L’exercice d’un recours gracieux contre un arrêté de mise en demeure de respecter des prescriptions d’une autorisation ICPE, a bien pour effet de proroger le délai de recours contentieux contre cet acte administratif.
Le contentieux des installations classées a connu ces dernières années des évolutions notoires, notamment en matière procédurale, que ce soit sous l’impulsion du pouvoir réglementaire ou du juge administratif.
Néanmoins, il restait – et demeure encore – des aspects procéduraux qui n’étaient pas suffisamment protecteurs des droits des exploitants lorsque l’administration envisageait de prendre une décision à leur encontre.
Parmi ces insuffisances procédurales, l’une des plus topiques était l’absence d’effet prorogatoire sur le délai de recours contentieux d’un recours administratif formé contre une décision prise au titre de la police des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE).
La présente affaire est des plus communes, puisqu’elle opposait un exploitant d’une installation classée à l’égard duquel le préfet avait adopté, sur le fondement de l’article L. 171-8 du Code de l’environnement, plusieurs arrêtés portant respectivement (i) cessation définitive d’activité, (ii) mise en demeure de régulariser un site illégal, (iii) consignation d’une somme et (iv) l’infliction d’une amende administrative, en raison de plusieurs inconformités sur le site de la société après une inspection de la DREAL.
Mécontent de ces décisions, l’exploitant avait formé un recours gracieux contre chacune d’elle. L’administration n’ayant jamais répondu explicitement à ces demandes, la société a alors saisi le juge administratif pour en demander l’annulation des divers arrêtés la concernant. Toutefois, le dépôt de sa requête introductive d’instance était intervenu après le terme du délai de recours contentieux. Restait à trancher la question de la tardiveté ou non de la requête au regard des dispositions du nouvel article R. 514-3-1 du Code de l’environnement qui accorde un effet prorogatoire aux recours administratifs exercés contre certaines décisions relevant de la police des installations classées.
Par un jugement rendu le 22 décembre 2020, le tribunal administratif de Grenoble a ainsi apporté une clarification importante s’agissant de l’interprétation de l’article R. 514-3-1 du Code de l’environnement en jugeant qu’un recours gracieux formé contre une décision prise en application de l’article L. 171-8 du Code de l’environnement a pour effet de prolonger le délai de recours contentieux, alors même qu’aucun texte ne le prévoit de manière expresse.
Il sera ainsi tout d’abord rappelé dans l’analyse qui suit que la jurisprudence fut pendant de nombreuses décennies opposée à ce que l’exercice d’un recours administratif ait pour effet de prolonger le délai de recours contentieux (1.). Le décret du 26 janvier 2017 est toutefois venu mettre un terme à cette position jurisprudentielle (2.) et c’est dans cet esprit que s’inscrit très logiquement le jugement rendu par le tribunal administratif de Grenoble commenté (3.).Il sera enfin dressé un panorama plus large de la jurisprudence en la matière de recours gracieux contre les mesures prises au titre de la police des ICPE(4.).
1. Une opposition historique du Conseil d’État à ce qu’un recours gracieux prolonge le délai de recours contentieux
Se fondant sur les particularismes de la loi du 19 décembre 1917 relative aux établissements dangereux, insalubres ou incommodes, le Conseil d’État avait, pendant près de 75 ans, considéré que l’exercice d’un recours administratif préalable, qu’il soit gracieux ou hiérarchique, contre une décision prise par le préfet au titre de la police des installations classées, n’était pas de nature « à interrompre le cours du délai imparti pour saisir le conseil de préfecture » (C.E., 16 fév. 1940, Sté pyrotechnie du sud-est, Lebon p. 64) . Ce courant jurisprudentiel a été maintenu y compris après l’adoption de la loi du 19 juillet 1976 relative aux installations classées pour la protection de l'environnement, qui avait pourtant profondément remanié le régime juridique des installations classées.
Il s’agissait en l’occurrence d’une importante dérogation au principe selon lequel « toute décision administrative peut faire l’objet, dans le délai imparti pour l’introduction du recours contentieux, d’un recours gracieux ou hiérarchique qui interrompt le cours dudit délai » (C.E., Sect., 10 juill. 1964, Centre médico-pédagogique de Beaulieu, Lebon p. 399) . Principe qui d’ailleurs est aujourd’hui in extenso repris par l’article L. 411-2 du Code des relations entre le public et l’administration.
Précisons que cette dérogation cédait toutefois dans le cas particulier où l’acte adopté par l’administration mentionnait expressément qu’un recours administratif, ayant pour effet de proroger le délai de recours contentieux, peut être déposé afin de préserver le droit à un recours effectif de l’exploitant et de ne pas fermer une voie de droit à un justiciable alors même que cela résulterait d’une erreur de l’administration (C.E., 21 déc. 2007, Groupement d’irrigation des près de la Forge, n° 280195, Lebon p. 543) .
L’absence de tout effet prorogatoire accordé au recours administratif se cantonnait dans un premier temps aux seules décisions de suspension ou de fermeture, puis a été ensuite étendue à l’ensemble des mesures prises au titre de la police des ICPE (C.E., 3 déc. 2003, n° 242115, Lebon T. p. 843) et même aux décisions adoptées dans le cadre de la police de l’eau (C.E., Sect., 21 déc. 2007, Groupement d’irrigation des près de la Forge, n° 280195, préc.) du fait des nombreuses similitudes entre ces deux polices.
Deux raisons justifiaient pour le Conseil d’Etat cette solution. D’une part, les règles particulières applicables en matière d’installations classées qui permettaient à l’exploitant d’être, tout au long de la procédure contradictoire préalable à l’adoption de la décision, en mesure de pouvoir présenter ses observations écrites ou orales tout en ayant connaissance de l’intention de l’administration à son égard. D’autre part, les pouvoirs très étendus du juge du plein contentieux qui dispose du pouvoir de moduler, modifier voire retirer la décision prise par l’administration. Il est à cet égard très éclairant de citer les conclusions du commissaire du Gouvernement, M. Guyomar sur l’arrêt de Section du Conseil d’État, Groupement d’irrigation des prés de la forge, du 21 décembre 2007 (n° 280195, préc.) dans lesquelles il indique très justement que le « juge des installations classées […] sature en quelque sorte l’espace contentieux, privant d’effet utile une réclamation uniquement administrative ».
Ainsi, la combinaison de ces deux circonstances vidait de tout intérêt la faculté pour l’exploitant d’exercer un recours administratif contre la décision prise par l’autorité de police des ICPE puisque cela revenait à développer les mêmes arguments qu’il avait déjà eu la possibilité de soutenir devant l’administration dans le cadre de la procédure contradictoire préalable à l’adoption de cette même décision.
L’association et l’implication de l’exploitant durant le processus décisionnel étaient donc à elles-seules suffisantes et rendaient peu opportun l’exercice d’un recours administratif qui prenait, dans cette configuration, davantage la forme d’une demande surabondante dénuée de toute chance de succès, que d’une voie de recours effective.
Suivant cette logique, il apparaissait donc plus opportun, pour les requérants, de saisir directement le juge administratif que de solliciter une nouvelle fois l’administration avant d’emprunter la voie contentieuse.
Nonobstant son caractère bien établi, cette position jurisprudentielle n’en demeurait pas moins très critiquée par une part considérable de la doctrine (voir en ce sens P. Billet, Compte tenu des règles particulières de procédure et des pouvoirs exceptionnels du juge administratif dans le plein contentieux spécial des installations classées, un recours administratif n'interrompt pas le délai contentieux, La Semaine juridique Administrations et collectivités territoriales n° 015, avril 2004, 1266, p. 524). En effet, elle annihilait purement et simplement toute possibilité de trouver une solution amiable avant la saisine du juge et renforcerait par conséquent la judiciarisation de ce type de contentieux.
La relation entre l’exploitant et l’administration s’en retrouvait donc malencontreusement crispée alors même que celle-ci perdure très souvent malgré la sanction, en raison des évolutions et des modifications que peuvent connaître les installations classées et qui doivent a minima être portées à connaissance de l’administration, ou en fonction de leur ampleur être autorisées par cette dernière mais également des contrôles et visites que peut réaliser l’inspection des installations classées.
2. Une solution jurisprudentielle renversée par le décret du 26 janvier 2017
Le Conseil d’État maintenant fermement sa position jurisprudentielle, il aura fallu une intervention du pouvoir réglementaire pour mettre fin à cette solution. En l’occurrence, l’évolution est intervenue à la suite de l’adoption de l’article 5 du décret n° 2017-81 du 26 janvier 2017, en particulier de son article 5, qui a ajouté un dernier alinéa à l’article R. 514-3-1 du Code de l'environnement. Ce dernier dispose désormais que « Les décisions mentionnées aux articles L. 211-6 et L. 214-10 et au I de l'article L. 514-6 peuvent être déférées à la juridiction administrative : 1° Par les tiers intéressés en raison des inconvénients ou des dangers que le fonctionnement de l'installation présente pour les intérêts mentionnés aux articles L. 211-1 et L. 511-1 dans un délai de quatre mois à compter du premier jour de la publication ou de l'affichage de ces décisions ; 2° Par les demandeurs ou exploitants, dans un délai de deux mois à compter de la date à laquelle la décision leur a été notifiée. Sans préjudice du recours gracieux mentionné à l'article R. 214-36, les décisions mentionnées au premier alinéa peuvent faire l'objet d'un recours gracieux ou hiérarchique dans le délai de deux mois. Ce recours administratif prolonge de deux mois les délais mentionnés aux 1° et 2° ». L’article 16 du décret n° 2018-1054 du 29 novembre 2018 a ensuite précisé que cet alinéa s’applique « Sans préjudice du recours gracieux mentionné à l'article R. 214-36 », qui concerne pour mémoire les décisions d’opposition à une déclaration dite « loi sur l’eau ».
La lettre de ce nouvel article est donc claire, le recours administratif formé contre une décision prononcée contre un exploitant d’une installation classée au titre de la police des ICPE, a pour effet de prolonger le délai de recours contentieux.
Le changement est donc notoire et semble bienvenu dès lors qu’il permet à l’exploitant de pouvoir initier une ultime discussion au terme de laquelle ce dernier peut exposer de nouveaux éléments de fait mais aussi de droit avant de saisir les prétoires, que ce soit devant l’autorité ayant pris la décision comme devant celle qui lui est directement supérieure puisque le texte laisse également la faculté de former un recours hiérarchique.
Sous cet angle, la disposition semble, par conséquent, favoriser un certain maintien du dialogue entre l’exploitant et l’autorité de police, et permet ainsi de limiter l’issue contentieuse seulement dans les cas où l’exploitant n’a pas obtenu de l’administration un traitement plus favorable que dans la décision initialement adoptée. La saisine du juge n’interviendra donc qu’en dernier recours, en cas d’échec de cette voie non contentieuse.
3. Une solution conforme à la lettre et à l’esprit de l’article R. 514-3-1 du Code de l’environnement
Le nouvel article R. 514-3-1 du Code de l’environnement a ainsi un champ d’application relativement large. En effet, le pouvoir réglementaire a fait le choix de se référer aux décisions prises au titre de la police des ICPE visées au I de l’article L. 514-6 du même Code, qui précise pour rappel que ces décisions sont soumises à un contentieux de pleine juridiction.
Ce même article renvoie lui-même à une pluralité d’articles du Code de l’environnement en vertu desquelles l’administration peut adopter des prescriptions ou prendre des sanctions en raison de non-conformités à la réglementation des installations classées.
Toutefois, se posait la question de savoir si le recours administratif exercé contre une décision prise sur le fondement d’un article non expressément visé par article R. 514-3-1 du Code de l’environnement était ou non susceptible de prolonger le délai de recours contentieux.
Dans la présente affaire, l’administration soutenait que le recours gracieux formé par l’exploitant n’avait eu pour effet d’interrompre le délai de recours contentieux, contre un arrêté de sanction pris en application de l’article L. 171-8 du Code de l’environnement, dès lors que l’article R. 514-3-1 ne renvoyait pas, expressément, à cette disposition. Elle concluait ainsi que le recours, intervenue après l’expiration du délai de recours contentieux, était donc tardif.
Le tribunal administratif écarte la fin de non-recevoir sur laquelle s’appuyait le préfet de la Savoie en retenant a contrario, que « les décisions mentionnées au I de l’article L. 514-6 du code de l’environnement [...] sont les décisions prises par l’administration dans le cadre de la réglementation des installations classées pour la protection de l’environnement, au nombre desquelles figurent les mesures mentionnées à l’article L. 171-8 [...] et quand bien même il n’est pas opéré de renvoi exprès à ce dernier article, le principe posé par l’article R. 514-3-1 selon lequel un recours gracieux ou hiérarchique formé dans un délai de deux mois prolonge le délai de recours contentieux trouve à s’appliquer à celles-ci ».
Ainsi, la circonstance que l’article L. 171-8 du Code de l’environnement ne soit pas expressément mentionné par l’article L. 514-6 du même Code n’exclut ainsi pas pour autant l’application du principe dégagé par l’article R. 514-3-1 de ce même Code.
Ce faisant, les recours gracieux formés, au cas présent, par l’exploitant contre les arrêtés litigieux dans le délai de deux mois prescrit par l’article R. 514-3-1, n’ayant pas fait l’objet d’un accusé de réception par l’administration, le délai de recours contentieux n’était donc pas opposable à la société requérante, qui a donc pu valablement saisir le juge du plein contentieux près de six mois plus tard.
De la formulation relativement extensive et de l’esprit du texte, les juges grenoblois ont donc fait émerger un nouveau principe, à rebours de la jurisprudence développée jusqu’alors par le Conseil d’État, en vertu duquel le recours administratif préalable exercé contre des mesures adoptées au titre de la police des ICPE a pour effet de prolonger le délai de recours contentieux.
Ce nouveau principe, dont l’existence devra évidemment être confirmée par d’autres décisions, renforce de manière certaine la sécurité juridique s’agissant de l’interprétation que les exploitants d’installations classées doivent avoir de l’article R. 514-3-1 du Code de l’environnement.
Il favorise également le maintien d’un dialogue entre l’exploitant et l’administration et participe enfin à favoriser un mode de règlement non contentieux de ce type de différends.
4. Panorama jurisprudentiel actuel en matière de recours gracieux contre les mesures prises au titre de la police des ICPE
Depuis décembre 2020, au moins un tribunal administratif, celui de Strasbourg, a selon notre connaissance repris la solution dégagée par les juges grenoblois à un arrêté portant enregistrement d’une installation classée pris en vertu de l’article L. 512-7-3 du Code de l’environnement auquel l’article L. 514-6 du même code renvoie. En l’occurrence, il a jugé que « l’arrêté attaqué a été affiché en mairie de Bust le 7 juin 2019, date à laquelle le délai de recours a commencé à courir. Il résulte ainsi des dispositions [de l’article R. 514-3-1 du Code de l’environnement] que cette décision pouvait faire l’objet d’un recours gracieux dans un délai de deux mois, soit jusqu’au 7 août 2019. Or, M. B a saisi la préfète du Bas-Rhin d’un tel recours en date du 24 septembre 2019 seulement. Ce recours gracieux étant tardif, il n’était pas de nature à proroger le délai de recours contentieux » (TA Strasbourg, 16 mars 2023, n° 2000664). Il en va de même pour un arrêté par lequel le préfet a engagé une procédure de consignation à l’encontre de l’exploitant d’une installation classée (TA Lille, 25 avril 2023, n° 2006743).
On peut également signaler que les dispositions de l’article R. 181-50 du Code de l'environnement prévoient que « Les décisions [portant autorisation environnementale] peuvent faire l'objet d'un recours gracieux ou hiérarchique dans le délai de deux mois. Ce recours administratif prolonge de deux mois les délais mentionnés aux 1° et 2° ». Le pouvoir réglementaire a donc prévu un régime identique à celui découlant de l’article R. 514-3-1 du Code de l’environnement pour les autorisations environnementales.
La cour administrative d’appel de Toulouse le 20 octobre dernier a jugé en ce sens qu’en application de l’article R. 181-50 du Code de l'environnement « Le délai de recours contentieux a donc commencé à courir au plus tôt le 18 juin 2020 et ce pour une durée de six mois, dès lors qu’il a été prolongé de deux mois par le recours gracieux présenté par les requérantes le 11 août 2020 » (CAA Toulouse, 20 octobre 2022, n° 20TL04717 ; voir également TA Pau, 27 septembre 2023, n° 2100308). Les tiers désirant contester une autorisation environnementale peuvent donc disposer d’un délai de six mois s’ils forment un recours gracieux à l’encontre de l’arrêté attaqué.
Enfin, il n’est pas inutile de rappeler que le recours administratif doit être notifié à l'auteur de la décision et au bénéficiaire de la décision, à peine, selon le cas, de non prorogation du délai de recours contentieux ou d'irrecevabilité du recours contentieux conformément au dernier alinéa de l’article R. 181-50 du Code de l'environnement dans sa version modifiée par l’article 1er du décret n° 2023-1103 du 27 novembre 2023.