Illégalité du décret instituant une prime spécifique à certains agents : différence de traitement entre agents de la filière médico-technique et infirmière

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Décision de justice

TA Lyon – N° 2208156 – 06 décembre 2024 – C+

Juridiction : TA Lyon

Numéro de la décision : 2208156

Date de la décision : 06 décembre 2024

Code de publication : C+

Index

Mots-clés

Fonction publique hospitalière, Prime spécifique, « Prime Veil », Agents de la filière médico-technique, Décret n° 88-1083 du 30 novembre 1988, Egalité de traitement des fonctionnaires, Cadres de santé paramédicaux, Filière médico-technique

Rubriques

Fonction publique

Résumé

Le tribunal administratif de Lyon juge que les dispositions du 6° de l’article 1er du décret du 30 novembre1988 instituant une prime spécifique mensuelle à certains agents, méconnaissent le principe d’égalité, en tant qu’elles instituent une différence de traitement illégale entre les agents relevant de la filière médico-technique du corps des cadres de santé paramédicaux et ceux relevant de la filière infirmière.

Prime Veil à l’hôpital de la Croix-Rousse : le principe d’égalité comme remède à l’illégalité

Tarik Bachir

Avocat au barreau de Lyon

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DOI : 10.35562/alyoda.9931

Le 4 juillet 2022, une cadre de santé paramédicale auprès des hospices civils de Lyon (ci-après les HCL), a sollicité le versement de la prime spécifique mensuelle prévue par l’article 1er du décret n° 88-1083 du 30 novembre 1988 à compter de son affectation au service des explorations du sommeil et maladies respiratoires de l’hôpital de la Croix-Rousse, le 1er septembre 2020. Les HCL n’ayant pas répondu, l’agent public a contesté la décision tacite de rejet en saisissant le tribunal administratif de Lyon par une requête du 2 novembre 2022. Dans son recours, la requérante contestait la légalité de la décision implicite des HCL en excipant de l’illégalité de l’article 1er du décret n°88-1083 du 30 novembre 1988, si bien que c’est la légalité de cette disposition qui a principalement retenu le tribunal administratif de Lyon. Ce dernier a fait droit à la demande de la requérante en annulant le refus tacite des HCL et en lui enjoignant le versement de la prime spécifique mensuelle à compter du 1er septembre 2020.

Le 30 novembre 1988, le pouvoir règlementaire a adopté une salve de décrets relatifs aux infirmiers et aides-soignants de la fonction publique hospitalière. C’est ainsi qu’a été édicté le décret n° 88-1076 modifiant le décret n° 81-306 du 2 avril 1981 relatif aux études conduisant au diplôme d’État d’infirmier et d’infirmière, le décret n° 88-1077 portant statuts particuliers des personnels infirmiers de la fonction publique hospitalière ou encore le décret n° 88-1080 portant dispositions statutaires relatives aux aides-soignants de la fonction publique hospitalière. Dans l’affaire qui nous retient, c’est le décret n° 88-1083 du 30 novembre 1988 relatif à l’attribution d’une prime spécifique à certains agents, reprenant à son compte la prime dite Veil du nom de la ministre éponyme, instaurée par un arrêté du 23 avril 1975, qui était en cause. À l’origine, la prime Veil a été instaurée afin de revaloriser les traitements des infirmiers et des sages-femmes exerçant des fonctions reconnues comme pénibles. Elle représente à ce jour un peu moins d’une centaine d’euros par mois. Tel un boomerang, cette prime revient régulièrement dans l’actualité. En 2010, la question de sa revalorisation faisait l’objet d’une réponse ministérielle1. En 2015, la question du versement de cette prime aux agents contractuels se posait2. Fin d’année 2023, le centre interministériel de gestion (CMG) de Saint-Germain-en-Laye qui avait accordé le bénéfice de cette prime, d’après lui, à tort, était épinglé par la CFDT qui lui reprochait sa mauvaise gestion. Les prétoires ne sont pas épargnés par cette problématique. En 2007, la cour administrative de Bordeaux a ainsi jugé que le versement de cette prime « n’est pas lié à l’exercice effectif des fonctions »3. De son côté, le tribunal administratif de Pau a récemment jugé que les agents des services recrutés à titre contractuel n’étaient pas éligibles au versement de cette prime sans que cette situation ne méconnaisse le principe d’égalité4.

Le jugement commenté présente l’intérêt de revenir de manière inédite, à notre connaissance, sur l’application du principe d’égalité à un dispositif ancien, qui a évolué à de nombreuses reprises et qui est fréquemment débattu dans la fonction publique hospitalière.

I.- La possibilité d’exciper de l’illégalité de l’article 1er du décret n° 88-1083 à l’occasion d’un recours dirigé contre un refus de versement de la prime Veil

La légalité de l’article 1er du décret n° 88-1083 a pu être analysée par le tribunal administratif de Lyon à l’aune d’un recours introduit en 2022. Pour ce faire, il a été fait application de l’exception d’illégalité qui permet au juge administratif d’apprécier la légalité d’un acte administratif règlementaire à tout moment, par voie d’exception, à l’appui de conclusions dirigées contre une décision administrative ultérieure lorsque cette dernière décision a été prise pour l’application du premier acte ou s’il en constitue la base légale5. Dit autrement, lorsqu’il est saisi d’une exception d’illégalité, le juge administratif intervient à la manière d’un médecin consulté pour un mal de ventre et qui identifierait comme cause, un cancer. Le cancer est alors l’acte règlementaire de l’exception d’illégalité et le mal de ventre ayant abouti à la consultation du médecin, la décision contestée. Pour que l’exception d’illégalité puisse être valablement invoquée, l’acte contesté doit être le symptôme de l’acte administratif dont l’illégalité est invoquée. Comme le médecin qui traite le cancer pour mettre fin à ce mal de ventre, le juge administratif traitera l’illégalité de l’acte règlementaire pour mettre fin à l’illégalité de l’acte contesté. Toutefois, la comparaison s’arrête ici puisqu’à l’inverse du médecin qui s’attèlera à supprimer définitivement le cancer, le juge administratif ne dispose pas d’un tel pouvoir. Lorsque l’acte administratif dont l’illégalité est invoquée par voie d’exception est jugé illégal, seul l’acte contesté est annulé. Aussi, l’ordonnancement juridique n’est pas purgé de cette illégalité qui persiste jusqu’à l’intervention du pouvoir règlementaire. Dans son jugement, le tribunal administratif n’explique pas si l’article 1er du décret n° 88-1083 constitue le fondement du refus litigieux ou si ce refus a été pris pour l’application de cette disposition. Le point 3 du jugement mentionne simplement que « Mme X. excipe de l’illégalité de ces dispositions en tant qu’elles ne visent pas que les fonctionnaires et stagiaires […] ». À la vérité, le tribunal administratif ne s’est pas attardé sur un sujet dont la réponse apparaissait évidente mais dont les conséquences pratiques pourraient être considérables pour l’hôpital public français.

Aussi, en dépit de la volonté du Conseil d’État d’en réduire sa portée, en particulier par sa décision d’assemblée du 18 mai 20186, l’exception d’illégalité qui n’a pas encore été totalement sacrifiée sur l’autel du principe de sécurité juridique a encore de beaux jours devant elle.

II.- L’illégalité de la prime Veil déduite de la violation du principe d’égalité

Après avoir reconnu implicitement mais nécessairement que l’exception d’illégalité de l’article 1er du décret n° 88-1083 pouvait être soulevée à l’encontre du refus tacite des HCL, le tribunal administratif a apprécié la légalité de cette disposition à l’aune du principe d’égalité. C’est assurément ce second point qui doit retenir l’attention.

Le principe d’égalité est un principe essentiel et matriciel du droit administratif. Il est reconnu de manière générale dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 17897. Il est également reconnu en droit de l’UE. Pour la haute juridiction, le principe d’égalité est un principe général du droit depuis longtemps8. Si son corolaire est l’interdiction des discriminations, le Conseil d’État considère que le principe d’égalité n’interdit pas de traiter de manière différenciée des situations différentes, ni de déroger à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’une ou l’autre des situations, cette différence de traitement soit en lien direct avec la norme qui l’établit et ne soit pas manifestement disproportionnée au regard des motifs susceptibles de la justifier9. En matière de fonction publique, le Conseil d’État a repris ce principe général en précisant que « ces modalités de mise en œuvre du principe d’égalité sont applicables à l’édiction de normes régissant la situation d’agents publics qui, en raison de leur contenu, ne sont pas limitées à un même corps ou à un même cadre d’emplois de fonctionnaires10 ».

Le tribunal administratif de Lyon a appliqué cette méthodologie en trois temps.

En premier lieu, il a constaté qu’il existait une différence de traitement entre les cadres paramédicaux de la filière infirmière et les cadres paramédicaux de la filière médico-technique en matière de versement de la prime Veil. Notons que cette différence de traitement existe également à l’égard des cadres paramédicaux de la filière de rééducation.

En deuxième lieu, il a analysé l’existence d’une différence de situation entre les cadres de santé paramédicaux qui sont répartis entre trois filières, infirmières, rééducation et médico-technique. Au terme d’une appréciation in concreto, le tribunal a, d’abord, constaté que ces agents n’étaient différenciés ni par « leur statut ni par les fonctions de cadre qui leurs sont confiées lesquelles dépendent uniquement de leur grade, commun aux trois filières, et consistent principalement à exercer des missions d’organisation, de coordination et d’encadrement ». Pourtant, le tribunal ne s’est pas arrêté là pour rechercher s’il existait une différence de situation entre les agents des trois filières. Il a ainsi considéré que « bien qu’appartenant à un même corps », les cadres de santé paramédicaux exercent des « fonctions correspondant à leurs qualifications », aux termes du 1° de l’article 3 du décret n° 2012-1466 du 26 décembre 2012. Ensuite, il a observé que les textes définissent de manière spécifique les qualifications pour chacune de ces filières. De cette différence en matière de qualifications, le tribunal en a déduit qu’il existait « une différence objective de situation entre les agents des trois filières du corps des cadres de santé paramédicaux ». Cette solution semble fragile dans la mesure où le tribunal administratif a, selon nous, recherché l’existence d’une simple différence de situation plutôt que l’existence d’une différence de situation « appréciable »11. Cette solution ne s’est d’ailleurs pas imposée avec la force de l’évidence, le jugement précisant que le tribunal administratif a interrogé les HCL sur la question des raisons d’intérêt général de nature à justifier qu’il soit dérogé à l’égalité. Le jugement précise également que la secrétaire générale du gouvernement à laquelle la requête a été communiquée « n’a produit aucune observation et n’a ainsi avancé aucune raison d’intérêt général qui serait de nature à justifier la différence de traitement litigieuse ». Rappelons que la question des raisons d’intérêt général ne se pose qu’en l’absence de différences de situation. Cette solution est d’autant plus contestable, qu’en l’espèce, le tribunal a relevé que la requérante avait « effectué un remplacement d’une cadre de santé paramédicale relevant de la filière infirmière » et qu’elle avait ainsi exercé « les mêmes fonctions ». Notons, enfin, que d’autres juridictions administratives semblent apprécier différemment l’existence ou non de différences de situation appréciable12.

En troisième et dernier lieu, le tribunal a analysé si la différence de traitement était en lien avec la norme qui l’établissait. C’est sur ce point que le tribunal a sanctionné l’article 1er du décret n° 88-1083. D’abord, il a constaté que la prime Veil avait été instaurée initialement dans un objectif de revalorisation des carrières et rémunérations des infirmiers. Ensuite, il a observé que ce dispositif avait, depuis son instauration, été élargi à plusieurs reprises, de sorte que la revalorisation des carrières et des rémunérations des infirmiers n’était plus le seul objectif de cette prime. Partant, il n’était plus possible de justifier une application de cette prime à la seule filière infirmière du corps des cadres de santé paramédicaux. Cette appréciation nous semble plus convaincante. En tout état de cause et à supposer même que la limitation du versement de la prime Veil aux seuls cadres paramédicaux de la filière infirmière ait été en lien avec la norme qui l’établit, il aurait encore fallu démontrer que la différence de traitement en résultant ne soit pas manifestement disproportionnée au regard des motifs susceptibles de la justifier.

En définitive, alors que le tribunal aurait pu, tel le médecin appliquant des soins symptomatiques, annuler le refus des HCL au seul motif que la requérante exerçait les fonctions d’une cadre paramédicale relevant de la filière infirmière et ainsi, circonscrire les conséquences d’une telle annulation, il a choisi, en jugeant que la limitation aux seuls cadres paramédicaux relevant de la filière infirmière violait le principe d’égalité, de traiter la cause profonde de l’illégalité à la manière du docteur appliquant des soins curatifs, quitte à ouvrir la boîte de Pandore des recours contentieux en matière de prime Veil. Notons également que le tribunal administratif qui ne peut juger ultra petita a enjoint aux HCL de verser la prime à compter du 1er septembre 2020. Toutefois, en application de ce jugement, la requérante pourrait solliciter une prime plus importante en remontant aussi loin que le lui permet la prescription quadriennale applicable en la matière. Gageons que les hôpitaux publics ainsi que les agents exerçant les fonctions de cadres paramédicaux dans les filières de rééducation et médico-technique liront le jugement n° 2208156 du tribunal administratif de Lyon avec intérêt.

Notes

1 Réponse ministérielle du 26 mai 2010.

2 Instruction n° DGOS/RH4/2015/108 du 2 avril 2015 relative au régime indemnitaire applicable aux agents contractuels des établissements relevant de la fonction publique hospitalière.

3 CAA Bordeaux, 23 février 2007, n° 04BX01124.

4 TA Pau, 22 septembre 2022, n° 2000572.

5 Pour l’arrêt de principe V. CE, 24 janvier 1902, sieur A., recueil Lebon p. 44, repris par CE, 11 juillet 2011, n° 320735, repris et précisé par CE, 30 décembre 2013, n° 367615.

6 CE, Assemblée, 18 mai 2018, Fédération des finances et des affaires économiques de la CFDT, n° 414583.

7 Articles 1 et 6 de la DDHC de 1789.

8 CE, Section, 9 mars 1951, Société des concerts du conservatoire, n° 92004.

9 CE, Section, 10 mai 1974, n° 88032 88148 ; CE, 12 avril 2022, n° 452547.

10 CE, 9 février 2005, Syndicat national unitaire indépendant des officiers de police, n° 229547 ; CE, 12 avril 2022, n° 452547.

11 V. CE, Section, 10 mai 1974, n° 88032 88148.

12 V. CAA Paris, 8 novembre 2024, n° 23PA00613 à propos des AESH et du personnel enseignement s’agissant d’une prime de sujétion.

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