Résumé : En matière budgétaire, l’intérêt à ester en justice du contribuable local a été reconnu par le juge administratif dès 1901. Cette avancée permet l’arrivée du contribuable au titre de l’individu-requérant ouvrant dès lors l’accès au prétoire. Au fil du XXe siècle, la jurisprudence n’a eu de cesse d’encadrer cet intérêt à agir du contribuable en procédant notamment au rejet de la qualité de contribuable national.
Face à une décision, un acte ou un arrêté défavorable, le premier réflexe de l’individu est de le contester. Cet élan naturel a été encadré par l’instauration de conditions attachées à la fois à l’individu-requérant et à l’acte défavorable en tant que tel. En effet, celui-ci pourra être contesté devant le juge dès lors qu’il fait grief. Autrement dit, un acte ne faisant pas grief comme les actes préparatoires ne pourra pas faire l’objet d’un recours contentieux. S’attachant maintenant au requérant, « la recevabilité du recours contentieux est conditionnée non seulement par la capacité juridique du requérant à ester en justice, mais aussi par son intérêt à saisir le juge. »1. Dès lors, capacité juridique et intérêt à ester en justice forment une locomotive ouvrant la voie juridique. Bien que la capacité juridique soit une notion des plus intéressante, elle ne nourrira pas les réflexions suivantes.
Nonobstant, lorsque le requérant introduit un recours pour excès de pouvoir, il doit justifier son intérêt pour agir en montrant qu’il est suffisamment direct, personnel, certain et légitime. L’intérêt à ester en justice n’est souvent qu’une simple étape aisément caractérisable. Toutefois, elle soulève quelques remarques. D’une part, cet intérêt peut ne pas être reconnu au requérant, dans ce cadre sans intérêt pour agir, le juge prononcera une irrecevabilité du recours contentieux. D’autre part, dans certains cas, le rapport entre l’acte attaqué et la situation du requérant vient renverser cet intérêt trop rapidement écarté puisqu’il ne présentait pas les qualificatifs susmentionnés. En d’autres termes, parfois au premier regard l’intérêt pour agir n’est pas caractérisable, cependant compte tenu du lien entre l’acte attaqué et le requérant, cet intérêt sera reconnu.
Ainsi, au fil de sa jurisprudence, le juge administratif est venu préciser les contours de cette reconnaissance. Pour ce faire, il s’est intéressé à la situation du requérant souhaitant contester l’acte et est venu reconnaître que d’une certaine qualité va découler un intérêt à agir légitime du requérant. En effet, « dans la mesure où la qualité à agir du requérant dépend de son appartenance à une situation juridique identifiée par le juge, la notion d'intérêt pour agir découle également de cette qualification »2. Cette qualité est régularisable et s’apprécie à la date d’introduction du recours contentieux. À cet égard, un bon avocat sera vigilant et essayera de prévoir plusieurs qualités pour être sûr de ne pas voir sa requête juger irrecevable sur ce fondement. Cette avancée juridique permet d’ouvrir l’accès au prétoire à des requérants qui s’en voyaient refusés. Les développements suivants n’ont pas pour but d’établir une liste exhaustive de toutes les qualités donnant intérêt à agir tant la jurisprudence est source de complexité.
Toutefois, dans un pays où la pression fiscale est forte, où la bonne utilisation des deniers publics doit perdurer, le contribuable est un acteur majeur du contrôle des décisions budgétaires et c’est ainsi qu’il est à la source des réflexions suivantes. Ainsi, si la qualité de contribuable local a été jugée recevable par le juge administratif pour introduire un recours contentieux à l’encontre d’une décision engageant les finances locales ; à l’échelle nationale, certaines réticences demeurent toutefois. Les contours de cette qualité de contribuable ne cessent d’évoluer lorsqu’ils sont entre les mains du juge permettant le renforcement de la protection juridique autour de l’individu-requérant.
La reconnaissance de l’intérêt à agir du contribuable local
Auparavant jugé comme irrecevable, le Conseil d'État a finalement ouvert la recevabilité du recours pour excès de pouvoir à un requérant justifiant de sa qualité de contribuable communal. L’arrêt de principe en la matière est l’arrêt Casanova Canazzi, rendu en date du 29 mars 1901, où le Conseil d'État énonce : « considérant que la délibération attaquée a pour objet l'inscription d'une dépense au budget de la commune d'Olmeto ; que les requérants contribuables dans cette commune, ont intérêt en cette qualité, à faire déclarer cette délibération nulle de droit et qu'ils sont ainsi parties intéressées, […] »3. Dès lors, le juge administratif a admis qu’en sa qualité de contribuable communal, le requérant disposait d’un intérêt à ester en justice contre une délibération ayant des incidences négatives sur le budget, les finances locales ou le patrimoine de la commune. Par cette décision, le juge administratif élargit la recevabilité du recours pour excès de pouvoir en instituant un nouvel individu-requérant : le contribuable communal. Nonobstant, cette apparente avancée du juge administratif en la matière peut être relativisée. En effet, le juge n’a pas tiré de son chapeau cette décision, elle était très attendue par la doctrine de l’époque. À la lecture de plusieurs notes écrites par Maurice Hauriou sous des jurisprudences antérieures4 à l’affaire Casanova Canazzi, il est très clair que cette avancée jurisprudentielle était perçue comme nécessaire par l’auteur. En effet, il vient dire que :
« Le moyen est tellement simple ! Il n'y a qu'à renoncer à la théorie de l'intérêt personnel, et à reconnaître que la qualité de contribuable est suffisante pour intenter un recours. […] L'occasion est excellente; c'est du côté que nous indiquons que l'extension doit se faire. Le Conseil a résisté jusqu'à présent, mais il est très sollicité, on frappe souvent à sa porte. »5.
L’apport de cet arrêt Casanova Canazzi ne peut également être déconnecté de l’engouement de l’époque du Conseil d'État d’élargir l’accès à son prétoire en matière de recours pour excès de pouvoir. En effet, cet arrêt a été pionnier en la matière et s’en ai suivi une série de jurisprudence reconnaissant un intérêt à ester en justice à l’encontre d’un fonctionnaire6, d’un maire7, d’un membre d’une assemblée délibérante8 ou encore d’un usager du service public9.
Par la suite, les qualités de contribuable départemental10, colonial11 et régional12 ont également été admises par le juge administratif au titre des qualités donnant intérêt à agir poursuivant ainsi dans son élargissement de la notion d’individu-requérant et dans l’ouverture de son prétoire. Au fil de l’ajout de nouvelles couches au mille-feuille territorial français, il s’est posé la question de la recevabilité d’un recours introduit par un requérant en qualité de contribuable intercommunal. Cette qualité jouit d’une reconnaissance législative à l’article L. 5211-58 du code général des collectivités territoriales et prévoir que :
« Tout contribuable inscrit au rôle de la commune a le droit d'exercer, tant en demande qu'en défense, à ses frais et risques, avec l'autorisation du tribunal administratif, les actions qu'il croit appartenir aux établissements publics de coopération intercommunale auxquels a adhéré la commune et que ceux-ci, préalablement appelés à en délibérer, ont refusé ou négligé d'exercer. ».
Ainsi, la simple inscription au rôle de la commune faisant partie intégrante d’un établissement public de coopération intercommunale (EPCI) suffit pour justifier la qualité à ester en justice soit contre l’EPCI soit en lieu et place de celui-ci. Le Conseil d'État a quand même précisé pour ce dernier cas de figure que « l'action envisagée [doit] présente[r] un intérêt suffisant pour l'établissement de coopération intercommunale auquel a adhéré la commune et que cette action a une chance de succès »13.
In fine, la reconnaissance de cet intérêt pour agir du contribuable local dans son ensemble semble être fondée sur « l'idée que le contribuable local doit pouvoir contester une décision qui aura pour effet d'augmenter ses impôts »14. Toutefois, cette reconnaissance de l’intérêt à agir du contribuable local par le Conseil d'État n’allait pas de soi, car il avait adopté une jurisprudence très jacobine au tournant des années 1900. Par cette consécration, il semble avoir pris en main « la tutelle financière des administrations locales […] [et offre] à s’exercer désormais d’une façon juridictionnelle sur la gestion financière des communes la surveillance que l’administration active exerçait par la voie préventive de la tutelle. Il n'est pas douteux que les recours des contribuables iront se multipliant ; non seulement des contribuables isolés agiront en tirailleurs, mais il se constituera dans les grandes villes des ligues de contribuables, […] qui méthodiquement éplucheront les budgets municipaux, qui soigneusement étudieront toutes les délibérations susceptibles de produire des conséquences financières. »15. Cela s’apparente véritablement à un contrôle du citoyen local exercé sur la gestion locale.
Les contours de l’intérêt à agir du contribuable local
Le juge administratif est venu poser les premiers contours de cette reconnaissance en limitant sa portée. En effet, à l’encontre des décisions qui ne présentent aucune conséquence financière pour la collectivité16 ou celles qui viennent alléger les charges17, la qualité de contribuable locale ne peut donner intérêt à ester en justice. Par la suite, le Conseil d'État vient préciser que « lorsque la délibération d'un conseil municipal emporte une perte de recettes ou des dépenses supplémentaires, le contribuable de cette commune n'est recevable à en demander l'annulation pour excès de pouvoir que si les conséquences directes de cette délibération sur les finances communales sont d'une importance suffisante pour lui conférer un intérêt pour agir »18. Dès lors, le Conseil d'État subordonne donc l’intérêt à agir du contribuable local contre la délibération communale au caractère suffisant de la perte de recettes ou de la création de dépenses supplémentaires. Le Conseil d'État demeure muet sur ce caractère suffisant, laissant aux juridictions du fond une marge d’appréciation. En revanche, les conclusions du rapporteur public accompagnant cet arrêt apportent un certain regard sur la vision implicite du Conseil d'État sur l’appréciation de ce caractère suffisamment direct et certain. Il énonce en parlant du Conseil d'État : « vous avez toujours exigé que cette charge soit d'une certaine importance, le degré de cette exigence pouvant en revanche varier dans le temps, en fonction des ajustements de l'équilibre entre sécurité juridique et légalité auxquels vous procédez constamment. Or la tendance actuelle de votre jurisprudence sur ce point va dans le sens d'un renforcement de l'exigence relative au caractère direct et certain de l'intérêt invoqué, afin de réserver l'accès au juge à ceux dont les droits ou les intérêts sont réellement susceptibles d'être affectés par la décision administrative »19.
De plus, plus récemment, le 27 mars 202020, la Haute juridiction a précisé l’intérêt à agir du contribuable local à l’encontre d’un contrat administratif en posant les contours du recours « Tarn-et-Garonne » célèbre recours bien connu des publicistes qui permet à « tout tiers à un contrat administratif susceptible d'être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles »21. En 2014, dans ses conclusions sous l’arrêt Département de Tarn-et-Garonne, le rapporteur public soulevait une interrogation sur l’intérêt à agir du contribuable local à l’encontre d’un contrat administratif en s’exprimant par ces mots :
« Sans doute conviendra-t-il également de s’interroger sur le sort du contribuable. S’il nous paraît légitime qu’un tiers se prévalant de cette qualité puisse contester un contrat dont l’exécution est susceptible de peser de façon significative sur les finances locales, et donc sur les impôts qu’il sera amené à payer, nous ne sommes pas convaincus, à l’inverse que tout euro dépensé dans un cadre contractuel lui ouvre un intérêt à agir »22.
Dans l’arrêt de 2020, la haute juridiction répond en précisant que « lorsque l'auteur du recours se prévaut de sa qualité de contribuable local, il lui revient d'établir que la convention ou les clauses dont il conteste la validité sont susceptibles d'emporter des conséquences significatives sur les finances ou le patrimoine de la collectivité »23.
Ainsi, au fil de sa jurisprudence, le juge administratif est venu préciser et restreindre cet intérêt à agir, renforçant la sécurité juridique autour de ce nouvel individu-requérant.
Le rejet de la qualité de contribuable national
La qualité de contribuable national ne donne pas intérêt à agir à l’encontre de décisions financières prises par l’État ni à l’encontre du budget national. En la matière, le rejet de cette qualité s’est exercé dans l’arrêt Le Doussal et Métour du 25 juin 1920 puis dans l’arrêt Dufour du 13 février 1930 où le Conseil d'État dispose que :
« le requérant prétend agir comme contribuable pour déférer au Conseil d’État, par la voie du recours pour excès de pouvoir, le décret attaqué; que les contribuables n’ont qualité pour demander l’annulation des mesures administratives qui ont une répercussion sur les finances publiques qu’autant qu’ils visent les finances de la commune ou du département; qu’il n’en est pas ainsi dans l’espèce, où il s’agit de la fixation du traitement de fonctionnaires rémunérés sur les fonds de l’État ».
Cette position de principe a été confirmée par la suite en matière d’augmentation des dépenses publiques où le Conseil d'État affirme clairement que « la seule qualité de contribuable de l'État ne confère pas un intérêt suffisant à attaquer une décision entraînant des dépenses budgétaires »24. L’intérêt à agir d’un contribuable national n’est pas reconnu compte tenu de la relation administré-administration qui dans ce cas devient distendue et trop générale. Par cet arrêt, le Conseil d'État opère une distinction très nette entre le contribuable local, dont l’intérêt à ester en justice a été reconnu, et le contribuable national. « Illogique en apparence, [cette] distinction […] s’explique par le soucis du juge administratif d’élargir la recevabilité du recours pour excès de pouvoir sans aller cependant jusqu’à faire de ce dernier une ‘action populaire’ »25.
Les nouvelles perspectives offertes par la reconnaissance de la qualité de contribuable local
Tout d’abord, la reconnaissance de la qualité de contribuable local permet d’ouvrir les portes à ce nouvel individu-requérant de l’action en reconnaissance de droits. Définie au sein du code de justice administrative, cette action « permet à une association régulièrement déclarée ou à un syndicat professionnel régulièrement constitué de déposer une requête tendant à la reconnaissance de droits individuels […] en faveur d'un groupe indéterminé de personnes ayant le même intérêt, à la condition que leur objet statutaire comporte la défense dudit intérêt »26. Une illustration peut être retrouvée au sein de la jurisprudence CANOL concernant la légalité du droit accordé aux contribuables de la métropole de Lyon et du département du Rhône d’être déchargé de la taxe d’enlèvement des ordures ménagères (TEOM) au titre des années 2016, 2017 et 2018. Cette action en reconnaissance de droits a été formulée par l’association des contribuables actifs du Lyonnais (CANOL). Outre cette question, le Tribunal administratif de Lyon a dû se pencher sur la recevabilité de l’intérêt pour agir de l’association CANOL dont l’objet social est « la promotion et la défense des intérêts des contribuables habitant le département du Rhône ». Une fin de non-recevoir était opposée par la métropole de Lyon compte tenu du fait que le groupe d’intérêt que tend à défendre l’association CANOL « n’est pas caractérisé par l’identité de situation juridique de ses membres ». Ainsi, sur l’intérêt à ester en justice, le tribunal administratif de Lyon considère que :
« Si la métropole de Lyon soutient que l’objet social de la CANOL, […], n’inclut pas l’ensemble des contribuables concernés dès lors que certains contribuables peuvent habiter en dehors du département, la CANOL justifie d’un intérêt à agir au moins pour les contribuables de la taxe d’enlèvement des ordures ménagères résidant au sein de la métropole de Lyon et du département du Rhône sans qu’il soit nécessaire que son intérêt à agir se confonde avec celui de tout le groupe d’intérêt pour lequel l’action est présentée »27.
Le TA de Lyon poursuit en expliquant que l’association a suffisamment caractérisé le groupe d’intérêt qu’elle tend à défendre par l’introduction de cette action en reconnaissance de droits individuels et écarte donc la fin de non-recevoir soulevée par la métropole de Lyon.
Nonobstant, la qualité de contribuable local peut également conférer au requérant la capacité pour plaider au nom d’une collectivité territoriale. Par exemple, il est possible pour un contribuable « inscrit au rôle de la région […] d'exercer, tant en demande qu'en défense, à ses frais et risques, avec l'autorisation du tribunal administratif, les actions qu'il croit appartenir à la région et que celle-ci, préalablement appelée à en délibérer, a refusé ou négligé d'exercer »28. Ce même mécanisme législatif existe pour la commune29 et le département30. L’autorisation à plaider, connue sous le nom « d’action du contribuable », est subsidiaire c’est-à-dire qu’elle peut s’exercer que si la collectivité territoriale n’entend pas engager une action de sa propre initiative. Sur les frais engendrés par cette action et ses conséquences, ils sont assumés par le contribuable, toutefois, « quelle que soit la nature de la juridiction saisie, le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation. Ces dispositions sont de nature à permettre au contribuable, dans la plupart des hypothèses de jugements favorables à la commune, d'obtenir le remboursement de tout ou partie des frais qu'il a assumés pour les besoins de l'instance »31. Ce mécanisme d’autorisation renforce la démocratie locale et ouvre une nouvelle fois l’accès au prétoire au contribuable local.
En conséquence, la reconnaissance de l’intérêt à ester en justice du contribuable local a inscrit un nouvel individu au titre des requérants et a ouvert la voie à un élargissement progressif de l’accès au prétoire, gage de sécurité et d’effectivité juridiques malgré le refus du juge administratif de reconnaître la recevabilité de la qualité de contribuable national.