisé, sous réserve de l’exigence de loyauté des relations contractuelles, que face à « une irrégularité d’une gravité telle que, s’il était saisi, le juge du contrat pourrait […] prononcer l’annulation ou la résiliation » du contrat. On notera que l’alignement avec la jurisprudence Béziers I n’est pas total pour deux raisons. D’une part, là où, saisi d’un recours en contestation de la validité d’un contrat, le juge dispose, outre de la possible régularisation, des sanctions de résiliation et d’annulation, l’administration ne peut résilier le contrat que pour l’avenir, la résolution unilatérale pour irrégularité étant inenvisageable (récemment, le Conseil d’État a précisé que, même s’agissant d’une seule clause, la personne publique contractante ne peut « d’elle-même qu’en prononcer la résiliation » : CE, 13 juin 2022, n° 453769, Centre hospitalier d’Ajaccio, Tables). D’autre part, il n’est nullement question, pour l’administration, de veiller à ce que la résiliation ne porte une atteinte excessive à l’intérêt général, alors qu’il revient au juge du contrat d’y être attentif selon les termes de la jurisprudence Béziers I, pour éventuellement prononcer la poursuite de l’exécution. Dès lors, face à un contrat gravement irrégulier, l’arrêt société Comptoir Négoce laisse à penser que l’administration n’a d’autre alternative que la résiliation.

On entrevoit déjà les difficultés d’une articulation entre ces deux jurisprudences. Par exemple, quelle doit-être l’attitude du juge si, saisi d’un recours en reprise des relations contractuelles, il constate que le vice invoqué par l’administration au soutien de sa résiliation unilatérale est certes d’une gravité telle qu’il justifierait d’une résiliation ou d’une annulation au contentieux, mais que dans les circonstances de l’espèce, la résiliation emporterait une atteinte excessive à l’intérêt général ? Dans le jugement ici commenté, le tribunal administratif de Lyon procède à une articulation tendant à rapprocher encore plus le pouvoir de résiliation unilatérale pour irrégularité de l’office du juge de la validité du contrat. Ce faisant, il nous donne à voir un fragment de notre toile d’araignée en action. Si, en l’espèce, la résiliation apparaît parfaitement justifiée au regard de la gravité des vices (I), le tribunal précise qu’il revient à la personne publique de veiller à ce que la résiliation ne porte pas une atteinte excessive à l’intérêt général (II).

I – Les vices : la résiliation unilatérale englobante

Pour rappel, dans le contentieux de la validité des contrats administratifs, la sanction d’annulation est encourue « en raison seulement d’une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d’office par [le juge], tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d’une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement » (CE, Ass., 28 janv. 2009, commune de Béziers, op. cit.). Si la notion de contenu du contrat a pu être précisée par le Conseil d’État, dans un sens restrictif comme correspondant à l’objet du contrat (CE, 9 nov. 2018, n° 420654, société Cerba, Lebon), celle de vice d’une particulière gravité conserve un fort degré d’incertitude quant à son périmètre (v. D. Thébault, « Les ‘‘vices d’une particulière gravité’’ affectant le contrat administratif : tentative de clarification. D’un juge réparateur à un juge censeur », RDP, 2021, p. 945). Et pour cause, elle n’est pas seulement mobilisée dans le cadre du recours des parties en contestation de la validité d’un contrat, elle l’est aussi dans le cadre du recours Tarn-et-Garonne (CE, Ass., 4 avr. 2014, n° 358994, département de Tarn-et-Garonne, Lebon ; au GAJA) ouvert aux tiers. La difficulté tient au fait que la notion n’est pas employée de manière tout à fait analogue dans les deux contentieux. En effet, dans le recours des parties, l’exigence de loyauté contractuelle (absente des débats lorsqu’un tiers intente le recours) fait obstacle à ce que l’une d’entre elles – généralement la personne publique – se prévale d’une irrégularité qui lui est imputable et qui est soulevée dans le seul but d’obtenir la cessation de la relation contractuelle. Ceci explique que les manquements aux règles de publicité et de mise en concurrence ne soient, sauf circonstances particulières, généralement pas retenus au soutien d’une demande en annulation du contrat – ou de sa mise à l’écart pour trancher un litige d’exécution –, ainsi que le juge le Conseil d’État depuis 2011 : « les parties à [un] contrat ne peuvent invoquer un manquement aux règles de passation, ni le juge le relever d’office, aux fins d’écarter le contrat pour le règlement du litige ; que, par exception, il en va autrement lorsque, eu égard d’une part à la gravité de l’illégalité et d’autre part aux circonstances dans lesquelles elle a été commise, le litige ne peut être réglé sur le fondement de ce contrat » (CE, 12 janv. 2011, n° 338551, Lebon. Nous soulignons). La logique ici suivie consiste à « empêcher les invocations à la fois opportunistes et particulièrement illégitimes de certaines irrégularités » (G. Pellissier, « Concl. sur CE, 10 juil. 2020, n° 430864, Société Comptoir Négoce », ArianeWeb), tout en ménageant au juge la possibilité de, tout de même, censurer un contrat du fait de manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence à raison de circonstances particulières ne témoignant d’aucune volonté d’entraver la loyauté des relations contractuelles.

L’espèce offre justement un exemple d’un tel manquement aux obligations de mise en concurrence d’une gravité telle qu’il entraînerait, au contentieux, l’annulation du contrat, ce qui, en soi, est assez rare pour être souligné (il a déjà pu être jugé que l’absence totale de publicité et de mise en concurrence n’était pas constitutive d’un vice d’une particulière gravité : v. par exemple en contentieux de l’exécution CAA Marseille, 16 fév. 2015, n° 13MA00902, société Siemens Lease Services). Si les motifs du jugement ne qualifient pas expressément les manquements affectant la passation des marchés en cause de « vices d’une particulière gravité », les conclusions du rapporteur public s’évertuent à justifier une telle qualification. Ainsi note-t-il qu’il y a lieu de « relever comme circonstances très particulières que les devis ont été présentés par la société Grintek en pleine période estivale et sans commande du centre hospitalier. Ils ont été signés par un directeur qui quittait son poste quelques jours après et sans avertir le responsable des achats », le tout ayant abouti non seulement à la conclusion d’un marché public de travaux sans publicité ni mise en concurrence, mais encore à un contenu contractuel ne respectant pas les prescriptions du code de la commande publique, l’ensemble étant, bien évidemment, non régularisable. Ces arguments sont repris par la formation de jugement qui rejette la demande de reprise des relations contractuelles au regard, notamment, des « conditions particulières de l’espèce ».

Outre l’intérêt pratique d’un cas d’espèce révélant des manquements à l’obligation de publicité et de mise en concurrence qui, dans la logique Béziers I et au regard de circonstances particulières, constituent un vice d’une particulière gravité, il convient de s’interroger sur un effet inévitable et peut-être indésirable de la jurisprudence société Comptoir Négoce. En englobant sous le pavillon de la seule résiliation unilatérale les vices susceptibles, devant le juge de la validité, d’aboutir soit à la résiliation, soit à l’annulation, n’aboutit-on pas, d’une part, à brouiller encore davantage la notion de vices d’une particulière gravité et, d’autre part, à rendre en pratique d’autant plus marginale l’hypothèse de l’annulation d’un contrat administratif ?

S’agissant de la première interrogation, étant entendu que la résolution unilatérale n’est pas envisageable et que le juge, saisi d’un recours à l’encontre d’une mesure de résiliation ne peut prononcer l’annulation du contrat sauf à violer la règle de l’interdiction de statuer ultra petita, l’on peut s’interroger sur la pertinence, dans l’argumentaire du juge, de la recherche de la qualification de vice d’une particulière gravité étant entendu que cette qualification n’a pas d’incidence sur la validité de la mesure de résiliation unilatérale. Au mieux, elle justifie par surabondance une telle mesure, mais au risque, on l’aura compris, de rendre encore plus fluide la distinction des vices justifiant la résiliation et de ceux pouvant entraîner l’annulation au contentieux.

Concernant la seconde interrogation, dans tous les contentieux de la validité, l’on assiste au déploiement d’une « appréciation rigoureuse du vice d’une particulière gravité » (L. Sourzat, « Appréciation d’une mesure d’annulation d’une concession d’aménagement et de ses effets à l’égard de l’intérêt général », AJDA, 2019, p. 1459), à tel point que l’on a pu parfois parler d’« effondrement du droit de la commande publique » (F. Linditch, « Tarn-et-Garonne, trou noir du droit administratif ? », JCP A, 2019, n°51-52, 2362) au profit d’une sécurité juridique recherchée coûte-que-coûte. Il n’est pas interdit de penser qu’en pratique, cette assimilation des vices aboutisse à une réduction empirique des cas d’annulation, notamment dans l’hypothèse de la personne publique qui, constatant que le contrat est gravement vicié, décide de le résilier pour éviter une annulation contentieuse. On en convient, une telle hypothèse se rencontrera rarement et laisse une forte prise à un éventuel cynisme administratif, mais elle reste théoriquement envisageable.

II – Les conséquences : la balance des intérêts généraux

Le jugement l’énonce clairement : il revient à la personne publique, « en tenant compte de l’objectif de stabilité des relations contractuelles », de vérifier « que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général » avant de prononcer la résiliation unilatérale du contrat, une précision pourtant absente des motifs de la décision Sté Comptoir Négoce. Dans la vaste galaxie des contentieux contractuels où la question de la validité se pose, un seul autre exemple de cette absence de l’intérêt général comme soupape permettant la poursuite de l’exécution du contrat existe. Il est prévu par l’arrêt Béziers I dans l’hypothèse où la contestation de validité du contrat intervient à l’occasion d’un litige portant sur l’exécution du contrat : « lorsque les parties soumettent au juge un litige relatif à l’exécution du contrat qui les lie, il incombe en principe à celui-ci, eu égard à l’exigence de loyauté des relations contractuelles, de faire application du contrat ; que, toutefois, dans le cas seulement où il constate une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d’office par lui, tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d’une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, il doit écarter le contrat et ne peut régler le litige sur le terrain contractuel ». Si cette absence peut apparaître paradoxale, elle est en réalité parfaitement logique et justifiée en ces termes par G. Pellissier dans ses conclusions sur l’arrêt SMPAT de 2017 : « poursuivre l’exécution matérielle d’un contrat n’implique pas nécessairement d’en faire application pour déterminer les droits et obligations des parties » (G. Pellissier, concl. sur CE, Sect., 30 juin 2017, n° 398445, Syndicat mixte de promotion de l’activité transmanche », ArianeWeb). Ainsi, à raison des mêmes vices, un contrat peut donc parfaitement être maintenu en vie, au nom de l’intérêt général, dans un pur contentieux de la validité, et écarté dans un contentieux indemnitaire de l’exécution.

Cependant, l’absence d’une telle réserve liée à l’intérêt général ne se comprend guère s’agissant de la résiliation unilatérale, puisque, précisément, il s’agit ici aussi d’une question de maintien ou non d’une relation contractuelle qui a théoriquement l’intérêt général comme fondement. Une partie de la doctrine a pu tenter d’apporter une explication, à l’image de D. Pouyaud, qui justifie, quoique de façon prudente, cette absence par le fait « difficilement compréhensible que la résiliation pour motif d’intérêt général puisse se heurter à un motif d’intérêt général qui justifierait la poursuite de l’exécution du contrat » (D. Pouyaud, « La résiliation pour irrégularité du contrat administratif », RFDA, 2021, p. 275). Mais cet argument n’emporte pas la conviction tant il relève par nature de l’action publique d’opérer des arbitrages d’intérêt général. Par ailleurs, la mention de l’intérêt général est bien présente dans la rédaction de l’arrêt Béziers II puisqu’il incombe au juge saisi d’un recours en reprise des relations contractuelles de veiller à ce qu’une « telle reprise [ne soit] pas de nature à porter une atteinte excessive à l’intérêt général ». Le paradoxe est donc davantage lié à l’absence de cette référence dans les motifs de la décision société Comptoir Négoce, puisqu’une interprétation littérale de cette jurisprudence pourrait conduire à une situation dans laquelle, dans un premier temps, la personne publique résilie un contrat au regard de ses seuls vices non-régularisables, sans tenir compte de l’intérêt général s’attachant au maintien, ou non, dudit contrat et dans un second temps, le juge annule la mesure de résiliation et prononce la reprise du même contrat au nom de l’intérêt général.

L’on comprend d’autant moins cette absence que dans ses conclusions sur l’arrêt société Comptoir Négoce, G. Pellissier précisait, lorsqu’il esquissait les contours de ce pouvoir de l’administration contractante que « toutes les circonstances qui pourraient faire obstacle à ce que le juge prononce la résiliation – caractère régularisable du vice ; intérêt général – limiteront l’exercice de ce pouvoir » (G. Pellissier, « Concl. sur CE, 10 juil. 2020, n° 430864, société Comptoir Négoce », op. cit. Nous soulignons). Du reste, la doctrine considérait également que « même si l’arrêt ne le précise pas […] il y a tout lien de penser que la résiliation ne pourra pas être prononcée […] si elle est de nature à porter une atteinte excessive à l’intérêt général » (F. Brenet, « La résiliation pour invalidité du contrat », op. cit.). En mentionnant ainsi la réserve d’intérêt général, à la suite d’autres décisions de juges du fond (v. notamment CAA Douai, 4 fév. 2021, n° 19DA00456, société Buromatic 59), le juge lyonnais gomme un paradoxe induit de la jurisprudence du Conseil d’État et participe d’autant plus à la « rationalisation » (I. Michalis, « La rationalisation du régime de résiliation unilatérale du contrat administratif par l’administration », RFDA, 2021, p. 290) opérée par la jurisprudence société Comptoir Négoce. En l’espèce, il était évident, du fait de l’absence de commencement d’exécution et que le contrat ne précise pas « les conditions d’exécution des prestations s’agissant notamment des contraintes particulières liées aux activités de l’hôpital », que la mesure de résiliation unilatérale n’emportait pas d’atteinte excessive à l’intérêt général, bien au contraire.

L’assimilation du pouvoir de résiliation unilatérale et de l’office du juge de la validité du contrat se trouve ainsi renforcée.

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