La Cour administrative d’appel de Lyon se prononce sur les effets de l’abrogation par le Conseil constitutionnel de la disposition du Code de l’urbanisme instituant la cession gratuite de terrain dans deux affaires où elle était saisie, pour la première, d’une action tendant à obtenir l’allocation d’une somme correspondant à la valeur du terrain cédé et, pour la seconde, d’un recours en excès de pouvoir contre la prescription d’un permis de construire imposant la cession. Au visa de la décision du Conseil constitutionnel du 22 septembre 2010, la Cour reconnaît dans les deux affaires que les prescriptions imposant une cession gratuite étaient dépourvues de base légale, mais les conséquences ne sont pas les mêmes pour les deux requérants.
Monsieur Denis S. et Monsieur Bruno B. ne se plaindront ni de la durée d’instruction de leurs recours devant la Cour administrative d’appel de Lyon, au demeurant très satisfaisante, ni de l’introduction en France de la question prioritaire de constitutionnalité à la suite de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 et de la loi organique du 10 décembre 2009. Entre le jour où ils ont interjeté appel des jugements du Tribunal administratif de Lyon rejetant leurs requêtes respectives et le jour où la Cour a statué, le droit a en effet changé en leur faveur, le Conseil constitutionnel ayant par une décision du 22 septembre 2010, Esso S.A.F. abrogé l’article L. 332-6-1, 2°, e) du Code de l’urbanisme sur la cession gratuite de terrain qui faisait obstacle à leurs prétentions.
Cet article est bien connu des constructeurs et des lotisseurs. Il permet de leur imposer de céder gratuitement 10 %, au plus, du terrain qui fait l’objet d’une demande d’autorisation « portant sur la création de nouveaux bâtiments ou de nouvelles surfaces construites ». L’article ajoute que les terrains cédés sont « destinés à être affectés à certains usages publics ». Cette disposition souffre d’un manque de précision évident qui a cependant été comblé par le pouvoir réglementaire à l’article R. 332-15 du Code de l’urbanisme ainsi que par les garanties apportées par la juridiction administrative (C.E., 1er avril 1994, Commune de Ramatuelle, n° 133210 ; C.E., 20 juin 2006, n° 281253 ; C.E., 17 février 2010, Commune de Perols, n° 316669) .
Ce sont ces garanties que Monsieur Bruno B. reprochait à la commune de Caluire-et-Cuire de ne pas avoir respectées lors de la délivrance en 2006 d’un permis de construire lui imposant une cession gratuite de terrain. Il estimait en particulier que le projet de la commune souffrait d’un défaut de précision et que son utilité n’était pas établie.
Monsieur Denis S. se plaçait quant à lui sur le terrain du plein contentieux, sans doute pour avoir laissé passer le délai de recours contre la prescription du permis de construire de 1999 lui imposant une cession de terrain au profit du département de l’Ain. Il visait par conséquent à obtenir, à titre principal, la condamnation du département à lui verser une somme de 27 600 euros correspondant à la valeur du tènement immobilier qu’il a été contraint de céder et, à titre subsidiaire, sa restitution.
Pour appuyer sa requête, il se fondait sur les articles 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et sur le projet de constitution européenne. Mais la jurisprudence ne pouvait guère lui laisser d’espoir. Dans le prolongement de son arrêt de Section 3 juillet 1998, Bitouzet concernant le principe de non-indemnisation des servitudes d’urbanisme, le Conseil d’État a jugé dans un arrêt du 11 février 2004, Luc S. (n° 0211510, Rec. C.E., p. 65) que la prescription d’une cession gratuite de terrain n’avait pas pour objet de priver une personne de la propriété mais de réglementer le droit de construire. Il a alors estimé que ce régime n’était pas incompatible avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme dès lors qu’est possible une indemnisation du propriétaire qui supporte « une charge spéciale et exorbitante hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi ». Ce n’était incontestablement pas le cas de Monsieur Denis S. dont on voit mal par conséquent comment il aurait pu obtenir gain de cause si la Cour de cassation n’avait pas saisi le Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité concernant la conformité à l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de l’article précité du Code de l’urbanisme instituant la cession gratuite de terrain. Dans un contexte de « dialogue des sourds entre les hautes juridictions françaises » (E. Carpentier, D., 2011, p. 136), on peut au passage saisir toute la malice de la Cour de cassation qui juge sérieuse une question déjà tranchée par le Conseil d’État en 2004, certes sur le fondement de l’article 1er du 1er Protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.
Dans sa décision du 22 septembre 2010, Esso S.A.F., le Conseil constitutionnel a finalement préféré éluder la question qui lui a été posée en choisissant d’invalider la disposition contestée sur le fondement de l’incompétence négative du législateur. Le Conseil constitutionnel a, par conséquent, abrogé le e du 2° de l’article L. 332-6-1 du Code de l’urbanisme à compter de la publication de sa décision, c’est-à-dire à compter du 23 septembre 2010. Il a également prévu que sa décision puisse être invoquée dans les instances en cours à cette date et dont l’issue dépendait de l’application de la disposition déclarée inconstitutionnelle.
Monsieur Denis S. et Monsieur Bruno B. entraient parfaitement dans le champ de l’application aux instances en cours de la décision du Conseil constitutionnel. Il ne faisait en effet aucun doute que l’issue des litiges les concernant dépendait de l’application de la disposition déclarée inconstitutionnelle.
Les effets de la décision du Conseil constitutionnel n’ont pourtant pas toujours été aussi faciles à tirer. De manière générale, les récentes abrogations de dispositions législatives auxquelles il a été procédé dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité obligent à s’intéresser au droit des conflits de lois dans le temps. Les hésitations actuelles concernant le retour à l’application des jurisprudences Perruche et Quarez à la suite de l’abrogation par le Conseil constitutionnel (C.C., 11 juin 2010, Mme Vivianne L., n° 2010-2 QPC) de l’article de la loi Kouchner imposant l’application du dispositif « anti-Perruche » aux naissances d’enfants handicapés avant la loi du 4 mars 2002 (V. C.A.A. Douai, 16 novembre 2010, Centre hospitalier de Senlis, AJDA, 2011, p. 399, concl. P. Minne) le montrent bien.
Même si les arrêts commentés ne le laissent pas supposer, l’abrogation par le Conseil constitutionnel de la disposition du Code de l’urbanisme instituant la cession gratuite de terrain a donné lieu à des difficultés d’application. La question s’est notamment posée de savoir quel devait être le sort des cessions de terrains simplement prescrites avant le 23 septembre 2010 qui n’ont pas fait l’objet à cette date d’un transfert de propriété. Deux réponses ministérielles (Rép. Ministre de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement, JO Sénat, 6 janvier 2011, p. 19 et JO A.N., 1er mars 2011, p. 2049) et une circulaire (12 novembre 2010) ont dû préciser que la mise en œuvre de la cession de terrain prescrite était impossible dans ce cas.
Ces interrogations sur les effets de la décision du Conseil constitutionnel du 22 septembre 2010, Esso S.A.F. ne se posaient pas dans les deux espèces que la Cour administrative d’appel de Lyon a eu à juger. Après avoir accompli les formalités préalables à l’invocation d’office d’un moyen d’ordre public, elle n’a pas eu de difficulté à juger que les prescriptions ayant imposé une cession gratuite de terrain étaient privées de base légale.
En raison de la différence d’objets de leurs requêtes, les conséquences n’ont pas été les mêmes pour les requérants.
Elles ont été classiques pour Monsieur Bruno B. La Cour administrative d’appel de Lyon a annulé le permis de construire « en tant qu’il impose une cession gratuite de terrain ». La Cour a donc fait application d’une jurisprudence bien établie reconnaissant la divisibilité du permis de construire et des participations d’urbanisme qu’il prescrit (C.E., 8 février 1985, R., n° 040184) . On ne sait pas si le transfert de propriété a déjà eu lieu. Si ce n’est pas le cas, il ne pourra pas être mis en œuvre. Si c’est le cas Monsieur Bruno B. pourra assigner la Commune de Caluire-et-Cuire en nullité de la vente devant le juge judiciaire (Civ. 1ère, 6 janvier 2004, Cne de Vendres, n° 001-12639, Construction et urbanisme, 2004, n° 064, obs. Ph. Banoit-Cattin).
La situation de Monsieur Denis S. est plus délicate. Il réclamait, à titre principal, une réparation correspondant à la valeur du tènement qu’il a été contraint de céder et, à titre subsidiaire, la restitution du tènement. Après avoir constaté que la prescription imposant la cession était dépourvue de base légale, la Cour a reconnu l’incompétence de la juridiction administrative pour statuer sur la réparation en faisant application de la jurisprudence sur les emprises irrégulières (T.C., 4 juillet 1983, M. F.) .
Cette solution n’était pas évidente.
En premier lieu, le caractère irrégulier d’une emprise résulte en principe soit d’une dépossession de la propriété immobilière sans titre, soit d’une dépossession sur la base d’un titre annulé, soit d’une dépossession à la suite d’un dépassement du titre (V. J. Moreau, Rép. Dalloz cont. adm. « Emprise »). En l’espèce, la prescription imposant la cession gratuite de terrain n’a pas été annulée, c’est seulement son illégalité pour absence de base légale qui a été constatée.
En second lieu, c’est dans un acte translatif de propriété de droit privé que la dépossession de Monsieur S. a formellement son origine. Comme on le sait déjà, la prescription d’un permis de construire imposant une cession gratuite de terrain n’entraîne pas le transfert de propriété du bien. Par conséquent, l’emprise ne résultait pas en l’espèce directement d’une décision administrative irrégulière. Le rapport entre l’emprise et l’acte administratif illégal était seulement indirect. On retrouve ici l’ancienne problématique des effets de l’annulation d’une déclaration d’utilité publique sur l’ordonnance d’expropriation définitive. Or, si le Conseil d’État a pu considérer que l’annulation de la déclaration d’utilité publique privait l’ordonnance d’expropriation de base légale d’où il résultait une emprise irrégulière (C.E., 4 janvier 1956, Société Stella, Rec. C.E., p. 1), la Cour de cassation ne s’est jamais alignée sur cette position en estimant que l’ordonnance d’expropriation constituait un titre parfaitement valable nonobstant l’annulation de la déclaration d’utilité publique (Civ. 3e chambre, 3 juillet 1969, Veuve L. c./ Cne de Genevilliers, Bull. civ. III, n° 0546) . La Cour administrative d’appel de Lyon fait donc revivre une querelle que l’on croyait éteinte depuis la loi n° 095-101 du 2 février 1995 qui a complété l’article L. 12-5 du Code de l’expropriation d’un nouvel alinéa selon lequel « En cas d'annulation par une décision définitive du juge administratif de la déclaration d'utilité publique ou de l'arrêté de cessibilité, tout exproprié peut faire constater par le juge de l'expropriation que l'ordonnance portant transfert de propriété est dépourvue de base légale ».
Si l’on veut s’intéresser aux suites de l’affaire de Monsieur Denis S. devant le juge judiciaire, on peut penser que son action en responsabilité pourrait être prescrite car l’administration devrait lui opposer la prescription quadriennale de l’article 1er de la loi du 31 décembre 1968 qui s’applique à « l’ensemble des dettes des personnes publiques qu’elles soient régies par le droit public ou par le droit privé » (CE 21 juillet 1972, Dame veuve H., n° 077107, Rec. C.E., p. 562, D. 1973. 503, concl. G. Braibant) . En cas d’emprise irrégulière, le délai de prescription commence en effet à courir à compter de l’incorporation du bien à la voirie (Cass. 2e civ., 7 juin 1990, Gaz. Pal., 1990, 2, p. 199 ; Cass. 3e civ., 7 novembre 2001, Bull. civ., III, n° 0126) . Son permis ayant été délivré en 1999, on peut raisonnablement penser que le transfert de propriété est déjà trop ancien pour lui permettre d’intenter une action en réparation. De surcroît, Monsieur Denis S. ne pourra pas se retrancher derrière sa demande subsidiaire concernant la restitution du terrain. En effet, si la Cour administrative d’appel de Lyon n’a pas pu statuer sur cette demande en raison de son incompétence au principal, le juge judiciaire ne pourra pas davantage statuer sur cette demande subsidiaire étant dans l’impossibilité d’adresser une telle injonction à l’administration.
En revanche, Monsieur Denis S. devrait pouvoir assigner le Département de l’Ain en nullité du contrat cession. Tout comme Monsieur Bruno B., il devrait ainsi se réjouir d’avoir cru en l’impossible.