Décisions de justice

TA Lyon – N° 1609063 – Ligue française pour la défense des droits de l’Homme et du citoyen – 05 octobre 2017

Jugement confirmé en appel CAA Lyon - 25 juin 2019 - N° 17LY03987 - Région Auvergne Rhône-Alpes

Juridiction : TA Lyon

Numéro de la décision : 1609063

Date de la décision : 05 octobre 2017

Index

Mots-clés

Laïcité, Neutralité, Service public, Crèche de Noël

Rubriques

Libertés fondamentales

Résumé

L’installation d’une crèche de Noël dans l’Hôtel de Région méconnaît le principe de neutralité en l’absence de caractère culturel, artistique ou festif.

Par jugements du 5 octobre 2017, le tribunal administratif de Lyon, saisi par deux associations, a annulé la décision du président de la région Auvergne-Rhône-Alpes d’installer en décembre 2016 une crèche de Noël dans les locaux de l’hôtel de région.

Lire ici le communiqué publié sur le site du tribunal administratif de Lyon

Conclusions du rapporteur public

Joël Arnould

Rapporteur public au tribunal administratif de Lyon

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DOI : 10.35562/alyoda.6379

L’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des églises et de l’Etat interdit « d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou dans quelque emplacement public que ce soit ».

C’est plus d’un siècle après leur entrée en vigueur que le Conseil d’Etat, dans un contexte de multiplication de litiges suscités par l’installation de crèches dans des bâtiments publics, a, par deux décisions d’assemblée du 9 novembre 2016, examiné dans quelle mesure une telle installation pouvait être légale.

Le Conseil a jugé qu’« Une crèche de Noël est une représentation susceptible de revêtir une pluralité de significations. Il s'agit en effet d'une scène qui présente un caractère religieux, mais aussi d'un élément faisant partie des décorations et illustrations qui accompagnent traditionnellement, sans signification religieuse particulière les fêtes de fin d'année.

Eu égard à cette pluralité de significations, l'installation d'une crèche de Noël, à titre temporaire, à l'initiative d'une personne publique, dans un emplacement public, n'est légalement possible que lorsqu'elle présente un caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d'un culte ou marquer une préférence religieuse »

Le Conseil d’Etat a par ailleurs précisé que, pour apprécier si l'installation d'une crèche de Noël présente un caractère culturel, artistique ou festif, ou si elle exprime la reconnaissance d'un culte ou marque une préférence religieuse, « il y a lieu de tenir compte non seulement du contexte, qui doit être dépourvu de tout élément de prosélytisme, des conditions particulières de cette installation, de l'existence ou de l'absence d'usages locaux, mais aussi du lieu de cette installation ».

Enfin, le Conseil d’Etat a souligné qu’au regard du lieu de l'installation, la situation est différente, selon qu'il s'agit d'un bâtiment public, siège d'une collectivité publique ou d'un service public, ou d'un autre emplacement public. « Dans l'enceinte des bâtiments publics, sièges d'une collectivité publique ou d'un service public, le fait pour une personne publique de procéder à l'installation d'une crèche de Noël ne peut, en l'absence de circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif, être regardé comme conforme aux exigences qui découlent du principe de neutralité des personnes publiques.

A l'inverse, dans les autres emplacements publics, eu égard au caractère festif des installations liées aux fêtes de fin d'année notamment sur la voie publique, l'installation à cette occasion et durant cette période d'une crèche de Noël par une personne publique est possible dès lors qu'elle ne constitue pas un acte de prosélytisme ou de revendication d'une opinion religieuse » (CE, Assemblée, 9 novembre 2016, Commune de Melun, n° 395122, Lebon p. 462 ; CE, Assemblée, 9 novembre 2016, Fédération de la libre pensée de Vendée, n° 395223, Lebon p. 449, BJCL 2016 p. 728, concl. A. Bretonneau, AJDA 2016 p. 2375, chron. L. Dutheiller de Lamothe et G. Odinet).

C’est dans les semaines qui ont suivi la lecture de ces décisions, qui étaient très attendues, que le 14 décembre 2016, une crèche de quatorze mètres carrés a été installée dans le hall de l’hôtel siège de la région Auvergne-Rhône-Alpes.

Par une requête enregistrée deux jours plus tard, l’association « Ligue française pour la protection des droits de l’homme et du citoyen », plus connue sous le nom de Ligue des droits de l’homme, vous demande d’annuler la décision d’installer cette crèche, révélée par l’installation elle-même. Elle avait également demandé la suspension de cette décision, mais par une ordonnance du 17 décembre 2016, le juge des référés a rejeté cette demande, faute d’urgence (n° 1609064). Une demande de référé-liberté présenté par plusieurs personnes a été par ailleurs rejetée par une ordonnance du 20 décembre 2016, pour le même motif (n° 1609112).

Pour sa part, la Fédération de la libre pensée et d’action sociale du Rhône a, par un courrier du 21 décembre 2016, demandé au président du conseil régional de désinstaller la crèche. Elle a également écrit au préfet qui, dans une lettre du 11 janvier, lui a indiqué qu’aucune décision soumise à transmission au représentant de l’Etat n’avait été prise, et qu’il n’avait au regard des délais pas pu se placer sur un terrain contentieux, mais qu’il veillerait, à l’approche des fêtes de Noël 2017, à ce que la règle de droit, éclairée par la jurisprudence, soit rappelée par ses services aux maires et aux différents élus, dont le président du conseil régional. Deux jours plus tard, c’est ce dernier qui a répondu à la Fédération de libre pensée qu’il a remerciée de son courrier. Il soulignait que la crèche était « notre histoire et notre terroir » et ajoutait qu’il était bien pour « nos enfants que pendant les fêtes il y ait cette dimension festive ». La lettre du président du Conseil régional concluait par ces termes : « Symbole de nos racines chrétiennes, expression d’un savoir-faire régional, cette crèche est une création de Cathy et Daniel Aubenas, installés à la Roche de Glun dans la Drôme. Etables, chapelle, campaniles, mas, ils créent dans leur village de la Drôme des décors provençaux typiques et très réalistes ». Cette conclusion à mi-chemin entre la déclaration de foi et le prospectus publicitaire n’était suivie d’aucune réponse à la demande de l’association. Celle-ci l’a interprétée comme un refus de désinstallation. Par une requête enregistrée le 3 mars 2017, elle vous demande en tête de celle-ci, d’annuler ce refus, et en conclusion, d’annuler la décision non formalisée d’installer la crèche.

Vous pourrez joindre ces deux requêtes, qui concernent notamment cette même décision d’installer une crèche dans le hall de l’hôtel de région.

La défense présentée par la région dans ces deux affaires nous paraît recevable, alors même que ses mémoires ne portent pas de signature manuscrite de son auteur. En vertu de l’article R. 412-2 du code de justice administrative, c’est l’usage des moyens d’identification pour l’accès à l’application Télérecours vaut signature.

Vous écarterez bien évidemment l’exception de non-lieu à statuer tirée par la région de la désinstallation de la crèche le 6 janvier 2017. En effet, à la différence des actions en suspension, les actions en annulation pour excès de pouvoir ne perdent pas leur objet lorsque l’acte attaqué a épuisé ses effets en cours d’instance.

En revanche, vous pourrez juger que les conclusions tendant à l’annulation du refus de désinstallation de la crèche, prétendument révélé par la lettre adressée le 13 janvier 2013 par le président du conseil régional, étaient dépourvues d’objet dès leur enregistrement, et par suite irrecevables. En effet, le 13 janvier 2017, la crèche, nous l’avons dit, avait déjà été désinstallée, et le président du conseil régional ne pouvait donc opposer à cet égard aucun refus.

S’agissant de la décision d’installation, la région fait valoir, dans l’affaire introduite par la Ligue des droits de l’homme, qu’il n’y aurait aucune décision. Mais, selon une jurisprudence classique, un justiciable est recevable, en l’absence de toute décision formalisée par un écrit, à contester une décision qui est révélée par les agissements de l’administration (v. par exemple pour l’installation des colonnes de Buren, CE 12 mars 1986, n° 76147, Ministre de la Culture aux Tables p. 662, AJDA 1986 p. 286, concl. J. Massot). En l’espèce, en l’absence de tout élément justifiant qu’elle résulterait d’un acte qui a été formalisé, l’installation de la crèche litigieuse révèle bien une décision non formalisée, qui peut être attaquée.

Ensuite, la région conteste l’intérêt des deux associations pour agir.

D’une part, si, en principe, le fait qu’une décision administrative ait un champ d’application territorial fait obstacle à ce qu’une association ayant un ressort national justifie d’un intérêt lui donnant qualité pour en demander l’annulation, il peut en aller autrement lorsque la décision soulève, en raison de ses implications, notamment dans le domaine des libertés publiques, des questions qui, par leur nature et leur objet, excèdent les seules circonstances locales, notamment en matière de libertés publiques. Le Conseil d’Etat a ainsi reconnu l’intérêt de la Ligue des droits de l’homme pour agir à l’encontre d’une mesure d’interdiction de fouille des poubelles, conteneurs et autres lieux de regroupement de déchets sur le territoire de la commune de La Madeleine, en relevant que la décision attaquée présentait, « dans la mesure notamment où elle répondait à une situation susceptible d’être rencontrée dans d’autres communes, une portée excédant son seul objet local » (CE, 4 novembre 2015, Ligue française pour la défense des droits de l'homme et du citoyen, n° 375178, Lebon p. 375 ; v. également CE, 7 février 2017, Association Aides et autres, n° 392758, aux Tables p. 752).

Eu égard aux implications de la décision contestée, qui a d’ailleurs été largement commentée dans les médias nationaux, la Ligue des droits de l’homme, qui en vertu l’alinéa 5 de l’article 1er de ses statuts « agit en faveur de la laïcité », nous paraît avoir un intérêt pour la contester.

D’autre part, si le champ d’action de la Fédération de libre pensée est le département du Rhône, la crèche a été installée sur le territoire de ce département. Rappelons en effet que l'article 4 de la loi d'orientation du 6 février 1992 relative à l'administration territoriale de la République, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 19 décembre 2014, dispose que « L'évolution des limites des collectivités territoriales est sans incidence sur les circonscriptions administratives de l'Etat. ». Si la création de la métropole de Lyon a modifié les limites du département du Rhône en tant que collectivité territoriale, elle n’a pas affecté les limites du département en tant que circonscription administrative de l’Etat. Lyon, où la région a son siège, reste donc située dans le département du Rhône qui sert de champ d’action à la Fédération. Cette dernière, qui aux termes de l’article 1er de ses statuts, « a pour but (…) 2° d’exercer un contrôle actif sur l’activité des élus et des administrateurs publics en ce qui concerne la loi de séparation des Eglises et de l’Etat et des autres lois laïques (…) », a ainsi elle aussi intérêt pour contester la décision d’installer la crèche.

La région conteste également la qualité du président de la fédération pour agir en justice, au motif que la délibération lui donnant procuration n’est accompagnée d’aucun document relatif à son adoption.

Selon la jurisprudence, toutefois, « si le juge doit s'assurer de la réalité de l'habilitation du représentant de l'association qui l'a saisi, lorsque celle-ci est requise par les statuts, il ne lui appartient pas, en revanche, de vérifier la régularité des conditions dans lesquelles une telle habilitation a été adoptée » (CE, 19 juin 2013, SCI Ugari, n° 347346, aux Tables).

En l’espèce, l’article 16 des statuts de la fédération prévoit que le bureau, qui est compétent pour décider d’agir en justice, mandatera expressément le président pour représenter la fédération devant les tribunaux, ou tout autre membre qu’il aura désigné, et la fédération a produit la délibération en date du 1er mars 2017 donnant procuration à son président pour agir en justice. Cette fin de non-recevoir ne peut donc être accueillie.

Vous devrez enfin également écarter la fin de non-recevoir tirée de ce que la requête de la fédération ne comporterait aucun moyen. Cette requête est clairement fondée sur la méconnaissance de l’article 28 de la loi de séparation des églises et de l’Etat, moyen du reste également soulevé par la Ligue des droits de l’homme, qui invoque pour sa part aussi le principe de neutralité des services publics et la violation du principe de non financement des cultes.

Mais avant de vous pencher sur ces moyens, il vous faudra statuer sur la question prioritaire de constitutionnalité que la Ligue des droits de l’homme a cru devoir déposer le 4 septembre dernier, après réception de l’avis d’audience.

La Ligue des droits de l’homme conteste la constitutionalité de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, en ce qu’elle a été interprétée par le Conseil d’Etat comme autorisant dans certains cas l’installation d’une crèche dans un bâtiment public, siège d’une personne publique ou d’un service public.

Conformément aux articles 23-1 et 23-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, vous devez examiner si cette question, présentée par mémoire distinct, remplit la triple condition à laquelle est subordonnée la transmission, à savoir que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu’elle n’ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et qu’elle ne soit pas dépourvue de caractère sérieux.

Le Conseil constitutionnel a jugé que tout justiciable pouvait contester la constitutionnalité de la portée effective qu’une interprétation jurisprudentielle constante confère à une disposition applicable au litige (Décisions n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010 et n°2010-52 QPC du 14 octobre 2010).

Toutefois, il ressort clairement des deux arrêts d’assemblée de novembre 2016, qui visent la constitution et citent son article 1er, que le Conseil d’Etat a dégagé l’interprétation litigieuse à la lumière des dispositions de la Constitution. C’est le même Conseil d’Etat auquel il appartient d’apprécier, en dernier ressort, du caractère sérieux de la question. La situation est ainsi très différente de celle où l’interprétation d’une loi aurait été dégagée sans référence aux dispositions constitutionnelles, dont rappelons-le, la méconnaissance n’est pas soulevée d’office. Dans ces conditions, nous ne pensons pas que la question ait un caractère sérieux, et nous vous proposons en conséquence de refuser de la transmettre.

Si vous nous suivez, vous pourrez directement en venir à l’examen des moyens tirés de la méconnaissance de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 et du principe de neutralité des personnes publiques.

Eu égard au lieu d’installation de la crèche litigieuse, ce sont les règles applicables dans l'enceinte des bâtiments publics, sièges d'une collectivité publique ou d'un service public qui devaient prévaloir : en l'absence de circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif, l’installation ne pouvait être regardé comme conforme aux exigences qui découlent du principe de neutralité des personnes publiques.

Vous n’avez donc pas à apprécier, comme cela aurait été le cas si la crèche avait été installée dans un autre emplacement public, si cette installation constituait un acte de prosélytisme ou la revendication d’une opinion religieuse. A part la lettre du président du conseil régional du 13 janvier 2017, qui fait référence aux « racines chrétiennes » de la France, vous ne disposez d’ailleurs au dossier d’aucun élément sur les motifs de l’auteur de la décision attaquée.

Plus généralement, les dossiers sont plutôt minces. Ils vous fournissent aussi peu d’éléments pour apprécier la décision au regard des critères applicables dans l’enceinte des bâtiments publics, siège d’une personne publique ou d’un service public. Aucune photographie lisible ni aucune description détaillée de la crèche et de ses abords n’a notamment été produite. La région se borne à invoquer la circonstance que la crèche était l’œuvre d’artisans drômois et les santons celle d’artisans de Haute-Savoie, de la Loire et, là aussi, de la Drôme. Elle invoque les traditions d’illuminations de Noël du village d’Oingt, dans le Rhône, et les crèches de Landogne, dans le Puy-de-Dôme. Ces exemples très ponctuels nous semblent démontrer que l’installation de crèches dans l’espace public n’est certainement pas une tradition à l’échelle régionale. Elle n’en est en tout cas pas une à Lyon, et il n’est pas contesté que cette installation au siège d’ailleurs neuf de la région ne connaissait pas de précédent. Le caractère artistique de la crèche ne ressort en outre pas des rares pièces du dossier, et il nous semble que la région n’allègue pas véritablement avoir organisé dans ses locaux une exposition artistique ou culturelle – ce qu’elle aurait pu démontrer par la production d’affiches annonçant l’évènement, par exemple. Quant au caractère festif, il ne ressort ni l’emplacement de la crèche, ni du contexte de son installation, dont il n’est pas soutenu qu’elle aurait eu lieu dans le cadre de célébrations dans l’hôtel de région, comme une fête pour les enfants du personnel.

Ainsi, les conditions posées par le Conseil d’Etat pour que l’installation d’une crèche dans un tel lieu respecte l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 et le principe de neutralité des personnes publiques ne nous paraissent pas réunies. Dans des circonstances apparemment similaires, il en a d’ailleurs été jugé ainsi pour l’installation d’une crèche dans l’hôtel de ville de Bézier (CAA Marseille, 3 avril 2017, n° 15MA03863 – contestée devant le Conseil d’Etat par le pourvoi n° 411153). Nous vous proposons en conséquence d’annuler la décision d’installer cette crèche, sans qu’il soit nécessaire d’examiner l’autre moyen soulevé par la Ligue des droits de l’homme.

Par ces motifs, nous concluons :

- à ce que vous refusiez de transmettre au Conseil d’Etat la question prioritaire de constitutionnalité présentée par la Ligue des droits de l’homme ;

- à ce que vous annuliez la décision du président du conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes d'installer une crèche dans l'hôtel de région ;

- à ce que, dans les circonstances de l’espèce, vous condamniez la région à verser au titre des frais de l’instance la somme de 1 200 euros à la Ligue des droits de l’homme, et celle de 100 euros à la Fédération de libre pensée, qui n’est pas assistée d’un avocat ;

- et au rejet du surplus des conclusions des parties.

Droits d'auteur

Ces conclusions ne sont pas libres de droits. Leur citation et leur exploitation commerciale éventuelles doivent respecter les règles fixées par le code de la propriété intellectuelle. Par ailleurs, toute rediffusion, commerciale ou non, est subordonnée à l’accord du rapporteur public qui en est l’auteur.

La crèche de Noël de la Région Auvergne Rhône-Alpes à l’épreuve du principe de laïcité

Paul-Maxence Murgue-Varoclier

Attaché temporaire d’enseignement et de recherche en droit public à l’Université Jean Moulin Lyon 3 - Equipe de droit public de Lyon

Autres ressources du même auteur

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DOI : 10.35562/alyoda.6380

Résumé : Refusant de renvoyer au Conseil d’État la question prioritaire de constitutionnalité relative à l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, le tribunal administratif de Lyon a estimé que l’installation de la crèche dans l’enceinte de l’hôtel de région ne résulte pas d’un usage local, pas plus qu’elle ne présente de caractère « culturel, artistique ou festif ». Si le refus de renvoyer la QPC pose question, les décisions, sur le fond, s’inscrivent dans le droit fil des deux arrêts rendus du Conseil d’État le 9 novembre 2016.

Les crèches de Noël ont suscité, ces derniers mois, un contentieux nourri devant le juge administratif. La décision de certains représentants locaux d’installer une crèche dans leurs collectivités, à l’occasion des fêtes de fin d’année, a ouvert un débat juridique sur la légalité de ces initiatives au regard des conditions d’application du principe de laïcité et de neutralité religieuse des pouvoirs publics. En décembre 2016, le Président de la Région Auvergne-Rhône-Alpes a décidé d’installer une crèche d’une superficie monumentale de 14 mètres carrés, réalisée par des santonniers de la Drôme, dans le hall d’entrée de l’hôtel de Région. Rejetant la demande de désinstallation de la crèche portée par plusieurs associations, l’actuel Président de la Région Auvergne Rhône-Alpes a justifié sa démarche par le fait que la crèche est le « symbole de nos racines chrétiennes » et exprime, en l’espèce, « un savoir-faire régional ». Saisi par deux requêtes distinctes formées par la Ligue des droits de l’homme et la Fédération de la libre pensée et d’action sociale du Rhône, le tribunal administratif de Lyon a eu à se prononcer sur la légalité de cette décision.

Les jugements rendus par le tribunal administratif de Lyon ce 5 octobre 2017 étaient très attendus. Ils s’inscrivent d’abord dans le prolongement d’une première phase contentieuse au cours de laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Lyon a rejeté, pour défaut d’urgence, le référé-suspension formé par la Ligue des droits de l’homme et du citoyen tendant à suspendre l’installation de la crèche (TA Lyon, ord., 17 décembre 2016, Association Ligue française pour la défense des droits de l’Homme, n° 1609064). Ils constituent ensuite une application directe des décisions du Conseil d’Etat du 9 novembre 2016 définissant les conditions de légalité de l’installation d’une crèche sur un emplacement public. Ils concernent enfin une affaire dont la presse locale s’est largement faite l’écho dans la région lyonnaise.

Il faut rappeler que, par deux décisions rendues en Assemblée plénière le 9 novembre 2016 (C.E., ass., 9 novembre 2016, Commune de Melun, n° 395122, Lebon ; C.E., ass., 9 novembre 2016, Fédération de la libre pensée de Vendée, n° 395223, Lebon), le Conseil d’Etat a considéré que l’installation d’une crèche dans un bâtiment public à l’occasion des fêtes de Noël ne portait pas nécessairement atteinte au principe de laïcité, garanti par l’article 1er de la Constitution de 1958, lequel impose une obligation de stricte neutralité religieuse aux pouvoirs publics. D’une part, la Haute juridiction administrative relève que l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat, qui interdit pour l’avenir « d’élever ou d’apposer aucun signe religieux ou emblèmes religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit », prévoit également certaines exceptions à cette interdiction, notamment dans le cadre d’« expositions ». D’autre part, le Conseil d’Etat observe qu’une crèche de Noël est une « représentation susceptible de revêtir une pluralité de significations » : si la crèche constitue généralement une représentation de l’iconographie chrétienne, elle revêt également un caractère culturel qui accompagne traditionnellement les fêtes de fin d’année.

L’interprétation de l’article 28 de la loi de 1905, éclairée par les principes constitutionnels de laïcité et de liberté de conscience, permet au Conseil d’Etat d’affirmer que l’installation d’une crèche sur un emplacement public n’est légale qu’à condition de présenter un caractère « culturel, artistique ou festif ». Le respect du principe de laïcité impose de toute évidence que cette installation n’ait en aucun cas pour objet de manifester une reconnaissance d’un culte ou d’établir une préférence de la collectivité publique en matière religieuse. Cette distinction proposée par le juge entre le « culturel » et le « cultuel » est toutefois extrêmement délicate à mettre en œuvre en pratique. Il semble bien difficile d’envisager qu’une crèche, utilisée à des fins « culturelles », perde, de ce seul fait, son caractère « cultuel ». Ainsi, pour déterminer si l’aspect « culturel » prévaut sur la dimension « cultuelle », le Conseil d’Etat considère qu’il est nécessaire de se fonder sur le contexte dans lequel s’inscrit la décision d’installer une crèche. Le juge propose une « grille d’analyse » en distinguant deux situations. S’agissant des bâtiments publics, sièges d’une collectivité publique ou d’un service public, le Conseil d’Etat pose un principe d’interdiction assorti d’une étroite exception justifiée par des circonstances particulières permettant d’affirmer, sans ambiguité, le caractère « culturel, artistique ou festif » de la crèche. S’agissant au contraire des autres emplacements publics, l’installation d’une crèche à l’occasion des fêtes de fin d’année est par principe autorisée sous réserve que cette initiative politique ne « constitue pas un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse ».

Le non renvoi de la QPC relative à l’interprétation par le Conseil d’Etat de l’article 28 de la loi de 1905. Devant le tribunal administratif de Lyon, la Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen a d’abord tenté de contester la constitutionnalité de l’interprétation par le Conseil d’Etat de l’article 28 de loi du 9 décembre 1905 au regard des principes constitutionnels de laïcité et de neutralité des personnes publiques. Il faut reconnaître que les exceptions strictes et limitativement énumérées par l’article 28 de cette loi ont été interprétées de manière extensive par le Conseil d’Etat, ce dernier ayant autorisé, dans certaines circonstances, l’installation de crèches sur des emplacements publics. Cette position s’inscrit dans la perspective libérale dans laquelle se place le Conseil d’Etat depuis plusieurs années pour déterminer les contours d’application du principe de laïcité en France. Toutefois, le juge lyonnais a refusé de renvoyer la question prioritaire de constitutionnalité, soulevée par les requérants. Le tribunal administratif considère que le Conseil d’Etat a justifié son interprétation de l’article 28 de la loi de 1905 en s’appuyant « expressément sur la Constitution, et en particulier sur les trois premières phrases du premier alinéa de son article 1er ». Cette question était dépourvue, selon le tribunal, de caractère « sérieux ».

Les arguments utilisés par le juge semblent pour le moins discutables. Il ne faisait pas de doute que la question soulevée devant le tribunal administratif présentait un caractère « nouveau », en l’absence de décision du Conseil constitutionnel sur la conformité à la Constitution de l’interprétation de l’article 28 de la loi de 1905, telle qu’elle résulte des arrêts du Conseil d’Etat de novembre 2016. Toutefois, il semble également qu’une telle question n’était pas « dépourvue de caractère sérieux », comme l’exige l’article 23-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958. En principe, le juge a quo est seulement tenu d’effectuer un contrôle minimum de cette condition pour éviter que soient portées devant le juge suprême des questions fantaisistes dont l’objectif est purement dilatoire. Or, en l’espèce, les requérants contestaient la conformité de l’interprétation de l’article 28 de la loi de 1905 par le Conseil d’Etat au regard des principes constitutionnels de laïcité et de neutralité des personnes publiques. A ce titre, il pouvait en effet sembler que la brèche ouverte par le Conseil d’Etat dans l’article 28 de la loi de 1905 – autorisant, sous certaines conditions, l’installation de crèches de Noël au sein de bâtiments publics – présentait un doute quant à sa conformité au principe constitutionnel de laïcité.

Surtout, il est troublant que le juge lyonnais invoque, pour affirmer l’absence de caractère « sérieux » de cette question prioritaire de constitutionnalité, l’utilisation de la Constitution par le Conseil d’Etat. Si le Conseil d’Etat, réuni en Assemblée plénière, a effectivement fondé son interprétation de l’article 28 de la loi de 1905 sur l’esprit de l’article 1er de la Constitution, notamment de ses trois premières phrases, cette affirmation ne confère en rien un brevet de constitutionnalité à une telle interprétation, en l’absence de décision du Conseil constitutionnel en ce sens. L’interprète légitime de la Constitution en France demeure le Conseil constitutionnel et ses décisions, en vertu de l’article 62 de la Constitution, « s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ». Seul le Conseil constitutionnel peut décider si l’interprétation par le Conseil d’Etat de l’article 28 de la loi de 1905 est conforme au principe constitutionnel de laïcité, alors même que cette interprétation a été réalisée par la formation la plus solennelle du Conseil d’Etat. Certes, la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d’Etat aurait alors conduit le juge suprême à évaluer le caractère « sérieux » de la question posée par les requérants portant sur la conformité à la Constitution… de sa propre interprétation de la Constitution. Dans ce cas, le juge suprême peut décider de renvoyer la question de constitutionnalité au juge constitutionnel en se fondant uniquement sur son caractère « nouveau » pour éviter d’avoir à se prononcer sur le bien-fondé de sa propre jurisprudence. Contrairement au Conseil d’Etat, le Conseil constitutionnel demeure relativement discret sur la signification du principe constitutionnel de laïcité. Sans remettre nécessairement en cause l’interprétation par le Haute juridiction administrative de l’article 28 de la loi de 1905, le renvoi de cette question de constitutionnalité au Conseil constitutionnel aurait sans doute permis d’éclairer le sens et la portée du principe de laïcité garanti par l’article 1er de la Constitution. Toutefois, eu égard au rôle de filtre joué par le Conseil d'Etat, la transmission était loin d'être acquise.

L’installation illégale de la crèche dépourvue, en l’absence d’usage local, de caractère artistique, culturel ou festif. Sur le fond de l’affaire, le tribunal administratif de Lyon a appliqué à la lettre les conditions posées par le Conseil d’Etat. Erigée au sein de l’hôtel de Région, siège lyonnais de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, l’installation de la crèche faisait l’objet, selon les arrêts de novembre 2016 du Conseil d’Etat, d’une interdiction de principe. Par exception, seules des circonstances particulières auraient pu permettre de lui conférer un caractère culturel, artistique ou festif. Le tribunal administratif de Lille avait eu à se prononcer, le 30 novembre 2016, sur la légalité de l’installation d’une crèche au sein de la mairie d’Hénin-Beaumont. A cette occasion, le juge lillois avait conclu à l’illégalité d’une telle décision en relevant que cette initiative n’était justifiée par aucune « tradition locale préexistante » (T.A. Lille, 2ème ch., 30 novembre 2016,M. X., n° 1509979). C’est également cette position qu’a adoptée la Cour administrative d’appel de Marseille pour annuler la décision du maire de Béziers d’installer une crèche dans l’enceinte de sa mairie (C.A.A. Marseille, 3 avril 2017, M. G. et la Ligue des droits de l’homme, n° 15MA03863). Le tribunal administratif de Lyon se place dans cette même perspective en affirmant qu’« aucune crèche de Noël n’a jamais été installée dans les locaux du siège lyonnais de la région Auvergne Rhône-Alpes ». Son installation n’est donc pas justifiée par l’existence d’une tradition ou d’un usage local particulier. Par ailleurs, le tribunal estime fort logiquement que la « promotion » du savoir-faire régional ne suffit pas à conférer un caractère culturel, artistique ou festif à cette crèche. La décision du Président de la Région Auvergne-Rhône-Alpes est donc illégale : elle méconnaît l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, qui interdit d’élever des emblèmes religieux dans des espaces publics, et le principe constitutionnel de neutralité religieuse des personnes publiques.

En creux de cette décision, le juge administratif de Lyon considère donc que l’installation de cette crèche a porté atteinte au principe constitutionnel de laïcité. Les jugements du tribunal administratif de Lyon du 5 octobre 2017 démontrent la nécessité pour les juges du fond de prendre en compte le contexte dans lequel s’inscrit la décision des représentants locaux d’installer une crèche de Noël sur un emplacement public. Seules des circonstances locales particulières peuvent conduire à affirmer que la crèche présente un caractère « artistique, culturel ou festif ». Ainsi, faisant application des critères posés par le Conseil d’Etat, la Cour administrative d’appel de Nantes a validé, le 6 octobre 2017, l’installation d’une crèche au sein de l’hôtel du Département de Vendée. Le juge nantais relève que l’installation de la crèche, qui intervient chaque année depuis plus de vingt ans, « résulte d’un usage local et d’une tradition festive ». En définitive, le refus du Conseil d’Etat d’affirmer que la crèche possède, par elle-même, une signification religieuse, invite le juge à faire porter son analyse sur le contexte politique et l’identité culturelle dans lesquels s’inscrit l’installation de la crèche sur un emplacement public.

L’affaire de la crèche de la Région Auvergne-Rhône-Alpes ne semble toutefois pas terminée puisque le Président de la Région a annoncé son intention d’interjeter appel des jugements de première instance.

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