Appréciation de la compétence en matière de décisions de refus de délai de départ volontaire et de placement en rétention

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Décision de justice

CAA Lyon, 2ème chambre – N° 12LY00188 – 13 novembre 2012 – C+

Requête jointe : 12LY00216

Juridiction : CAA Lyon

Numéro de la décision : 12LY00188

Numéro Légifrance : CETATEXT000026666717

Date de la décision : 13 novembre 2012

Code de publication : C+

Index

Mots-clés

Titre de séjour, Compétence, Délégation de signature, Refus de délai de départ volontaire, Placement en rétention

Rubriques

Etrangers

Résumé

Un arrêté donnant délégation spéciale de signature, notamment, en matière de délivrance de titres de séjour, de regroupement familial, d’obligation de quitter le territoire, de refus de titre de séjour et de reconduite à la frontière, de réadmission et de rétention administrative pour l’exécution de celles-ci donne compétence pour signer les décisions portant obligation de quitter le territoire et de placement en rétention sans délai de départ volontaire, ...et ce quand bien même cet arrêté de délégation ne prévoit pas une compétence particulière en matière de décisions autonomes refusant ou accordant un délai de départ volontaire définies que par la loi n° 2011- 672 du 16 juin 2011 en vue de procéder à la transposition dans l’ordre juridique interne des dispositions de la directive du 16 décembre 2008.

Conclusions du rapporteur public

Laurent Levy Ben Cheton

Rapporteur public à la cour administrative d’appel de Lyon

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  • IDREF

DOI : 10.35562/alyoda.6023

M. et Mme P., nés respectivement en 1986 et 1987, sont des ressortissants arméniens. Ils disent être entrés irrégulièrement, en France en décembre 2008.

L’OFPRA, en 2009, puis la CNDA, en 2010, ayant refusé d’accueillir leurs demandes d’asile, ils ont fait l’objet d’une première obligation de quitter le territoire français (OQTF) en juin 2010 (vous aviez rejeté leurs recours contre ces décisions le 10 mai 2011).

Les époux P. n’ont toutefois pas quitté le territoire français, comme ils y étaient pourtant tenus nonobstant leur demande de régularisation du 14 avril 2010.

Aussi, après leur interpellation lors d’un contrôle routier, le préfet de Savoie a pris à leur encontre, le 20 septembre 2010, une OQTF sans délai, à destination de l’Arménie, et a décidé de leur placement en rétention.

Par les deux jugements attaqués, du 23 septembre 2011, le Tribunal administratif de Lyon a rejeté leurs recours (distincts) formés contre ces décisions.

Les requérants contestent tout d’abord la compétence de l’auteur de ces décisions, dès lors qu’à la date de la signature de la délégation spéciale de signature, le 6 juin 2011, donnée par le préfet de la Savoie à Mme Sylvie C. , directrice de la réglementation,  pour  signer les reconduites à la frontière (RAF) et les obligations de quitter le territoire français (OQTF), la loi n° 2011-672 du 16 juin n’était pas entrée en vigueur (elle ne l’était pas davantage à la date de publication de cette délégation, le 8 juin 2011).

Ajoutons que cette loi n’était alors non seulement pas encore publiée, mais pas même promulguée.

Or, soutiennent les requérants, le préfet ne pouvait, le 6 juin 2011 déléguer, sa signature pour prendre les nouvelles OQTF prévues par une loi non encore promulguée.

Au soutien de leur raisonnement, ils tirent argument, d’une part, de ce que cet arrêté de délégation mentionne également les RAF, d’autre part, de ce qu’en sens inverse, aucune délégation n’a été prise depuis l’entrée en vigueur de la loi du 16 juin 2011.

Les jugements attaqués se bornent, quant à eux, à constater que l’auteur des décisions bénéficiait d’une délégation de signature.

Formulée en des termes plus généraux, la question est donc la suivante : l’agent en charge d’une autorité administrative peut-il déléguer sa signature à une époque où les normes pour d’édiction desquelles il procède à cette délégation sont encore inexistantes dans l’ordre juridique ?

La question n’est pas simple, et, à notre connaissance, n’a jamais été tranchée.

Rappelons tout d’abord quelques principes : la délégation de signature est, comme la délégation de pouvoir, un acte réglementaire par nature, dont la mise en œuvre est subordonnée à sa publication préalable, à défaut de laquelle le délégataire est réputé incompétent pour prendre les mesures dont la signature lui a été déléguée.

CE, 2 dec 1959, Soc Bordeaux Mond Export, p. 641 ou, plus près de nous, CE, 16 nov 1998, Ep. F.  (aux tables)

Mais il s’agit là d’un problème différent : dans notre affaire, la délégation a bien été publiée avant la naissance de l’acte litigieux.

Notons toutefois que sur ce point, l’état de la jurisprudence témoigne d’une approche que l’on pourrait qualifier de « réaliste » : ainsi, la circonstance que l’acte litigieux a été signé par le délégataire avant même la publication de la délégation l’y autorisant, n’affecte pas la légalité de la décision attaquée, dès lors que cette dernière a été divulguée (en l’occurrence, publiée) après la publication de la délégation.

CE, 25 fevr 1959, Dme M., aux tables p 890 - CE, 29 janvier 1965, M., p. 61 (cités par le Pdt Odent, cours 1976-1980) -  CE, 2 avril 1997, 138657, Syndicat national autonome des directeurs des conservatoires et écoles de musique

Si ces trois arrêts ont trait à la délégation de la faculté de signer des actes réglementaires, il ne ressort pas de leurs motifs, qui ne contiennent pas une telle restriction, que la même solution ne trouverait pas à s’appliquer à la délégation de signature d’actes individuels.

Cette jurisprudence semble donc indiquer clairement que l’entrée en vigueur de la délégation ne conditionne pas la compétence du délégataire à signer des décisions, mais seulement à les rendre exécutoires.

Notons qu’une telle solution n’allait pour le moins pas de soi, dès lors qu’elle semble décorreller les conditions de validité de la naissance, dans l’ordre juridique, d’une norme, de la compétence de son auteur (pour subordonner à cette dernière à sa seule divulgation) …

Bien que la question de droit qui se pose à vous dans notre affaire  est, on l’a dit, parfaitement distincte, vous  pourriez être tentés de  transposer cette grille d’analyse : on pourrait imaginer, en effet, que la circonstance que le type de décision dont la signature est déléguée, n’existait pas encore dans l’ordonnancement juridique à la date de la délégation (y compris de sa publication), est sans influence sur la compétence du délégataire, dès lors que les décisions qu’il a signé (et a fortiori notifiées) l’ont été après l’entrée en vigueur de la norme générale  donnant base légale auxdites mesures…

Une telle solution ne nous parait cependant pas souhaitable, car elle conduirait à faire peu de cas de la dimension d’ordre public du principe de « compétence », qui témoigne du caractère parfaitement fondamental de cette condition au sein du principe même de Légalité, c’est à dire de l’organisation de la production normative sous forme d’une cascade hiérarchisée d’habilitations juridiques.

Aussi, imaginons-nous difficilement que le juge de la légalité puisse admettre que le titulaire d’une attribution, c'est-à-dire d’une habilitation juridique à prendre une mesure donnée, puisse en transférer l’exercice alors même que cette compétence ne lui a pas encore été donnée par la loi (au sens matériel).

La jurisprudence l’a d’ailleurs rappelé (mais dans une dimension synchronique, et non s’agissant d’une succession de lois) : un organe ne peut déléguer qu’une compétence qui lui appartient :

CE, 8 janvier 1992, K. et B. - CE, 3 avril 1998, Dépt de la Vendée, AJDA 1998, p. 537

Au cas d’espèce, nous ajoutons juste un mot : une compétence qui lui appartient déjà

Mais précisément, peut-on parler d’habilitation juridique nouvelle, donc de compétence nouvelle, lorsque la loi s’est bornée à modifier les conditions de mise en œuvre d’un type de mesure préexistant (de police, par exemple), sans en instituer de nouvelles ?

Rappelons en effet que le plus souvent, les arrêtés de délégation se bornent à définir la nature matérielle des attributions dont l’exercice est transféré, ou des types d’actes, sans que le juge exige du délégant qu’il énumère la liste des types de décisions que celles-ci recouvrent, et a fortiori leur exacte base légale ; on sait aussi qu’au regard de l’exigence de « précision suffisante » de l’étendue des compétences déléguées, la jurisprudence admet des formulations très génériques, telles par exemple que celle de « tous actes et décisions relatifs aux affaires relevant de ses attributions normales ». CE, 22 mars 1961, Société la Purfina française, p. 201

De même, plus près de nous, le Conseil d’Etat admet, là encore par réalisme (l’objectif poursuivi étant bien la précision suffisante du champ de la délégation), une certaine connexité : ainsi, l’arrêté déléguant signature pour les anciennes reconduites à la frontière permet au délégataire de fixer également le pays de renvoi.CE, 25 nov 1998, Préf de Police c/ T., B)

Sur des attributions beaucoup plus proches de celles ici en litige, une décision, pourtant, semble contraster avec cette jurisprudence globalement « compréhensive » …

Il s’agit d’une décision récente de votre Cour, censurant une décision d’OQTF pour le motif que son auteur n’avait reçu  délégation  du préfet de l’Ain du 29 août 2011 que pour signer «  différentes décisions dont les arrêtés portant reconduite à la frontière des étrangers et tout acte nécessité par une situation d’urgence « , alors « qu’il n’est toutefois pas fait mention des obligations de quitter le territoire, ni des décisions portant refus de délai de départ volontaire, ni celles fixant le pays de destination des étrangers faisant l’objet d’une mesure d’éloignement  CAA Lyon 7 juin 2012, n°11LY02502, Préfet de l'ain c/ J.

Le sens et la portée de cette décision ne nous paraissent pas contredire ceux de la jurisprudence  « T. » du CE : il s’agit pas ici d’un acte accessoire, comme l’est le pays de renvoi au regard de l’OQTF, dont il conditionne l’effet utile, c'est-à-dire la possibilité d’exécution.

Au contraire, y compris depuis la loi du 16 juin 2011, cœxistent RAF et OQTF, et déléguer un seul type de ces deux mesures d’éloignement ne permet en rien de présumer que le délégant ait entendu déléguer l’autre.

Toutefois, votre solution « J. » de juin 2012 ne nous parait pas non plus être transposée ici, la question se posant à vous au cas d’espèce étant sensiblement différente, puisque n’est pas en débat, dans les dossiers P., la cœxistence de plusieurs types de mesure d’éloignement, mais leur succession dans le temps, ou plutôt, la modification législative de leur régime juridique.

L’ensemble des jurisprudences précitées nous paraissant donc impossible à mobiliser par analogie, nous vous proposons   de distinguer deux hypothèses :

- ou bien, première hypothèse,  les attributions (ou les types d’actes) déléguées entraient dans la compétence du délégant à la date de la délégation, et la loi nouvelle, postérieure à celle-ci, n’a modifié que leur régime juridique, leurs conditions de mise en œuvre, voire leur dénomination formelle : l’exercice délégué de leur mise en œuvre ne requiert pas de nouvelle délégation de signature, puisque le législateur n’aura pas véritablement institué de nouvelle « compétence », a proprement parler, mais simplement modifié les modalités de leur exercice.

- ou bien, seconde hypothèse, la loi nouvelle a institué de nouvelles compétences, c'est-à-dire a investi juridiquement l’autorité délégante de nouveaux pouvoirs, de nouveaux types de mesures, et alors, la délégation de signature, lorsqu’elle est définie par l’énumération des types d’actes délégués, exige l’actualisation de cette liste, et l’inclusion des nouvelles mesures. Notons que, lorsque le grade et les attributions du délégataire le permettent, ce risque juridique doit pouvoir être évité en procédant à une délégation par matière (mesures d’éloignement, police des étrangers), dont la définition plus générique est compatible avec l’exigence d’une délimitation précise du domaine délégué.

En l’espèce :

- les nouvelles OQTF avec délai sont d’une nature substantiellement identique aux anciennes OQTF issues de la loi de 2006, nonobstant les modifications de leur régime juridique,

- les OQTF sans délais se substituent aux anciennes RAF,

- enfin, les RAF (ainsi formellement dénommées) ne disparaissent pas, mais leur champ d’application devient désormais très résiduel.

Ajoutons à cela que le principe d’une décision autonome fixant le délai de départ ( sur cette autonomie, voyez l’avis du Conseil d’Etat du 1er mars 2012 « M. C. », n° 355133, en son point 2),  qui selon les requérants procéderait de la loi du 16 juin,   précède  en réalité l’entrée en vigueur de cette norme interne, puisque ces décisions distinctes puisent en réalité  leur base légale directement dans les articles 7 et 8 de la directive « retour », dont, par circulaire n° NOR IOCV 1108038C du 23 mars 2011, le ministre de l’intérieur avait, à la suite de l’avis du CE du 21 mars 2011, tiré les conséquences de l’effet direct dans l’attente de la transposition finalement intervenue le 16 juin 2011 ( voyez, statuant sur cette circulaire, l’arrêt CE, 9 novembre 2011, n°348773, GISTI, aux Tables)

Nous pensons donc que, quand bien même le préfet de la Savoie n’a pas attendu la promulgation de la loi du 16 juin 2011, ni a fortiori son entrée en vigueur, il pouvait malgré tout prendre le 6 juin 2011 un arrêté déléguant sa signature en matière de RAF et OQTF, règlement conférant une habilitation juridique suffisante pour investir légalement Mme Sylvie C., directrice de la réglementation,  de la compétence pour signer ces mesures d’éloignement, y compris sous l’empire des dispositions nouvelles du CESEDA.

Ajoutons cependant que nous serions plus réservés s’agissant d’autres types de décisions, sans équivalent auparavant, telles que les interdictions de retour prévues au troisième alinéa du III du même article, et constituant à nos yeux une compétence nouvelle du préfet.

Mais ce type de décision n’est pas en litige au cas d’espèce…

Aussi, nous vous invitons donc à écarter ce moyen de la requête.

(…) Par ces motifs, nous conclusions au rejet de ces deux requêtes.

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