Le juge administratif n'est pas compétent pour connaître des conclusions indemnitaires formées par la famille d'une personne s'étant suicidée en cellule de dégrisement dès lors que cette personne a été préalablement placée en garde-à-vue.
Au soir du 26 novembre 2003, alertés par un appel anonyme faisant état d'un coup de feu et de la présence d'une personne armée dans la rue du Lycée à Dijon, les services de police ont décidé de se rendre sur place. Ils y ont trouvé M.S., un homme excité brandissant un « grand couteau de cuisine » et portant « à la ceinture une arme de poing » ; ils l'ont désarmé, menotté et conduit à l'hôtel de police. M. S. a alors été mis en garde-à-vue ; il a subi un examen médical révélant son état d'ébriété et a été placé en cellule de dégrisement. Laissé sans surveillance pendant une dizaine de minutes, il a été retrouvé pendu et décéda deux heures plus tard.
Une procédure pénale a été diligentée pour déterminer d'éventuelles responsabilités et a abouti à un non-lieu. La mère et la sœur du suicidé ont alors engagé un recours indemnitaire tendant à ce que l'État soit condamné à réparer le préjudice moral qu'elles ont subi du fait de la mort de leur fils et frère.
Le litige est porté devant la juridiction administrative. Le Tribunal administratif de Dijon les déboute en ne relevant aucune faute des services de police de nature à engager la responsabilité de l'État. La Cour administrative d'appel de Lyon est saisie en appel.
L'incompétence de la juridiction administrative pour connaître du litige est soulevée d'office par le juge d'appel sur le fondement de l'article R. 611-7 du Code de justice administrative.
Il convient de rappeler que seules les mesures de police administrative relèvent de la compétence de la juridiction administrative. A l'inverse, les opérations de police judiciaire au sens de l'article 14 du Code de procédure pénale entrent dans le champ de la compétence de l'autorité judiciaire. Cette distinction se fonde sur une jurisprudence abondante du Conseil d'État, de la Cour de cassation et du Tribunal des conflits.
En l'espèce, le débat s'est déplacé sur la qualification de la mesure de placement en cellule de dégrisement suite à une mise en garde à vue. En d'autres termes, dans ce cas, le placement en cellule de dégrisement est-il nécessairement constitutif d'une mesure de police administrative dont seul le juge administratif aurait à connaître?
Comme c'est souvent le cas en matière de distinction entre mesure de police administrative et mesure de police judiciaire, le déroulement des faits revêt une importance capitale et permet de qualifier le placement en cellule de dégrisement, révélant habituellement une mesure de police administrative (I), de mesure de police judiciaire (II).
I. - Le principe de la nature administrative du placement en cellule de dégrisement
Ce qu'il est courant d'appeler le « placement en cellule de dégrisement » trouve son fondement juridique dans l'alinéa 1er de l'article L. 3341-1 du Code de la santé publique qui dispose qu' « une personne trouvée en état d'ivresse dans les lieux publics est, par mesure de police, conduite à ses frais dans le local de police ou de gendarmerie le plus voisin ou dans une chambre de sûreté, pour y être retenue jusqu'à ce qu'elle ait recouvré la raison ».
Il convient de distinguer deux hypothèses, dans lesquelles ce placement en cellule de dégrisement sera considéré comme une mesure de police administrative : lorsqu'il intervient seul (A) et lorsqu'il intervient avant une mise en garde à vue (B).
A. La nature administrative du placement en cellule de dégrisement intervenant seul
Traditionnellement, les opérations tendant à la constatation d'infractions pénales sont qualifiées d'opérations de police judiciaire et relèvent de l'autorité judiciaire (CE, Sect., 11 mai 1951, Consorts B., Rec. p. 265; pour la qualification de la garde à vue : CE 4 octobre 1968, Ministre de la justice c/ Sieur R., n° 74154) . A l'inverse, relèvent de la police administrative les opérations visant le maintien de l'ordre public y compris celles dont le but est de protéger les personnes (TC, 19 octobre 1998, n° 003088, B. ; TC, 22 avril. 1985, n° 02360, C. ; TC, 26 mars 1990, n° 02599, D.) .
Le Tribunal des conflits a estimé que le placement d'une personne en cellule de dégrisement sur le fondement de l'article L. 3341-1 du Code de la santé publique relève d'une mesure de police administrative (TC, 18 juin 2007, n° 3620, O.) . L'interprétation suivie par le Tribunal des conflits se fonde sur le critère classique de la finalité de la mesure « dont l'objet, relatif tant à la protection de la personne concernée qu'à la préservation de l'ordre public, ne relevait pas d'une opération de police judiciaire, au sens de l'article 14 du code de procédure pénale ».
La Cour de cassation a suivi le même raisonnement dans un arrêt rendu deux jours avant celui de la Cour administrative d'appel de Lyon commenté en indiquant que « ce placement, ordonné tant pour la protection de la personne concernée que pour la préservation de l'ordre public, est une mesure de police administrative » (Cass. crim., 8 janvier 2013, n° 12-80465) .
Saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité relative à l'article L. 3341-1 du Code de la santé publique, le Conseil constitutionnel reprend le même raisonnement finaliste pour qualifier les mesures prises sur le fondement de l'article L. 3341-1 du Code de la santé publique de mesures de police administrative (CC, 8 juin 2012, n° 2012-253 QPC) .
Dès lors, la responsabilité de l'État en cas de suicide d'une personne placée en cellule de dégrisement devra être recherchée devant la juridiction administrative (TC, 18 juin 2007, préc.) . C'est le raisonnement qu'a dû suivre le Tribunal administratif de Dijon en l'espèce puisqu'il a statué au fond, se déclarant donc compétent pour connaître des conclusions indemnitaires formées par la famille du suicidé.
La Cour de cassation a eu l'occasion de préciser que le placement en cellule de dégrisement ne pouvait être mis en œuvre que dans l'hypothèse où l'ivresse serait « publique et manifeste » (Cass. crim., 11 janvier 2001, 00-82024) . Ainsi, dans le cas d'espèce, l'état d'ébriété de M.S. n'ayant été décelé qu'après examen médical, l'article L. 3341-1 du Code de la santé publique n'a pas pu servir de fondement à son interpellation.
B. - La nature administrative du placement en cellule de dégrisement avant une mise en garde à vue
La mesure de placement en cellule de dégrisement est à distinguer juridiquement de la mise en garde à vue.
La Cour de cassation traduit cette distinction depuis longtemps en affirmant que « les individus retenus en chambre de sûreté en application de l'article L. 76 du Code des débits de boissons [devenu L. 3341-1 du Code de la santé publique] ne disposent pas des droits accordés par les articles 63 et suivants du Code de procédure pénale » (Cass. crim., 9 septembre 1998, n° 98-80662) .
De la même manière, la loi n° 02011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue a modifié l'article L.3341-2 du Code de la santé publique qui précise désormais que « si l'intéressé a effectivement séjourné dans la chambre de sûreté, sa garde à vue consécutive n'est pas obligatoire, même si les conditions en sont réunies, pourvu toutefois que les autorités de police ne le retiennent pas et l'avisent de son droit de se retirer à tout moment » (J.-H. ROBERT, Garde à vue sur gueule de bois, Droit pénal n° 09, septembre 2012, commentaire 121) .
Le placement en cellule de dégrisement peut donc intervenir avant la mise en garde à vue : celui-ci conserve sa nature administrative même si l'intervention de police s'est effectuée sur le fondement de l'article 14 du Code de procédure pénale. En pareil cas, « la parenthèse administrative que constitue (le placement en cellule de dégrisement), après une opération tendant à la constatation d'une infraction signalée, et avant, le cas échéant, une garde à vue ou l'ouverture d'une information juridiciaire, - toutes opérations relevant de la police judiciaire - demeure une opération de police administrative » (J.-M. VIÉ, Police et responsabilité administratives et judiciaires : où se situe la frontière ?, AJDA 2010 p. 771).
Ainsi, lorsque le placement en cellule de dégrisement intervient entre l'arrestation de l'individu et sa mise en garde à vue, cette mesure restera administrative et le juge administratif sera compétent pour en connaître.
Il est à noter que la jurisprudence de la Chambre criminelle de la Cour de cassation révèle des cas dans lesquels la mise en garde à vue et le placement en cellule de dégrisement sont simultanés, sans pour autant statuer sur la nature de ces mesures (voir par exemple, Cass. crim., 12 octobre 1999, n° 99-85089 ; Cass. crim., 4 janvier 2005, n° 004-84876) .
L'hypothèse débattue devant la Cour administrative d'appel de Lyon est différente du fait de la chronologie des évènements puisque la mise en garde à vue a précédé le placement en cellule de dégrisement. La question était donc de savoir si ce dernier conservait son caractère de mesure de police administrative, même s'il s'inscrivait dans le cadre de la garde à vue, mesure de police judiciaire.
Le juge lyonnais a décidé que le placement en cellule de dégrisement, intervenu dans le cadre d'une opération de police judiciaire, en avait acquis la qualification ; le juge administratif était dès lors incompétent pour connaître des dommages qui pouvaient résulter de cette mesure.
II. - La nature judiciaire du placement en cellule de dégrisement intervenu dans le cadre d'une garde à vue
Pour conclure à la nature judiciaire du placement en cellule de dégrisement, la Cour administrative d'appel de Lyon a dû se poser la question de la procédure au cours laquelle M. S. avait été placé en cellule de dégrisement (A). Il convient également d'évaluer la portée de cet arrêt dans le cadre de la réforme de la garde à vue (B).
A. - La nature judiciaire du placement en cellule de dégrisement, conséquence d'une conception globale de la garde à vue
Il ressort clairement de l'arrêt du 10 janvier 2013 que l'interpellation et la conduite de M. S. à l'hôtel de police étaient motivées par son comportement puisqu'il « brandissait un grand couteau de cuisine et portait une arme de poing à la ceinture ».
Par suite, en application de l'article 63 du Code de procédure pénale en vigueur à l'époque des faits, « un officier de police judiciaire peut (…) placer en garde à vue toute personne à l'encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction ».
M. S. a donc été placé en garde à vue en raison de son comportement dangereux. C'est ensuite un examen médical qui a permis de déterminer qu'il était en état d'ébriété et qui a engendré le placement en cellule de dégrisement. C'est donc sur le fondement du soupçon de la commission d'une infraction qu'il a été arrêté, mis en garde à vue et ensuite placé en cellule de dégrisement.
La Cour administrative d'appel de Lyon estime ainsi -conformément au raisonnement implicite de la Cour de cassation dans son arrêt du 11 janvier 2001 (voir en ce sens, J. LEROY, Garde à vue, JurisClasseur Procédure pénale Fasc. 20, pt. 16) - que la mise en garde à vue exclut la qualification de mesure de police administrative pour le placement ultérieur du gardé à vue en cellule de dégrisement.
Finalement une fois gardée à vue, la personne peut faire l'objet d'un placement en chambre de sûreté sans que cette mesure ne se distingue de la garde à vue. On peut en déduire que dès lors qu'une personne est mise en garde à vue, il appartient à l'autorité judiciaire de connaître des dommages qui peuvent résulter de cette mesure.
Les dispositions du Code de la santé publique, selon lesquelles un individu en état d'ébriété dans un lieu public peut être amené à l'hôtel de police, ne peuvent évidemment pas s'appliquer lorsque l'individu est déjà dans le local de la police et qu'on y a décelé son ivresse.
La conception globale de la garde à vue est donc la conséquence nécessaire de la combinaison des dispositions du Code de la santé publique et du Code de procédure pénale puisque, lorsque l'ivresse est découverte après la mise en garde à vue, l'article L. 3341-1 du Code de la santé publique ne trouve plus à s'appliquer.
Cette conception globale a également une vertu de simplification : toute mesure prise à la suite d'un placement en garde à vue revêt le caractère de l'opération dans laquelle elle s'inscrit et le juge judiciaire est ainsi compétent pour en connaître.
B. - La portée de l'arrêt après la réforme de la garde à vue
Il est à noter qu'à l'époque des faits, en 2003, les conditions de la mise en garde à vue étaient plus faciles à remplir qu'aujourd'hui, après la réforme.
En effet, comme on l'a dit plus haut et en application de l'article 63 du Code de procédure pénale alors en vigueur, le placement en garde à vue concernait toute personne à l'encontre de laquelle il existait une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu'elle avait commis ou tenté de commettre une infraction. Aujourd'hui, suite à l'intervention de la loi du 14 avril 2011 précitée, l'article 62-2 du même Code énonce qu'on peut mettre en garde à vue « une personne à l'encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d'une peine d'emprisonnement ». Ainsi, est-on passé de la notion d'infraction à celles de crime ou délit puni d'une peine d'emprisonnement. De plus, les conditions d'exécution de la garde à vue sont plus compliquées, notamment avec l'intervention possible d'un avocat dès le début de celle-ci.
Aujourd'hui donc, si l'état d'ébriété n'est pas visible et que les conditions de la garde à vue sont remplies, l'individu arrêté par la police sera dans un second temps placé en cellule de dégrisement et il conviendra d'appliquer la jurisprudence commentée.
En revanche, si l'état d'ébriété est visible, il serait moins contraignant de conduire dans un premier temps l'individu soupçonné de la commission d'une infraction en cellule de dégrisement avant de le placer en garde à vue : on serait alors dans la « parenthèse administrative » et le juge administratif serait compétent pour connaître des dommages éventuels résultant du placement en cellule de dégrisement.