Responsabilité biennale des constructeurs : condition pour interrompre la prescription par une demande en justice

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Décision de justice

TA Lyon – N° 1909858 – commune de Sainte-Foy-Les-Lyon – 16 décembre 2021 – C+

Jugement frappé d’appel N°22LY00584

Juridiction : TA Lyon

Numéro de la décision : 1909858

Date de la décision : 16 décembre 2021

Code de publication : C+

Index

Mots-clés

Marchés publics de travaux, Responsabilité des constructeurs, Responsabilité biennale

Rubriques

Marchés et contrats

Résumé

Responsabilité des constructeurs à l’égard du maître d’ouvrage : une demande en justice interrompt la prescription à la double condition d’émaner de celui qui a la qualité pour exercer le droit menacé par la prescription et de viser celui-là même qui en bénéficierait.

La commune de Sainte-Foy-Lès-Lyon a demandé au tribunal administratif de Lyon de condamner la société Roiret Energies, sur le fondement de la garantie biennale, à lui verser une somme en remboursement des préjudices qu’elle estime avoir subis à raison des désordres affectant un transformateur électrique installé dans le complexe à vocation cinématographique dit « Ciné Mourguet ».

Le tribunal administratif rappelle d’abord qu’il résulte des principes qui régissent la responsabilité biennale des constructeurs que des désordres apparus dans le délai d’épreuve de deux ans, de nature à compromettre le bon fonctionnement d’un élément d’équipement dissociable de l’ouvrage, engagent leur responsabilité, même si ces désordres ne se sont pas révélés dans toute leur étendue avant l’expiration du délai de deux ans. Le constructeur dont la responsabilité est recherchée sur ce fondement ne peut en être exonéré, outre les cas de force majeure et de faute du maître d’ouvrage, que lorsque, eu égard aux missions qui lui étaient confiées, il n’apparaît pas que les désordres lui soient en quelque manière imputables.
Il estime ensuite, en se fondant sur une jurisprudence constante du Conseil d’Etat qu’il résulte des dispositions des articles 2241 et 2242 du code civil, applicables à la responsabilité biennale des constructeurs à l'égard des maîtres d'ouvrage publics, qu'une demande en justice n'interrompt la prescription qu'à la double condition d'émaner de celui qui a qualité pour exercer le droit menacé par la prescription et de viser celui-là même qui en bénéficierait.

Le tribunal administratif précise à cet égard qu'une demande de constat formé par le maître d’ouvrage, sur le fondement de l’article R. 531-1 du code de justice administrative, de même que sa demande ultérieure d’expertise, sur le fondement de l’article R. 532-1 du code de justice administrative, ont eu pour effet d’interrompre le délai de prescription applicable.

39-06-01-03, Marchés et contrats administratifs, Rapports entre l’architecte, l’entrepreneur et le maître de l’ouvrage, Marchés publics de travaux, Responsabilité biennale, Garantie biennale, Garantie de bon fonctionnement, Elément dissociable

Conclusions du rapporteur public

Romain Reymond-Kellal

rapporteur public au tribunal administratif de Lyon

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DOI : 10.35562/alyoda.8169

La commune de Sainte-Foy-lès-Lyon a souhaité réaliser un ensemble immobilier comprenant notamment un équipement à vocation cinématographique dit « Ciné Mourguet ». La maitrise d’œuvre a été confiée à un groupement solidaire comprenant notamment la société Arcoba, aux droits et obligations de laquelle s’est substituée la société Artelia Bâtiment et industrie, en charge plus spécifiquement de la mission de bureau d’études techniques « fluides ». L’opération a été divisée en 25 lots, dont le dernier intitulé « Electricité courants forts – courants faibles – photovoltaïque » a été attribué à la société Roiret Energies et la chargeait d’installer un transformateur électrique dans chacune des deux salles de projection du cinéma.

La réception de ce lot a été prononcée à effet au 2 juillet 2014 avec des réserves ne comportant pas le fonctionnement des transformateurs, lesquelles ont été levées par décision du 27 octobre 2014. Des désordres, consistant en un échauffement et un bruit important du transformateur de la salle de projection n° 1, ont cependant été constatés durant l’année 2016 (cf. rapport du bureau Vernay du 27 juin 2016 recommandant l’arrêt immédiat de l’équipement). Après une procédure de référé constat introduite le 1er juillet suivant qui a confirmé l’existence des désordres, l’expert juridictionnel commis par votre Tribunal a rendu un rapport le 6 octobre 2018 par lequel il relève, en substance, que le transformateur en cause présentait « un défaut intrinsèque » dès son installation mais non apparent, assimilable à un vice caché, qui pouvait occasionner un risque réel d’incendie.

Le maître d’ouvrage vous demande par la présente requête, à titre principal, de condamner la société Roiret Energies, sur le fondement de la garantie biennale, à lui verser la somme de 18 064, 43 euros TTC en remboursement des préjudices subis, outre que les dépens de l’instance fixés à la somme 11 871, 56 euros TTC soient mis à sa charge, le tout assorti des intérêts capitalisés au taux légal.

Sur la prescription

Pour faire échec à l’action en garantie biennale de fonctionnement, la société soutient que celle-ci serait « forclose » dès lors qu’elle a été introduite au fond après le délai de deux ans à compter de la réception et sans que la demande de référé-constat ait pu l’interrompre.

Il résulte des principes dont s’inspire l’article 1792-3 du code civil que les éléments d’équipement dissociables de l’ouvrage font l’objet d’une garantie de bon fonctionnement d’une durée minimale de deux ans à compter de leur réception1. Le Conseil d’Etat a pu estimer que l’introduction d’une action sur ce fondement après l’expiration du délai constitue une cause de « tardiveté » et donc de forclusion à priori, en précisant que celui-ci court à compter de la réception eu égard aux stipulations contractuelles et que la reconnaissance de responsabilité dans ce délai est une cause interruptive (CE, 17 décembre 1980, 13942, min. des universités, au Rec).

Nous ne croyons pas, cependant, que cette approche soit réellement pertinente. En effet, les délais de garantie résultant des principes dont s’inspire le code civil sont regardés comme relevant plutôt non pas d’une forclusion procédurale mais comme une cause d’extinction d’un droit des parties, question qui n’est pas d’ordre public et ne peut donc être soulevée d’office par le juge (cf. en matière de délai de décennale et pour une décision utilisant le terme de « tardiveté » : CE, 5 novembre 1965, min. de la construction, au Rec p. 589 ; voir aussi : CE, 15 mai 1987, commune de Chambéry, n° 61432) . En d’autres termes, l’échéance d’un délai n’encadre pas l’exercice de l’action juridictionnelle, ce qui se traite dans le cadre de la recevabilité, mais l’exigibilité de la créance, ce qui relève du fond, tout comme en matière de garantie décennale ou encore de prescription quadriennale (CE, 8 décembre 1995, 138873, société Sogéa, au Rec)2.

Il résulte d’une jurisprudence constante du Conseil d’Etat, qui se fonde sur le code civil d’ailleurs, qu'une citation en justice, au fond ou en référé, interrompt la prescription à la double condition d'émaner de celui qui a la qualité pour exercer le droit menacé par la prescription et de viser celui-là même qui en bénéficierait (CE, 7 octobre 2009, 308163, société atelier des maîtres d'œuvre Atmo, aux tables) . La portée de l’effet interruptif d’une telle citation ne vaut cependant que « pour les désordres qui y sont expressément visés » (CE, 19 avril 2017, 395328, commune de Dunkerque, aux tables) . Elle s’étend alors à toute action portant sur les mêmes désordres (CE, 2 août 2011, 330982, région Centre, aux tables).

La demande du 1er juillet 2016, soit la veille de l’expiration du délai de garantie biennale, présentée au juge de désigner un expert pour constater sans délai des faits susceptibles de donner lieu à un litige relève des causes interruptives ainsi prévues puisque, ainsi que le précise explicitement l’article R. 531-1 du code de justice administrative et le titre III dans lequel il figure, celle-ci relève des cas de référé dits ordinaires et non urgents d’une part, et, d’autre part, elle émanait du maitre d’ouvrage qui a qualité pour exercer l’action et visait la société Roiret susceptible d’en bénéficier, en précisant les désordres qui sont visées. Il en résulte que l’exception de prescription soulevée doit être écartée.

Sur la responsabilité du constructeur 

En ce qui concerne le régime de responsabilité 

La garantie biennale de bon fonctionnement des éléments d’équipement dissociables de l’ouvrage constitue un chef de responsabilité qui, bien que trouvant son fondement dans la loi, repose sur une cause juridique distincte de la responsabilité contractuelle classique (CE, 23 novembre 1979, 02394, SA Fischer, aux tables) et de la garantie décennale (CE, 14 février 2011, 202179, groupama Bretagne, aux tables), le rapporteur public précisant, dans ses conclusions sur cette décision, que cette garantie n’implique pas que soit démontrée l’existence d’une faute dans l’accomplissement des obligations contractuelles pour la voir engager.

Il s’agit, il nous semble, d’un régime d’imputabilité de même nature que la garantie décennale où il vous faut seulement vérifier, d’une part, si les désordres sont imputables aux missions du constructeur et, d’autre part, si les défauts affectant l’équipement compromettent son bon fonctionnement sans nécessairement rechercher s’ils compromettent également le fonctionnement normal de l’ouvrage dans son ensemble. En effet, il ne faut pas confondre les deux garanties que sont la décennale et la biennale compte tenu des critères établis par le Conseil d’Etat (cf. CE, 9 novembre 2018, 412916, commune de Saint-Germain-le-Châtelet, aux tables aux conclusions de M. Pelissier qui relevait que les éléments d’équipement compliquant l’utilisation de l’ouvrage sans y faire obstacle relèvent de la seule garantie de bon fonctionnement) .

En l’espèce, la surchauffe et le niveau de bruit trop élevé du transformateur affectent à l’évidence le bon fonctionnement de celui-ci voire induisent de manière certaine sa destruction compte tenu du risque d’incendie. L’expert relève en outre, d’une part, que la surchauffe le rend impropre à sa destination et, d’autre part, que le bruit généré par le transformateur est audible depuis la scène de la salle n° 1 gênant les personnes installées aux derniers rangs de la salle. Ces désordres sont imputables aux missions confiées par le maitre d’ouvrage à la société Roiret Energies qui était chargée de choisir et d’installer le transformateur d’isolement en régie en vertu de l’article 4.8.4 de son CCTP. Si vous estimez que la garantie biennale relève d’une logique de faute alors vous pourrez relever, comme l’a fait l’expert (p. 20), que le titulaire du lot a choisi un modèle fournis par ABL qui n’est pas conforme au cahier des charges, notamment en matière de « haut rendement et faibles pertes ».

En ce qui concerne le caractère apparent des désordres 

En ce qui concerne le caractère apparent ou non des désordres, il faut se situer non pas au 27 octobre 2014, date de lever des réserves ne portant pas sur les désordres en cause d’ailleurs, mais à la date à laquelle les opérations matérielles de réception ont effectivement eu lieu (en ce sens : CE, 23 juin 1986, 57203, consorts X., au Rec) .

Contrairement à ce que soutient l’entreprise Roiret Energies en faisant valoir un courriel du 28 juillet 2014 qu’elle a adressé au BET témoignant de ce qu’elle avait connaissance des désordres à cette date, il ne résulte pas de l’instruction que ceux-ci présentaient un caractère apparent à la date de réception dès lors que les opérations matérielles ont eu lieu le 18 février 2014, le maitre d’ouvrage ayant accepté de prononcer la réception partielle avec des réserves ne portant pas sur les transformateurs le 10 mars 2014 puis la réception sans réserve le 2 juillet 2014 alors que ni le SDIS, ni la commission de sécurité, ni la société Socotec en charge de la vérification des installations, qui sont intervenues entre mai et juin 2014, n’ont décelé les phénomènes de chauffe et de bruit. Cette chronologie suffit à démontrer que le courriel de la société postérieur à la réception ne peut laisser présumer le caractère apparent des désordres, sans qu’elle puisse utilement faire valoir, dans ce contexte, que le maitre d’ouvrage est doté d’un service technique.

En ce qui concerne l’articulation avec d’autres garanties 

L’entreprise Roiret Energies ne peut pas, non plus, utilement faire valoir que les désordres sont apparus « dans le délai de garantie de parfaite achèvement » dès lors que les deux garanties, qui obéissent à un régime distinct, ne sont pas exclusives l’une de l’autre (cf. pour un défaut de raccordement d’un robinet de chasse d’eau : CC Civ. 3ème, 4 février 1987, 85-16.584) .

Précisons, pour la beauté du raisonnement, que ce régime de garantie bénéficiant au maitre d’ouvrage pourrait se combiner avec la responsabilité du fabricant dans le cadre d’une action en solidarité sur le fondement de l’article 1792-4 du code civil (rapp. CE, 21 octobre 2015, 385779, commune de Tracy-sur-Loire, aux tables) pour autant que la requérante en ferait le choix et que l’équipement ait été spécialement fabriquée pour répondre à des exigences précises et déterminées à l’avance par le maitre d’ouvrage (cf. CE, 4 avril 2016, 394196, société Unibéton, aux tables) . Et, si le maitre d’ouvrage ne peut rechercher la garantie pour vice caché du fournisseur sur le fondement de l’article 1641 du code civil dès lors que ce dernier est seulement lié par un contrat de droit privé avec le titulaire du marché public de travaux (en ce sens CAA Nantes, 10 mai 2019, 17NT03474, commune de Perrou, point 8, C), le constructeur condamné sur le fondement de la garantie biennale vis-à-vis du maitre d’ouvrage pourrait, s’il s’y croit recevable et fondé, intenter une action récursoire contre son fournisseur devant la juridiction judiciaire.

Quoiqu’il en soit, il résulte de tout ce qui précède que la commune de Saint Foy les Lyon est fondée à demander la condamnation de l’entreprise Roiret Energies, sur le fondement de la garantie biennale de bon fonctionnement, à l’indemniser des préjudices subis par l’absence de bon fonctionnement du transformateur de la salle n° 1.

Sur les préjudices

Au titre de ceux-ci, justement, la commune a droit à la somme non contestée de 12 000 euros TTC correspondant aux frais de remplacement du transformateur et les travaux nécessaires pour enlever le câble court-circuitant le transformateur ou remettre en état le mur. Elle a droit, également, à la somme de 3 401, 44 euros TTC correspondant à l’intervention de mise en sécurité réalisée le par la société SDA et ayant permis de poursuivre l’exploitation de la cabine de projection, laquelle apparait utile (rapp. sur l’indemnisation des travaux provisoires urgents et sommaires qui permettent de remédier aux désordres : CE, 12 juin 1970, 77275, commune de Bièvres, au Rec. ; et sur la notion d’utilité : CE, 22 mars 1985, 42637, SECOMETAL, aux tables) . En l’absence de toute contestation sérieuse sur l’application de la TVA et eu égard à la présomption en la matière qui n’est pas renversée par la soumission FCTVA, les sommes allouées devront bien l’être toutes taxes comprises (CE, 19 mai 2004, 207391, aux tables ; CE 19 avril 1991, 109322, SARL Cartigny, au Rec) .

En revanche, la commune ne peut prétendre à la somme de 2 136 euros au titre des pertes d’exploitation du cinéma en l’absence de caractère réel et certain de ce préjudice dès lors, d’une part, qu’il résulte de la pièce produite que la perte aurait été subie par une personne morale différente sans qu’il soit établi que le maitre d’ouvrage l’ait indemnisée et, d’autre part, que l’expert relève dans son rapport que des usagers ont probablement juste décalé leurs séances de cinéma.  Il en va de même des frais d’établissement d’un constat d’huissier le 24 juin 2016 d’un montant de 526, 99 euros qui se rattachent plutôt aux frais de cette instance et n’apparaissent pas utile compte tenu du référé constat engagé.

Sur les dépens

En application de l’article R. 761-1 du code de justice administrative, les dépens de l’instance, qui correspondent aux honoraires de l’expert taxés et liquidés à la somme totale de 11 871, 56 euros par les ordonnances des 16 août 2016 et 14 novembre 2018, devront être mis définitivement à la charge de l’entreprise Roiret Energies. Evidemment, l’inversion de la charge des dépens implique le remboursement des sommes avancées par la collectivité en exécution des ordonnances de taxation.

Par ces motifs, nous concluons à la condamnation de l’entreprise Roiret Energies à verser à la commune de Sainte-Foy-lès-Lyon, sur le fondement de la garantie biennale de bon fonctionnement, la somme de 15 401, 44 euros TTC augmentée des intérêts au taux légal à compter du 20 décembre 2019 et capitalisés à chaque échéance annuelle ensuite ; à ce que les dépens de l’instance, fixés à la somme de 11 871, 56 euros augmentée des intérêts dans les mêmes conditions que précédemment, soit mis à la charge de cette même entreprise, ainsi que la somme de 1 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ; et au rejet du surplus des conclusions des parties.

Notes

1 V. cependant sur le recours à la technique des « principes qui gouvernent » en lieu et place des « principes dont s’inspire le code civil » afin de ne pas être soumis à la renumérotation des articles : CE, 15 avril 2015, 376229, Commune de Saint-Michel-sur-Orge, au Rec.

2 Cette distinction entre la forclusion et la prescription n’est pertinente en l’espèce, au regard des articles 2220 et 2239 du code civil, que si le référé constat est regardé comme une simple mesure d’instruction présentée avant tout procès car il ne s’agit alors pas d’un cas d’interruption mais de suspension de 6 mois.

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