Décision de justice

CAA Lyon, 1ère chambre – N° 14LY01835 – Commune de Sainte-Marie-De-Cuines – 26 janvier 2016 – C+

Juridiction : CAA Lyon

Numéro de la décision : 14LY01835

Numéro Légifrance : CETATEXT000031973370

Date de la décision : 26 janvier 2016

Code de publication : C+

Index

Mots-clés

Expropriation, Rétrocession, Déclaration d’utilité publique, Délibération du conseil municipal, Détournement de pouvoir, Appel

Rubriques

Urbanisme et environnement

Résumé

La déclaration d’utilité publique prise dans le seul but de faire échec à une rétrocession d’un terrain exproprié est entachée d’un détournement de pouvoir

Aux termes de l’article L. 12-6 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique alors en vigueur, le propriétaire d’un immeuble exproprié peut en demander la rétrocession dès lors qu’il n’a pas reçu la destination prévue ou cessé de recevoir cette destination dans le délai de 5 ans suivant l’expropriation, sauf en cas de nouvelle déclaration d’utilité publique prise par la collectivité expropriante.  En l’espèce, le propriétaire de terrains expropriés en sollicite la rétrocession, plus de dix ans après la mesure d’expropriation prise à son encontre. La commune de Sainte-Marie-De-Cuines, par la délibération du conseil municipal en litige, modifie le plan d’occupation des sols en ayant pour objectif la création d’un cheminement piéton à usage public, notamment sur les parcelles contestées. Il ressort de la décision présentée que le juge administratif, par une analyse concrète des motifs et de l’opportunité de la délibération du conseil municipal, relève que la décision n’a été prise que dans le but de faire échec à la demande de rétrocession des terrains en cause. Dans ces circonstances, la délibération du conseil municipal contestée est entachée de détournement de pouvoir et doit être annulée.

Conclusions du rapporteur public

Jean-Paul Vallecchia

Rapporteur public à la cour administrative d'appel de Lyon

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DOI : 10.35562/alyoda.6233

C’est donc dans la suite du recours contentieux introduit par M. R.propriétaire foncier sur le territoire de la Commune de Sainte-Marie de Cuines, en Savoie, dans la Vallée de la Maurienne, que les magistrats de la 5ème chambre du Tribunal Administratif de Grenoble ont, par jugement n° 1000703 du 15 avril 2014, annulé la délibération du 23 novembre 2009 approuvant la modification n° 5 du Plan d’Occupation des Sols (POS) de la Commune, modification ayant notamment eu pour objet d’instituer un emplacement réservé n° 04 le long du canal des Moulins, au droit du lotissement communal des Moulins, emplacement réservé grevant la propriété de M. R..

Les premiers juges ont fondé leur annulation sur la contradiction qui existerait entre le Rapport de Présentation du POS, défini par les articles R.123-1 et 2 du Code de l’Urbanisme, et le règlement de la zone INA, et, en outre, sur l’absence de démonstration par la Commune de l’intérêt et de la réalité du projet de réalisation d’un cheminement piétonnier le long du canal des Moulins, la Commune ayant de plus, selon les premiers juges, eu recours à la procédure de l’emplacement réservé exclusivement pour faire échec à la procédure de rétrocession engagée par M. R. sur le fondement de l’article L.12-6 du Code de l’Expropriation pour Cause d’Utilité Publique, ce qui est donc constitutif d’un détournement de pouvoir.

La Commune de Sainte-Marie de Cuines relève appel de ce jugement du Tribunal Administratif de Grenoble, et entend essentiellement, par sa requête, contester le détournement de pouvoir qui a été retenue à son encontre par les premiers juges. Il ne s’agit cependant pas d’un appel partiel, en tant que le jugement de première instance a retenu un détournement de pouvoir, puisqu’une seule décision est contestée, la délibération du 23 novembre 2009 approuvant la modification n° 05 du Plan d’Occupation des Sols (POS) de la Commune, et que l’annulation de cette décision, dont il est relevé appel, est intervenue sur deux fondements. Par l’effet dévolutif de l’appel, il faudra en conséquence examiner aussi, même si cela n’est plus discuté, l’autre motif d’annulation.

La Commune rappelle dans un premier temps en quoi a principalement consisté la modification n° 05 de son Plan d’Occupation des Sols (POS), avec, d’une part, au sein de la zone INA dite Rubot, située au chef-lieu, sur une superficie de quelque 11.000 m², un nouveau groupe scolaire et une zone d’habitat de type individuel, d’autre part, au sein de la même zone INA Rubot, une superficie de quelque 7000 m², en bordure de la Route Départementale (RD) 74, un autre secteur réservé à l’habitat.

Dans le cadre de cette nouvelle organisation de la zone INA Rubot, l’extension d’un emplacement réservé n° 04 de 180 m², pour aboutir à une surface totale de 300 m² classée en zone UC, emplacement réservé dénommé « piste d’entretien du canal et cheminement piéton à l’usage du public », cette extension viendra rejoindre l’emplacement réservé n° 03, lui-même augmenté de 150 m² pour totaliser 488 m², emplacement réservé n° 03 également dénommé « piste d’entretien du canal et cheminement piéton à usage du public », ces deux extensions devant au final, selon la Commune, constituer un cheminement piétonnier sécurisé et paysager à usage public le long du canal des Moulins destiné à faire la jonction entre le chef-lieu et un futur espace aménagé, vers la Voie Communale dite de Marcillet.

Enfin la modification n° 5 du POS de la Commune de Sainte-Marie de Cuines a prévu la possibilité d’implanter des logements de fonction en zones NC et ND.

Comme l’indique la Commune dans sa requête d’appel la contestation de M. R. n’a porté que sur l’emplacement réservé n° 4.

La Commune rappelle en outre que le Commissaire enquêteur a émis, le 6 novembre 2009, un avis favorable au projet de modification n° 5 du POS, précisant, en ce qui concerne les deux emplacements réservés n°s 3 et 4, qu’il ne s’agissait que d’une amélioration, nécessaire selon lui, de l’usage actuel de la piste d’entretien du canal des Moulins pour assurer une meilleure desserte réservée aux piétons depuis le centre de la Commune jusqu’au lotissement des Moulins.

Selon la Commune, contrairement à ce qui a été affirmé par le Tribunal, le cheminement le long du canal des Moulins n’aboutit pas à un parking poids lourds mais à un espace non encore aménagé utilisé comme parking avec la bienveillance des autorités communales, dans l’attente d’un aménagement dont le principe a été arrêté par délibération du 22 septembre 2011.

Si la Commune reconnaît, comme l’a relevé le Tribunal, que ces emplacements réservés empiètent sur des parcelles de terrain cédées par la Commune alors qu’elle les avait acquises par la voie de l’expropriation, elle estime toutefois que cette circonstance n’est pas de nature à remettre en cause l’intérêt général de l’opération qui est envisagée.

Quant à la procédure de rétrocession engagée par M. R. devant le juge judiciaire, la Commune ne la conteste pas mais renverse la perspective en ajoutant que faute d’avoir construit dans le délai prescrit sur le lot n° 09 acquis au sein du lotissement communal de Marcillet 2 et faute d’entretenir leur propriété inconstruite la Commune a dû elle-même s’engager (c’est ce qu’elle déclare) dans une procédure de rétrocession.

L’emplacement réservé dont il s’agit, qui a été instauré par la Commune de Sainte-Marie de Cuines en application des dispositions de l’article L.123-1 8°) du Code de l’Urbanisme qui était alors en vigueur, doit évidemment répondre à un objectif d’intérêt général, lequel permet à la collectivité publique de geler l’utilisation d’une propriété foncière, dans l’attente de la réalisation d’un tel projet, sans pour autant que ce projet soit déjà très élaboré : voyez par exemple sur ce point les décisions du Conseil d’Etat n° 296439 du 7 juillet 2008 Communauté de Communes de Verdun et Conseil d'Etat n° 0351202 du 26 février 2014 Société Gestion Camping Caravaning.

Dans notre affaire, il faut tout de suite préciser que l’emplacement réservé n° 03 correspond à une propriété communale, plus exactement à une propriété qui, à l’origine, était celle de M. R.et qui est devenue communale, il y a plus de dix ans, dans la suite de la procédure d’expropriation engagée pour la réalisation du lotissement Les Moulins. Or, comme vous le reconnaîtrait aisément, il n’est pas habituel qu’une Commune instaure un emplacement réservé sur une propriété dont elle détient la maîtrise foncière, l’objectif de l’emplacement réservé étant justement de geler l’utilisation d’une propriété foncière qui, du fait de son propriétaire privé, pourrait échapper à la collectivité publique.

Cette anomalie pourrait bien effectivement résulter de la démarche de rétrocession engagée par M. R. auprès de la Commune par lettre du 19 juin 2008 sur le fondement de l’article L.12-6 du Code de l’Expropriation pour Cause d’Utilité Publique, démarche réitérée le 14 juin 2009 faute de réponse de la Commune, alors que la Commune de Sainte-Marie de Cuines s’est engagée dans la modification n° 5 de son POS par délibération de son Conseil Municipal du 23 juillet 2009. Il y a là un enchaînement assez troublant.

Alors que la Commune de Sainte-Marie de Cuines est propriétaire depuis plus de 10 ans des terrains qui lui permettaient de réaliser son projet de cheminement piétonnier, elle n’en a rien fait, ni pour le chemin lui-même, ni pour l’espace paysager qui devait être créé à proximité du lotissement ; elle a, au contraire, comme elle le reconnaît d’ailleurs elle-même, cédé certains terrains se situant le long du canal, ce qui ne lui permettra plus de réaliser la totalité du parcours, et a engagé au mois de juillet 2009 une procédure de modification de son POS pour étendre des emplacements réservés sur des terrains dont elle a déjà la maîtrise et notamment sur une bande de terrain le long du canal des Moulins dont M. R. demande légitimement la rétrocession. La Commune peut difficilement, dans ce contexte, nier le fait qu’elle tente, par l’utilisation de la procédure de l’emplacement réservé, de faire échec à la rétrocession que tente d’obtenir M. R.. L’emplacement réservé en cause est complètement détourné de son objectif légal. Le détournement de pouvoir qui a été retenu par les premiers juges, ce qui n’est pas fréquent, nous paraît devoir être confirmé sans beaucoup d’hésitation.

Pour le reste, c'est-à-dire la question de la contradiction entre le Rapport de Présentation attaché à la modification n° 5 du POS et le règlement du POS, il ne nous semble pas non plus que l’appréciation des premiers juges devra être remise en cause puisque si, comme nous l’avons dit, la modification adoptée prévoit en zone INA deux zones d’habitat, dont une d’habitat permanent de type individuel, le règlement de la zone issu de cette modification n’autorise, lui, que les lotissements et opérations d’ensemble à usage d’habitation, individuelles ou groupées, sous réserve qu’ils portent sur la totalité de la zone.

Par ces motifs nous concluons, au rejet, dans toutes ses conclusions, de la requête d’appel de la Commune de Sainte-Marie de Cuines contre le jugement n° 1000703 du 15 avril 2014 du Tribunal Administratif de Grenoble et à ce que soit mise à la charge de cette dernière une somme de 1500 euros qui sera versée à M. R. au titre des frais irrépétibles.

Droits d'auteur

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La modification d'un document d'urbanisme dans le but d'empêcher une rétrocession, un exemple de détournement de pouvoir

Gaëtan Bailly

Doctorant à l'Université Jean Moulin Lyon 3 - Equipe de droit public de Lyon

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DOI : 10.35562/alyoda.6234

Après avoir recouru à une expropriation plus de dix ans auparavant, une commune prend une délibération modifiant le plan d’occupation des sols, afin de classer une partie des parcelles expropriées en « emplacement réservé ». Cette démarche a également pour conséquence de faire obstacle à la rétrocession de ces parcelles. La Cour administrative d’Appel de Lyon, saisie de ce litige, identifie alors un détournement de pouvoir.

Même si, comme l’affirme le Professeur Hostiou, « le droit de rétrocession, laissé à l'entière discrétion de l'expropriant, se révèle être un leurre » (RFDA 2013. 259), il n’en demeure pas moins que l’expropriant peut être reconnu coupable de détournement de pouvoir dans sa tentative de faire échec à une requête en rétrocession. Tel est le cas dans l’affaire sur laquelle s’est prononcée la Cour Administrative d’Appel de Lyon le 26 janvier 2016.

Après avoir constaté l’absence d’aménagement de sa parcelle expropriée, M. D… adresse à la commune de Sainte-Marie-de-Cuines, par courrier daté du 19 juin 2008, une demande de rétrocession de son bien. En effet, la rétrocession de biens immobiliers ayant fait l’objet d’une expropriation régulière est possible dans l’hypothèse où les terrains expropriés n’ont pas reçu les aménagements déclarés d’utilité publique. Aux termes de l’article L.421-1 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique : « Si les immeubles expropriés n'ont pas reçu, dans le délai de cinq ans à compter de l'ordonnance d'expropriation, la destination prévue ou ont cessé de recevoir cette destination, les anciens propriétaires ou leurs ayants droit à titre universel peuvent en demander la rétrocession pendant un délai de trente ans à compter de l'ordonnance d'expropriation, à moins que ne soit requise une nouvelle déclaration d'utilité publique ».

L’expropriation, déclarée d’utilité publique plus de dix ans auparavant, avait pour objet la création d’un lotissement communal. Pour toute réponse, le conseil municipal a adopté une délibération le 23 novembre 2009 visant à modifier son plan d’occupation des sols, afin de classer ladite parcelle en emplacement réservé, en vue de la création d’un chemin piéton.

Cette délibération a été contestée devant le Tribunal Administratif de Grenoble, qui l’a annulée par un jugement du 15 avril 2014, estimant qu’elle n’avait été prise que dans le but de faire échec à la demande de rétrocession et constituait ainsi un détournement de pouvoir.

L’arrêt de la Cour fait apparaître la volonté de la personne publique de faire obstacle à la rétrocession d’un bien exproprié plus de cinq auparavant, sans pour autant recourir à une nouvelle déclaration d’utilité publique (1), et n’exclut pas la faculté pour la collectivité de faire obstacle la rétrocession au moyen d’une modification de la réglementation locale d’urbanisme (2).

1.L’absence des conditions nécessaires pour faire obstacle à la rétrocession

La Cour administrative d’appel de Lyon a examiné d’abord le bien-fondé de la demande de rétrocession, en constatant que les parcelles expropriées n’ont pas été aménagées conformément au projet reconnu d’utilité publique (A). Elle relève ensuite l’absence d’un nouvel acte déclaratif d’utilité publique, seul moyen pour une personne publique de faire obstacle à la rétrocession (B).

A. L’examen succinct du bien-fondé de la demande de rétrocession

Au regard de ces dispositions et de la jurisprudence de la Cour de cassation notamment, la condition principale à l’acceptation d’une demande de rétrocession est le respect de la destination prévue par l’ordonnance d’expropriation.

Les aménagements doivent donc être en lien avec l’opération déclarée d’utilité publique. Dans le cas d’espèce, le projet mentionné dans l’acte déclaratif d’utilité publique consistait en la création d’un lotissement communal (considérant 6). Or, il est constaté que « le lotissement dit Des Moulins » a été réalisé par la commune mais que les parcelles expropriées « n’ont finalement pas été utilisées » pour sa réalisation. En outre, la Cour précise que la commune « n’a procédé à aucun aménagement de ces terrains, alors qu’elle en était propriétaire depuis plus de dix ans à la date de la délibération en litige ». Il est cependant précisé que l’aménagement prévu a été réalisé, sur au moins une partie des parcelles expropriées à cette fin. Ce constat n’est pas sans interroger, au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation, qui a énoncé à plusieurs reprises que le respect de la destination donnée aux terrains expropriés, eu égard à l’objet du projet prévu dans l’ordonnance d’expropriation, doit être analysé à l’échelle de l’ensemble des parcelles expropriées (Voir notamment Cass. 3e Civ., 8 mars 1995) . En ce sens, le juge administratif entreprend une démarche analytique sensiblement différente de celle du juge judiciaire en ce qu’il ne se fonde que sur les aménagements exécutés ou non sur la parcelle litigieuse, et non pas sur l’ensemble de celles qui ont pu être expropriées dans le cadre de l’opération déclarée d’utilité publique.

B. L’absence de nouvel acte déclaratif d’utilité publique, ou l’impossibilité de faire obstacle à la demande de rétrocession

L’objectif des dispositions de l’article L. 421-1 précité est d’imposer la réalisation projetée et déclarée d’utilité publique dans un délai de cinq ans. Toutefois, il est possible, pour la personne publique bénéficiaire de l’expropriation, de requérir un nouvel acte déclaratif d’utilité publique au-delà de ce délai. Cette possibilité est particulièrement protectrice des intérêts de l’administration qui, notamment pour des raisons financières ou procédurales, n’aurait pas été à même de réaliser les opérations déclarées d’utilité publiques ayant nécessité l’expropriation. À travers cette démarche, le législateur, considérant l’utilité publique définitivement acquise, n’oppose que peu d’obstacles à la poursuite du projet dont l’intérêt général a été ainsi reconnu. L’intérêt général porté par l’opération demeure en tout état de cause supérieur à l’intérêt privé. Toutefois, la procédure de rétrocession permet de créer un équilibre entre les exigences de l’intérêt général et la protection de la propriété privée (en ce sens, v. H. Hoepffner, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle », Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 40, juin 2013). Ce point de vue a été celui du Conseil constitutionnel lorsqu’il a eu à se prononcer, en 2013, sur la conformité de ces dispositions à la Constitution, dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité : « en prévoyant que la réquisition d'une nouvelle déclaration d'utilité publique permet à elle-seule de faire obstacle à une demande de rétrocession formée par l'ancien propriétaire ou ses ayants droit, le législateur a entendu fixer des limites à l'exercice du droit de rétrocession afin que sa mise en œuvre ne puisse faire obstacle à la réalisation soit d'un projet d'utilité publique qui a été retardé soit d'un nouveau projet d'utilité publique se substituant à celui en vue duquel l'expropriation avait été ordonnée » (Cons. Const., 15 février 2013, Mme Suzanne P., n° 2012-292 QPC) . Le juge constitutionnel réaffirme ainsi que la seule limite au droit à la rétrocession d’un bien exproprié garanti par la Constitution ne peut être constituée que par la poursuite d’un but d’utilité publique : « qu’en instaurant le droit de rétrocession, le législateur a entendu renforcer [les] garanties légales assurant le respect de l'exigence constitutionnelle selon laquelle l'expropriation d'immeubles ou de droits réels immobiliers ne peut être ordonnée que pour la réalisation d'une opération dont l'utilité publique a été légalement constatée ». L’adoption d’une nouvelle déclaration d’utilité publique est ainsi l’unique moyen de faire échec à une requête en rétrocession émanant de la personne expropriée.

Le Conseil Constitutionnel confirme donc, à la suite de la Cour de cassation (Cass Civ. 3e, 30 mars 2012, M. Baptiste c/ Cne de Labastide-Clairence, no 12-4000, ), la constitutionnalitéde l’article L. 421-1 du code de l’expropriation. Cependant, le recours à un nouvel acte déclaratif d’utilité publique ne doit pas être abusif. Les juridictions administratives et judiciaires ont forgé une jurisprudence bien établie, mettant en lien l’adoption d’une déclaration d’utilité publique, le droit de rétrocession et le détournement de pouvoir. Ainsi le Conseil d’État a pu juger, en 2004, que le fait pour l’administration de prendre ou de requérir la prise d’une nouvelle DUP, dans le seul but de faire échec au droit de rétrocession de l’article L.12-6 du code de l’expropriation (nouvel article L.421-1), est constitutif d’un détournement de pouvoir : « Considérant que, si l'administration soutient que la nouvelle déclaration d'utilité publique avait pour objet la constitution d'une réserve foncière, il ressort des pièces du dossier […]que cette procédure a eu pour seul objet de faire obstacle au droit de rétrocession des anciens propriétaires; que cet acte est donc entaché de détournement de pouvoir [...] » (CE, 12 mai 2004, Département des Alpes Maritimes, n° 253586) .

Comme a pu l’évoquer le Professeur Hostiou, cette problématique dépasse le seul cas de l’expropriation et pose plus généralement la question du contrôle de l’utilité publique (R.Hostiou, « QPC et expropriation : droit de rétrocession et condition d'utilité publique », AJDA 2012, p. 2401) . Or, force est de constater que dans le cas d’espèce soumis à l’examen de la Cour de Lyon, aucun nouvel acte déclaratif d’utilité publique n’a été adopté à l’initiative de la commune. Pourtant, la commune appelante a cherché à démontrer l’existence de l’intérêt général qui a motivé la modification de son document d’urbanisme, en arguant de la nécessité de créer un chemin public sur les parcelles litigieuses. Cette dernière cherchait bel et bien à démontrer l’intérêt général de la délibération portant modification du PLU et ainsi, à inciter le juge administratif à mettre en balance cet intérêt général avec les droits de l’exproprié.

En tout état de cause, il ressort de la décision commentée que le principe selon lequel l’obstacle à la rétrocession opposé par une personne publique expropriante, si tant est qu’il soit légal, au regard des dispositions du code de l’expropriation, et conforme à l’article 17 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC), ne doit en aucun cas être abusif. En l’espèce, la commune choisit de recourir à la modification de son plan d’occupation des sols, une procédure administrative sensée être guidée par l’intérêt général. Cette démarche se trouve sans lien explicite avec la procédure d’expropriation, mais a cependant pour but d’empêcher la rétrocession.

2. La modification de la réglementation locale d’urbanisme, possibilité non exclue pour faire obstacle à la rétrocession malgré le constat d’un détournement de pouvoir

Après avoir constaté l’absence de déclaration d’utilité publique, qui est l’obstacle légal à l’exercice du droit de rétrocession, la Cour a effectué un contrôle des plus concrets afin de caractériser un détournement de pouvoir (A), sans toutefois exclure catégoriquement la possibilité de considérer une règle d’urbanisme nouvelle comme un obstacle à la rétrocession (B).

A. Un contrôle in concreto du détournement de pouvoir

La Cour, suivant les conclusions du rapporteur public, analyse concrètement la modification du document d’urbanisme portée par la délibération attaquée. D’abord, il est relevé que le rapport de présentation et le règlement du document d’urbanisme issus de cette modification sont contradictoires. À lui seul, ce constat aurait été de nature à entacher cette modification d’illégalité. Il est ainsi précisé que « les dispositions du rapport de présentation et celle du règlement sont entachées d’une contradiction manifeste » (considérant 4). Bien que ce seul constat fut suffisant pour déterminer l’illégalité de cette délibération (Voir en ce sens : CE 25 novembre 1994, n° 0125293 ; CAA Lyon 12 juin 2012, n° 11LY02359, CAA Versailles, 2 décembre 2004, n° 02VE02432), la Cour administrative d’appel ne s’est pas départie d’une analyse approfondie de l’intérêt général porté par ladite délibération au regard de l’atteinte au droit de propriété.

Lorsqu’un requérant allègue un détournement de pouvoir, au motif qu’une municipalité aurait pris une délibération en vue de faire échec à un projet d’aménagement foncier promu par un organisme privé, la juridiction administrative effectue un contrôle approfondi de l’objet de cette délibération. Par exemple, la délibération ayant pour résultat de faire échouer un projet privé de promotion immobilière n’est pas entachée de détournement de pouvoir, dès lors que l’aménagement ayant motivé l’adoption de ladite délibération répond aux objectifs fixés par l’article L. 300-1 du code de l’urbanisme (CAA Paris, 10 Janvier 2014, n° 13PA00790) . Or, il ressort de l’examen de la Cour que la décision contestée ne répond pas aux objectifs fixés le code de l’urbanisme, légitimant ainsi une démarche d’intérêt général.

Ainsi, le juge procède à l’analyse de la cohérence du projet nécessitant une modification du document d’urbanisme (considérant 6). La Cour relève, ici encore, une incohérence manifeste dans la préparation du projet de créer un chemin piéton à usage public ayant pour finalité l’accès à un canal. Alors même que, par la délibération litigieuse du 23 novembre 2009, le Conseil municipal a souhaité créer un emplacement réservé, il n’en a pas été de même pour des parcelles situées à proximité dudit canal et qui ont été vendues antérieurement (délibérations des 30 mai et 9 juillet 2008). Ainsi, la démarche de créer un emplacement réservé semble incohérente.

Enfin, l’intérêt général porté par la délibération litigieuse est pour le moins réduit, du fait même que le canal à proximité duquel la commune souhaite créer un chemin piéton public afin de contribuer à son entretien, n’appartient pas à la commune. Mentionnant, en dernier lieu, le fait que le projet de chemin piétonnier envisagé par la commune, déboucherait à proximité d’un échangeur autoroutier, la Cour liste un ensemble d’éléments démontrant les incohérences du projet porté par la délibération litigieuse.

En définitive, à travers cet arrêt, la Cour administrative d’appel de Lyon effectue un contrôle concret de l’intérêt général porté par la décision administrative contestée et rend une décision d’espèce concluant au détournement de pouvoir, sans pour autant se prononcer sur la possibilité, pour une commune de prévoir la modification de son document d’urbanisme, pour faire obstacle au droit de rétrocession.

B. La modification du document d’urbanisme, un obstacle à la rétrocession non expressément exclu par la Cour

Ce qui fait l’originalité de cette décision est qu’elle ne fait pas référence à une déclaration d’utilité publique faisant obstacle au droit de rétrocession, mais qu’elle effectue un lien entre ce droit et la réglementation locale d’urbanisme. Le contentieux ayant abouti à cette décision ne concerne pas une procédure d’expropriation pour cause d’utilité publique, mais bien la modification d’un document d’urbanisme. Cependant, l’objectif du requérant était bien de pouvoir faire usage de son droit de rétrocession.

Ainsi, et selon une logique similaire au raisonnement développé par le Conseil d’État dans l’arrêt précité de 2004, la Cour relève que la délibération litigieuse « n’a été prise que dans le but de faire échec à la rétrocession ».

Cependant, et bien que le détournement de pouvoir ne fasse guère de doute en l’espèce, la modification d’un document d’urbanisme peut-elle être considérée comme un empêchement au droit de rétrocession ? La Cour de Lyon ne ferme pas la porte à une telle possibilité. Si la modification du document d’urbanisme avait été justifiée par un intérêt général avéré, et n’avait pas été la cause d’une incohérence entre rapport de présentation et règlement, aurait-elle été annulée ? Il n’y aurait alors pas eu détournement de pouvoir. Ainsi, la planification de l’occupation des terrains expropriés mais non aménagés constitue-t-elle un obstacle à la demande de rétrocession devant le juge judiciaire ? Une telle hypothèse serait de nature à engendrer une nouvelle exception à l’article L.421-1 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique. Elle n’est pour autant pas sans fondement. Il ressort en effet de l’article précité et de la jurisprudence qui en découle, que seule la réquisition par l’administration d’une nouvelle déclaration d’utilité publique est de nature à faire obstacle à la rétrocession demandée par l’ancien propriétaire du bien exproprié. Cette simple demande d’acte déclaratif d’utilité publique ne préjuge en rien de la reconnaissance de cette utilité. La volonté de modifier les dispositions du plan local d’urbanisme, portée par une délibération de l’assemblée délibérante compétente et fondée sur la poursuite d’un intérêt général avéré, pourrait justifier l’atteinte au droit de l’ancien propriétaire de réclamer la rétrocession du bien.

Si cette hypothèse est intéressante, son application soulève un certain nombre de questions. Au regard de la jurisprudence d’abord, qui limite grandement les possibilités légales de faire échec au droit de rétrocession. À cet égard, l’exercice du droit de préemption par une collectivité ne peut légalement faire obstacle à la rétrocession (CAA Marseille, 18 avr. 2014, Gondinet c/ Cne de Six-Fours-les-Plages, req. no 13MA0151) . Pour autant, dans certains cas, la Cour de cassation a approuvé la décision d’une Cour d’appel qui n’avait pas fait droit à la demande de rétrocession de l’ancien propriétaire d’une parcelle n’ayant pas fait l’objet d’aménagement. Pour ce faire, elle a retenu que cette parcelle, ayant été acquise par le Conservatoire du Littoral, a « reçu l'affectation prévue par la déclaration d'utilité publique », étant donné que l’utilité publique en l’espèce consistait dans « la sauvegarde de l'espace littoral, le respect du site et l'équilibre écologique des milieux dunaires du Cap Ferret, ce qui n'exigeait pas nécessairement des travaux » (Cass., 3ème Civ, 23 sept. 2014, n° 13-22.600).

Ainsi, il existe bien des cas particuliers où il ne peut être fait droit à une demande de rétrocession même en l’absence d’aménagement de la parcelle expropriée. Se pose alors la question de la modification d’un document d’urbanisme fixant un emplacement réservé en application de l’article L. 121-1 du code de l’urbanisme. Cette possibilité semble cependant devoir être écartée rapidement car, comme le mentionnent les conclusions du rapporteur public sous l’arrêt ici commenté, cette procédure n’a pas vocation à être mise en œuvre sur un terrain dont la collectivité est déjà propriétaire. L’arrêt mentionne d’ailleurs en son considérant n° 06 que la « commune a décidé de créer un emplacement réservé sur un terrain lui appartenant et dont elle détenait déjà la maîtrise », soulignant le caractère paradoxal de l’objet de la modification du document d’urbanisme.

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