Après avoir recouru à une expropriation plus de dix ans auparavant, une commune prend une délibération modifiant le plan d’occupation des sols, afin de classer une partie des parcelles expropriées en « emplacement réservé ». Cette démarche a également pour conséquence de faire obstacle à la rétrocession de ces parcelles. La Cour administrative d’Appel de Lyon, saisie de ce litige, identifie alors un détournement de pouvoir.
Même si, comme l’affirme le Professeur Hostiou, « le droit de rétrocession, laissé à l'entière discrétion de l'expropriant, se révèle être un leurre » (RFDA 2013. 259), il n’en demeure pas moins que l’expropriant peut être reconnu coupable de détournement de pouvoir dans sa tentative de faire échec à une requête en rétrocession. Tel est le cas dans l’affaire sur laquelle s’est prononcée la Cour Administrative d’Appel de Lyon le 26 janvier 2016.
Après avoir constaté l’absence d’aménagement de sa parcelle expropriée, M. D… adresse à la commune de Sainte-Marie-de-Cuines, par courrier daté du 19 juin 2008, une demande de rétrocession de son bien. En effet, la rétrocession de biens immobiliers ayant fait l’objet d’une expropriation régulière est possible dans l’hypothèse où les terrains expropriés n’ont pas reçu les aménagements déclarés d’utilité publique. Aux termes de l’article L.421-1 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique : « Si les immeubles expropriés n'ont pas reçu, dans le délai de cinq ans à compter de l'ordonnance d'expropriation, la destination prévue ou ont cessé de recevoir cette destination, les anciens propriétaires ou leurs ayants droit à titre universel peuvent en demander la rétrocession pendant un délai de trente ans à compter de l'ordonnance d'expropriation, à moins que ne soit requise une nouvelle déclaration d'utilité publique ».
L’expropriation, déclarée d’utilité publique plus de dix ans auparavant, avait pour objet la création d’un lotissement communal. Pour toute réponse, le conseil municipal a adopté une délibération le 23 novembre 2009 visant à modifier son plan d’occupation des sols, afin de classer ladite parcelle en emplacement réservé, en vue de la création d’un chemin piéton.
Cette délibération a été contestée devant le Tribunal Administratif de Grenoble, qui l’a annulée par un jugement du 15 avril 2014, estimant qu’elle n’avait été prise que dans le but de faire échec à la demande de rétrocession et constituait ainsi un détournement de pouvoir.
L’arrêt de la Cour fait apparaître la volonté de la personne publique de faire obstacle à la rétrocession d’un bien exproprié plus de cinq auparavant, sans pour autant recourir à une nouvelle déclaration d’utilité publique (1), et n’exclut pas la faculté pour la collectivité de faire obstacle la rétrocession au moyen d’une modification de la réglementation locale d’urbanisme (2).
1.L’absence des conditions nécessaires pour faire obstacle à la rétrocession
La Cour administrative d’appel de Lyon a examiné d’abord le bien-fondé de la demande de rétrocession, en constatant que les parcelles expropriées n’ont pas été aménagées conformément au projet reconnu d’utilité publique (A). Elle relève ensuite l’absence d’un nouvel acte déclaratif d’utilité publique, seul moyen pour une personne publique de faire obstacle à la rétrocession (B).
A. L’examen succinct du bien-fondé de la demande de rétrocession
Au regard de ces dispositions et de la jurisprudence de la Cour de cassation notamment, la condition principale à l’acceptation d’une demande de rétrocession est le respect de la destination prévue par l’ordonnance d’expropriation.
Les aménagements doivent donc être en lien avec l’opération déclarée d’utilité publique. Dans le cas d’espèce, le projet mentionné dans l’acte déclaratif d’utilité publique consistait en la création d’un lotissement communal (considérant 6). Or, il est constaté que « le lotissement dit Des Moulins » a été réalisé par la commune mais que les parcelles expropriées « n’ont finalement pas été utilisées » pour sa réalisation. En outre, la Cour précise que la commune « n’a procédé à aucun aménagement de ces terrains, alors qu’elle en était propriétaire depuis plus de dix ans à la date de la délibération en litige ». Il est cependant précisé que l’aménagement prévu a été réalisé, sur au moins une partie des parcelles expropriées à cette fin. Ce constat n’est pas sans interroger, au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation, qui a énoncé à plusieurs reprises que le respect de la destination donnée aux terrains expropriés, eu égard à l’objet du projet prévu dans l’ordonnance d’expropriation, doit être analysé à l’échelle de l’ensemble des parcelles expropriées (Voir notamment Cass. 3e Civ., 8 mars 1995) . En ce sens, le juge administratif entreprend une démarche analytique sensiblement différente de celle du juge judiciaire en ce qu’il ne se fonde que sur les aménagements exécutés ou non sur la parcelle litigieuse, et non pas sur l’ensemble de celles qui ont pu être expropriées dans le cadre de l’opération déclarée d’utilité publique.
B. L’absence de nouvel acte déclaratif d’utilité publique, ou l’impossibilité de faire obstacle à la demande de rétrocession
L’objectif des dispositions de l’article L. 421-1 précité est d’imposer la réalisation projetée et déclarée d’utilité publique dans un délai de cinq ans. Toutefois, il est possible, pour la personne publique bénéficiaire de l’expropriation, de requérir un nouvel acte déclaratif d’utilité publique au-delà de ce délai. Cette possibilité est particulièrement protectrice des intérêts de l’administration qui, notamment pour des raisons financières ou procédurales, n’aurait pas été à même de réaliser les opérations déclarées d’utilité publiques ayant nécessité l’expropriation. À travers cette démarche, le législateur, considérant l’utilité publique définitivement acquise, n’oppose que peu d’obstacles à la poursuite du projet dont l’intérêt général a été ainsi reconnu. L’intérêt général porté par l’opération demeure en tout état de cause supérieur à l’intérêt privé. Toutefois, la procédure de rétrocession permet de créer un équilibre entre les exigences de l’intérêt général et la protection de la propriété privée (en ce sens, v. H. Hoepffner, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle », Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 40, juin 2013). Ce point de vue a été celui du Conseil constitutionnel lorsqu’il a eu à se prononcer, en 2013, sur la conformité de ces dispositions à la Constitution, dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité : « en prévoyant que la réquisition d'une nouvelle déclaration d'utilité publique permet à elle-seule de faire obstacle à une demande de rétrocession formée par l'ancien propriétaire ou ses ayants droit, le législateur a entendu fixer des limites à l'exercice du droit de rétrocession afin que sa mise en œuvre ne puisse faire obstacle à la réalisation soit d'un projet d'utilité publique qui a été retardé soit d'un nouveau projet d'utilité publique se substituant à celui en vue duquel l'expropriation avait été ordonnée » (Cons. Const., 15 février 2013, Mme Suzanne P., n° 2012-292 QPC) . Le juge constitutionnel réaffirme ainsi que la seule limite au droit à la rétrocession d’un bien exproprié garanti par la Constitution ne peut être constituée que par la poursuite d’un but d’utilité publique : « qu’en instaurant le droit de rétrocession, le législateur a entendu renforcer [les] garanties légales assurant le respect de l'exigence constitutionnelle selon laquelle l'expropriation d'immeubles ou de droits réels immobiliers ne peut être ordonnée que pour la réalisation d'une opération dont l'utilité publique a été légalement constatée ». L’adoption d’une nouvelle déclaration d’utilité publique est ainsi l’unique moyen de faire échec à une requête en rétrocession émanant de la personne expropriée.
Le Conseil Constitutionnel confirme donc, à la suite de la Cour de cassation (Cass Civ. 3e, 30 mars 2012, M. Baptiste c/ Cne de Labastide-Clairence, no 12-4000, ), la constitutionnalitéde l’article L. 421-1 du code de l’expropriation. Cependant, le recours à un nouvel acte déclaratif d’utilité publique ne doit pas être abusif. Les juridictions administratives et judiciaires ont forgé une jurisprudence bien établie, mettant en lien l’adoption d’une déclaration d’utilité publique, le droit de rétrocession et le détournement de pouvoir. Ainsi le Conseil d’État a pu juger, en 2004, que le fait pour l’administration de prendre ou de requérir la prise d’une nouvelle DUP, dans le seul but de faire échec au droit de rétrocession de l’article L.12-6 du code de l’expropriation (nouvel article L.421-1), est constitutif d’un détournement de pouvoir : « Considérant que, si l'administration soutient que la nouvelle déclaration d'utilité publique avait pour objet la constitution d'une réserve foncière, il ressort des pièces du dossier […]que cette procédure a eu pour seul objet de faire obstacle au droit de rétrocession des anciens propriétaires; que cet acte est donc entaché de détournement de pouvoir [...] » (CE, 12 mai 2004, Département des Alpes Maritimes, n° 253586) .
Comme a pu l’évoquer le Professeur Hostiou, cette problématique dépasse le seul cas de l’expropriation et pose plus généralement la question du contrôle de l’utilité publique (R.Hostiou, « QPC et expropriation : droit de rétrocession et condition d'utilité publique », AJDA 2012, p. 2401) . Or, force est de constater que dans le cas d’espèce soumis à l’examen de la Cour de Lyon, aucun nouvel acte déclaratif d’utilité publique n’a été adopté à l’initiative de la commune. Pourtant, la commune appelante a cherché à démontrer l’existence de l’intérêt général qui a motivé la modification de son document d’urbanisme, en arguant de la nécessité de créer un chemin public sur les parcelles litigieuses. Cette dernière cherchait bel et bien à démontrer l’intérêt général de la délibération portant modification du PLU et ainsi, à inciter le juge administratif à mettre en balance cet intérêt général avec les droits de l’exproprié.
En tout état de cause, il ressort de la décision commentée que le principe selon lequel l’obstacle à la rétrocession opposé par une personne publique expropriante, si tant est qu’il soit légal, au regard des dispositions du code de l’expropriation, et conforme à l’article 17 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC), ne doit en aucun cas être abusif. En l’espèce, la commune choisit de recourir à la modification de son plan d’occupation des sols, une procédure administrative sensée être guidée par l’intérêt général. Cette démarche se trouve sans lien explicite avec la procédure d’expropriation, mais a cependant pour but d’empêcher la rétrocession.
2. La modification de la réglementation locale d’urbanisme, possibilité non exclue pour faire obstacle à la rétrocession malgré le constat d’un détournement de pouvoir
Après avoir constaté l’absence de déclaration d’utilité publique, qui est l’obstacle légal à l’exercice du droit de rétrocession, la Cour a effectué un contrôle des plus concrets afin de caractériser un détournement de pouvoir (A), sans toutefois exclure catégoriquement la possibilité de considérer une règle d’urbanisme nouvelle comme un obstacle à la rétrocession (B).
A. Un contrôle in concreto du détournement de pouvoir
La Cour, suivant les conclusions du rapporteur public, analyse concrètement la modification du document d’urbanisme portée par la délibération attaquée. D’abord, il est relevé que le rapport de présentation et le règlement du document d’urbanisme issus de cette modification sont contradictoires. À lui seul, ce constat aurait été de nature à entacher cette modification d’illégalité. Il est ainsi précisé que « les dispositions du rapport de présentation et celle du règlement sont entachées d’une contradiction manifeste » (considérant 4). Bien que ce seul constat fut suffisant pour déterminer l’illégalité de cette délibération (Voir en ce sens : CE 25 novembre 1994, n° 0125293 ; CAA Lyon 12 juin 2012, n° 11LY02359, CAA Versailles, 2 décembre 2004, n° 02VE02432), la Cour administrative d’appel ne s’est pas départie d’une analyse approfondie de l’intérêt général porté par ladite délibération au regard de l’atteinte au droit de propriété.
Lorsqu’un requérant allègue un détournement de pouvoir, au motif qu’une municipalité aurait pris une délibération en vue de faire échec à un projet d’aménagement foncier promu par un organisme privé, la juridiction administrative effectue un contrôle approfondi de l’objet de cette délibération. Par exemple, la délibération ayant pour résultat de faire échouer un projet privé de promotion immobilière n’est pas entachée de détournement de pouvoir, dès lors que l’aménagement ayant motivé l’adoption de ladite délibération répond aux objectifs fixés par l’article L. 300-1 du code de l’urbanisme (CAA Paris, 10 Janvier 2014, n° 13PA00790) . Or, il ressort de l’examen de la Cour que la décision contestée ne répond pas aux objectifs fixés le code de l’urbanisme, légitimant ainsi une démarche d’intérêt général.
Ainsi, le juge procède à l’analyse de la cohérence du projet nécessitant une modification du document d’urbanisme (considérant 6). La Cour relève, ici encore, une incohérence manifeste dans la préparation du projet de créer un chemin piéton à usage public ayant pour finalité l’accès à un canal. Alors même que, par la délibération litigieuse du 23 novembre 2009, le Conseil municipal a souhaité créer un emplacement réservé, il n’en a pas été de même pour des parcelles situées à proximité dudit canal et qui ont été vendues antérieurement (délibérations des 30 mai et 9 juillet 2008). Ainsi, la démarche de créer un emplacement réservé semble incohérente.
Enfin, l’intérêt général porté par la délibération litigieuse est pour le moins réduit, du fait même que le canal à proximité duquel la commune souhaite créer un chemin piéton public afin de contribuer à son entretien, n’appartient pas à la commune. Mentionnant, en dernier lieu, le fait que le projet de chemin piétonnier envisagé par la commune, déboucherait à proximité d’un échangeur autoroutier, la Cour liste un ensemble d’éléments démontrant les incohérences du projet porté par la délibération litigieuse.
En définitive, à travers cet arrêt, la Cour administrative d’appel de Lyon effectue un contrôle concret de l’intérêt général porté par la décision administrative contestée et rend une décision d’espèce concluant au détournement de pouvoir, sans pour autant se prononcer sur la possibilité, pour une commune de prévoir la modification de son document d’urbanisme, pour faire obstacle au droit de rétrocession.
B. La modification du document d’urbanisme, un obstacle à la rétrocession non expressément exclu par la Cour
Ce qui fait l’originalité de cette décision est qu’elle ne fait pas référence à une déclaration d’utilité publique faisant obstacle au droit de rétrocession, mais qu’elle effectue un lien entre ce droit et la réglementation locale d’urbanisme. Le contentieux ayant abouti à cette décision ne concerne pas une procédure d’expropriation pour cause d’utilité publique, mais bien la modification d’un document d’urbanisme. Cependant, l’objectif du requérant était bien de pouvoir faire usage de son droit de rétrocession.
Ainsi, et selon une logique similaire au raisonnement développé par le Conseil d’État dans l’arrêt précité de 2004, la Cour relève que la délibération litigieuse « n’a été prise que dans le but de faire échec à la rétrocession ».
Cependant, et bien que le détournement de pouvoir ne fasse guère de doute en l’espèce, la modification d’un document d’urbanisme peut-elle être considérée comme un empêchement au droit de rétrocession ? La Cour de Lyon ne ferme pas la porte à une telle possibilité. Si la modification du document d’urbanisme avait été justifiée par un intérêt général avéré, et n’avait pas été la cause d’une incohérence entre rapport de présentation et règlement, aurait-elle été annulée ? Il n’y aurait alors pas eu détournement de pouvoir. Ainsi, la planification de l’occupation des terrains expropriés mais non aménagés constitue-t-elle un obstacle à la demande de rétrocession devant le juge judiciaire ? Une telle hypothèse serait de nature à engendrer une nouvelle exception à l’article L.421-1 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique. Elle n’est pour autant pas sans fondement. Il ressort en effet de l’article précité et de la jurisprudence qui en découle, que seule la réquisition par l’administration d’une nouvelle déclaration d’utilité publique est de nature à faire obstacle à la rétrocession demandée par l’ancien propriétaire du bien exproprié. Cette simple demande d’acte déclaratif d’utilité publique ne préjuge en rien de la reconnaissance de cette utilité. La volonté de modifier les dispositions du plan local d’urbanisme, portée par une délibération de l’assemblée délibérante compétente et fondée sur la poursuite d’un intérêt général avéré, pourrait justifier l’atteinte au droit de l’ancien propriétaire de réclamer la rétrocession du bien.
Si cette hypothèse est intéressante, son application soulève un certain nombre de questions. Au regard de la jurisprudence d’abord, qui limite grandement les possibilités légales de faire échec au droit de rétrocession. À cet égard, l’exercice du droit de préemption par une collectivité ne peut légalement faire obstacle à la rétrocession (CAA Marseille, 18 avr. 2014, Gondinet c/ Cne de Six-Fours-les-Plages, req. no 13MA0151) . Pour autant, dans certains cas, la Cour de cassation a approuvé la décision d’une Cour d’appel qui n’avait pas fait droit à la demande de rétrocession de l’ancien propriétaire d’une parcelle n’ayant pas fait l’objet d’aménagement. Pour ce faire, elle a retenu que cette parcelle, ayant été acquise par le Conservatoire du Littoral, a « reçu l'affectation prévue par la déclaration d'utilité publique », étant donné que l’utilité publique en l’espèce consistait dans « la sauvegarde de l'espace littoral, le respect du site et l'équilibre écologique des milieux dunaires du Cap Ferret, ce qui n'exigeait pas nécessairement des travaux » (Cass., 3ème Civ, 23 sept. 2014, n° 13-22.600).
Ainsi, il existe bien des cas particuliers où il ne peut être fait droit à une demande de rétrocession même en l’absence d’aménagement de la parcelle expropriée. Se pose alors la question de la modification d’un document d’urbanisme fixant un emplacement réservé en application de l’article L. 121-1 du code de l’urbanisme. Cette possibilité semble cependant devoir être écartée rapidement car, comme le mentionnent les conclusions du rapporteur public sous l’arrêt ici commenté, cette procédure n’a pas vocation à être mise en œuvre sur un terrain dont la collectivité est déjà propriétaire. L’arrêt mentionne d’ailleurs en son considérant n° 06 que la « commune a décidé de créer un emplacement réservé sur un terrain lui appartenant et dont elle détenait déjà la maîtrise », soulignant le caractère paradoxal de l’objet de la modification du document d’urbanisme.