Résumé : Le « plus vieux métier du Monde », malgré l’intervention d’une politique législative abolitionniste en 2016, divise encore les sphères féministes. Si pour les féministes libérales, « le travail du sexe » doit être protégé comme une expression de la liberté industrielle et commerciale et de l’autonomie personnelle, les féministes radicales voient dans la prostitution une relique de la domination masculine qui doit être abolie au nom de la protection de la dignité humaine et de l’égalité entre les femmes et les hommes. Le juge administratif, garant de ces libertés et soumis au respect de la loi abolitionniste, se trouve dans une position peu commode lorsqu’il est saisi par des requérantes prostituées avec l’appui de différentes organisations féministes. On constate que si l’appréhension de la prostituée par la loi a connu une transformation importante depuis la fin du XIXe siècle, celle-ci n’a pas eu lieu au niveau du microscope de l’administration et de son juge ; que ce soit en matière de droit des étrangers ou de protection de l’ordre public.
La prostitution est aujourd’hui l’un des sujets majeurs qui divisent les mouvements féministes car il interroge les conditions de consentement des femmes. Deux positions peuvent être mises en exergue au sein de ces sphères, qui recoupent une problématique bien connue du droit ; celle de l’appréhension juridique de la servitude volontaire et de sa compatibilité avec le respect de la dignité humaine.
La première position est celle des féministes libérales qui partent du présupposé selon lequel il est possible de consentir à sa propre prostitution, quand bien même celle-ci serait une pratique sexiste1. Le « travail du sexe », au pire, est un labeur comme un autre qui doit être régi par le droit du travail, ou, au mieux, est l’expression de la libération sexuelle des femmes. La liberté de disposer de son corps signifierait liberté de le louer et il suffirait pour une femme de clamer que c’est son choix pour marquer l’acte du sceau féministe. Le libéralisme juridique offre alors quelques appuis : la prostitution peut être défendue comme une liberté à protéger, à la fois du point de vue de l’autonomie personnelle, que de la liberté du commerce et de l’industrie. Dès lors, devraient seulement être interdites les pressions et contraintes les plus directes qui font disparaitre le consentement, c’est-à-dire le proxénétisme et la traite d’êtres humains, tandis que les femmes prostituées « consentantes » devraient pouvoir exercer sans entraves. Le libéralisme que l’on qualifie de juridique est indissociable de sa logique économique selon lequel il devrait exister un marché « désencastré »2 de toute norme éthique où l’offre et la demande de prostitution se rencontrent librement. Cette position est bien commode car elle apporte une solution au prétendu relativisme moral qui entourerait la question de la prostitution. En empruntant les habits de la neutralité axiologique, elle s’appuie sur la croyance absolue en la force autorégulatrice et pacificatrice du marché et non sur la constitution d’une éthique commune3. Cette position participe cependant du maintien du statu quo de la domination masculine, voire participe d’un backlash4 historique : avec le mouvement de libération sexuelle des femmes qui dénonçait – à juste titre - l’emprise des hommes sur les corps féminins, les hommes, clients comme proxénètes, ont trouvé un nouvel argument pour romantiser et défendre la disponibilité sexuelle des femmes.
La seconde position, abolitionniste, répond par la négative à la possibilité de consentir à sa propre domination soit parce que le consentement ne peut être la mesure de la liberté dans un système patriarcal qui conditionne les choix des femmes5, soit parce que le consentement est d’emblée annihilé par l’échange d’argent. Cette position est celle des féministes radicales6, pour qui la prostitution est toujours une contrainte et/ou une violence, si bien qu’elle remplit en réalité les critères de définition légale du viol. Ce n’est donc pas au nom d’un nouvel ordre moral puritain dans lequel la sexualité serait un tabou que la prostitution devrait être abolie, mais parce que la prostitution est systématiquement porteuse de violences. Dès lors, l’interdit légal de la prostitution permettrait d’affirmer l’interdit moral selon lequel les hommes ne devraient pas pouvoir imposer un acte sexuel par l'argent. Cela entraine également un positionnement vis-à-vis de l’industrie pornographique qui, avec la prostitution, forment les deux faces d’une même pièce ; celle de la disponibilité sexuelle. Étymologiquement et factuellement, la pornographie correspond à l’érotisation et la sublimation de la prostitution par la mise en scène. Plus globalement, elles irriguent, tous deux, la culture du viol car si l’achat de sexe ne fait pas partie du monde des possibles des femmes, il fait partie de celui des hommes ; participant, par-là, à la justification du viol, des violences conjugales, de l’exploitation économique et reproductive des femmes7. L’affaire du porno français ou « french bukkake »8 qui a conduit à un rapport de la délégation aux droits des femmes du Sénat intitulé « Porno : l’enfer du décor »9 illustre le continuum10 des violences sexistes et sexuelles, tandis que la Cour de cassation refuse aujourd’hui de reconnaitre la porosité entre pornographie et prostitution.
Les termes du débat ainsi posés, notons qu’il existe, schématiquement, trois types de politique publique pour appréhender la prostitution : les politiques prohibitionnistes, réglementaristes et abolitionnistes. Le droit français a pu emprunter chacune de ces trois voies avant d’adopter une législation abolitionniste en 2016. Or, l’état actuel du droit laisse transparaitre une asymétrie entre le positionnement moral du législateur et le traitement des personnes prostituées par l’administration et les tribunaux administratifs.
Les législations prohibitionnistes visent à supprimer la prostitution en faisant peser l’interdiction et les sanctions, en premier lieu, sur les personnes prostituées. Occasionnellement, la prostitution a pu être prohibée en droit français. Par exemple, Louis IX tenta d’interdire la prostitution par la grande ordonnance pour la réforme du Royaume de décembre 1254 pour en finir avec la débauche sexuelle et mettre le Royaume en conformité avec la religion catholique. Cependant, face à l’échec d’une telle interdiction, c’est la voie de la réglementation qui fut empruntée : la présence des prostituées - qui prirent le nom de la milice instituée par Philippe-Auguste en 1189, les « ribaudes » - étant inévitable, elle était tolérée en dehors de la ville, loin des lieux saints et fréquentés. Plus tard, Louis XIV fut confronté au même échec. Ainsi, l’idée d’un mal nécessaire caractérise les législations dites réglementaristes, et n’est pas sans rappeler les actuels arrêtés anti-prostitution.
En effet, les législations réglementaristes se comprennent sur le mode de la tolérance de la prostitution. À partir du XIXe, la France, en réaction au développement de maladies comme la syphilis, a emprunté une telle voie : la prostitution devenant une question d’hygiène à la fois des corps et des rues, c’est à l’administration qu’il revenait de la réglementer. Les « filles publiques » étaient alors inscrites sur des registres des mœurs et exerçaient dans des maisons closes dites également « maisons de tolérance ». Le sale, esthétique du mal, était toléré tant qu’il n’était pas mis à nu sur la place publique. Ainsi Alexandre Parent-Duchâtelet, médecin, écrivait, dans De la prostitution dans la ville de Paris, considérée sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration (1836), que la prostitution était « aussi inévitable, dans une agglomération d’hommes, que les égouts, les voiries, et les dépôts d’immondices »12. Outre-manche, c’est la même représentation qui a poussé Joséphine Butler à lutter, dès 1864, contre la mise en place d’une chasse aux sorcières hygiéniste par le Contagious Diseas Acts. Julie Victoire Daubié regrettait que la même philosophie féministe n’ait pas été importée en France dans une brochure de l’association pour l'émancipation progressive de la femme intitulé De la tolérance légale du vice13. En ce sens, il est intéressant d’étudier ce que Frédéric Regard appelle les « stratégies de sémiotisation de la prostitution »14 que Butler mettait en œuvre pour obtenir la suppression des maisons closes et des contrôles sanitaires et policiers : il s’agissait pour elle de montrer que la prostituée était moins la débauchée que la figure emblématique de l’exploitation des pauvres et de l’inégalité morale régissant les rapports hommes - femmes. Au même moment, Balzac, dans Splendeurs et misères des courtisanes, dépeint la misérabilité de l’existence des prostituées contrastant avec le ridicule des hommes qui les convoitent. La saleté réside moins dans le corps de la prostituée, que dans celui qui profite de cette misère. Ainsi, « l’image de la prostituée sert les désirs contradictoires des hommes : disposer d’un accès sexuel facile à "la femme" tout en ayant la possibilité de l’écarter de son cercle officiel de convivialité ».15
Cette idée d’une prostitution qui doit exister sans être vue, qui avait poussé les ribaudes en dehors des murs de la cité, a irrigué le XXe siècle, lorsque la prostitution a trouvé les motifs de son encadrement dans la théorie administrative de l’ordre public. C’est d’ailleurs dans ce contexte que la prostituée s’était faite requérante pour la première fois. Dans l’arrêt du Conseil d’État « Dame Dol et Laurent » de 1919, célèbre pour la théorisation des circonstances exceptionnelles, les deux « fille galantes » inscrites sur le même registre des mœurs, demandaient l’annulation des arrêtés de réglementation de la prostitution pris par le gouverneur de Toulon en pleine Première Guerre mondiale. Ces arrêtés interdisaient aux prostituées de racoler en dehors du quartier réservé et aux propriétaires de débits de boisson de les servir. Le juge, prenant en compte les « nécessités provenant de l’état de guerre », avait alors admis que l’atteinte à la liberté individuelle et la liberté de commerce - aussi bien des prostituées que des débitants - n’excédait pas ce qui était nécessaire pour, d’une part, le maintien de l’hygiène et la salubrité publiques et, d’autre part, la prévention des dangers pour la défense nationale (il s’agissait d’éviter les secrets sur l’oreiller). La réglementation et son appréciation étaient entièrement dictées par des considérations pratiques ; la prostitution n’était pas encore un sujet de justice sociale.
Mais après la seconde guerre mondiale, la place prise par la dignité humaine en droit européen, a appelé la lutte contre le proxénétisme. C’est ainsi que la loi « Marthe Richard » du 13 avril 1946 a permis la fermeture des maisons de tolérance et la création des services de prévention et de réadaptation sociale (SPRS) dans les grandes villes. Notons, cependant, que ces mesures ne s’appliquaient pas dans les colonies françaises ; les prostituées indigènes constituant de la chair nécessaire pour le « moral des troupes », éloignées du lit conjugal. Ainsi, persistait en filigrane, pour justifier la disponibilité sexuelle des femmes, l’idée du caractère incontrôlable de la sexualité masculine.
Si la question de la prostitution a été très tôt liée, chez les juristes, à la question de l’ordre public, c’est principalement dans son volet sécurité et salubrité publiques ; continuant la longue assimilation entre saleté et prostitution. En marge, l’administration avait pu être invitée à fonder sa réglementation sur la moralité publique, dans la continuité du célèbre arrêt Société les films Lutétia de 1959. Dans ce cas, les circonstances locales, comme « la proximité d’établissements d’enseignement, d’un lieu de culte, d’un monument aux morts, d’un parc fréquenté habituellement par les familles, de nombreuses résidences, la nouveauté du phénomène de la prostitution dans les rues concernées »16 devaient justifier strictement la limitation par les troubles créés. En 1995, une nouvelle composante de l’ordre public a vu le jour : la dignité humaine au nom de laquelle, dans l’arrêt Morsang-sur-Orge, le Conseil d’État vient limiter la liberté industrielle et commerciale. Plus particulièrement, l’être humain, car il est porteur de cette dignité irréductible, ne peut consentir à l’abandonner en s’adonnant à des pratiques humiliantes et violentes, mêmes rémunératrices. Dès lors, était annoncé la mort des bonnes mœurs au profit de la dignité humaine, profilant un nouvel « ordre public philanthropique »17. Le parallèle avec la prostitution apparait très clairement. Cette niche juridique qui aurait pu contribuer – toute mesure gardée - à ce que Frédéric Regard appelait la transformation sémiotique de la prostituée, n'a pas été utilisé s’agissant du contrôle des arrêtés anti-prostitution18, mais a fondé par la suite la législation abolitionniste.
En effet, depuis 2016, la France a emprunté une troisième voie – celle de l’abolitionnisme – par deux volets de mesures. D’une part, le volet pénal consiste en la pénalisation du client, des réseaux de proxénétisme et la suppression du délit de racolage. L’idée étant de faire peser l’interdit, contrairement à un régime juridique réglementariste, sur celui qui tire profit de la situation d’asservissement (proxénètes et clients), plutôt que sur la personne asservie. Le législateur a donc reconnu l’atteinte à la dignité humaine par toute forme de prostitution, sans prise en compte de la notion de consentement qui ne saurait être la mesure de la liberté des femmes dans une société patriarcale. D’autre part, le volet social consiste en la mise en place d’un parcours de sortie dans le code de l’action sociale et des familles (CASF) : il s’agit d’aider matériellement et administrativement les femmes à sortir de la situation prostitutionnelle. Cette loi a donné lieu à une décision QPC du 1er février 2019, dit « Association Médecins du monde et autres » dans laquelle le Conseil constitutionnel estime que les restrictions apportées à la liberté personnelle ainsi qu’à la liberté industrielle, commerciale et contractuelle sont justifiées et proportionnées au choix fait par le législateur de protéger la dignité humaine, tout en précisant, classiquement s’agissant des sujets de société, qu’il ne dispose d’un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement.
Or, il y a une déconnexion entre la volonté du législateur et le traitement de la prostituée par l’administration et les tribunaux administratifs. En particulier, les arrêtés anti-prostitution continuent d’être adoptés alors même, qu’en délocalisant la prostitution en dehors des villes et en faisant peser le stigmate sur les prostituées, ils sont contraires à l’esprit de la loi de 2016. Les arrêtés anti-prostitution viennent donc consacrer l’apathie législative, qui, en raison de son inapplication, n’a pas permis d’abolir la prostitution, ni même de la faire baisser significativement. En particulier, les verbalisations de clients se font rares comme le révèle l’avis du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes de 202119. Ainsi, ces arrêtés s’inscrivent dans la continuité d’une histoire institutionnelle qui clame « cachez cette prostitution que je ne saurais voir ». D’ailleurs, le contrôle du juge administratif n’a pas connu de variation majeure depuis la loi de 2016. Le STRASS (dit syndicat du travail sexuel mais qui a le statut d’association), requérant habituel, participe du bornage de la question de la prostitution devant les tribunaux administratifs. Sur la balance avec la protection de l’ordre public, se trouve alors le respect de la liberté d’aller et venir ainsi que la liberté commerciale et industrielle20, alors que c’est au nom de la dignité humaine que les associations abolitionnistes demandent l’annulation des arrêtés anti-prostitution. L’invocation de la dignité humaine, contrairement à la liberté d’aller et venir, ne permettrait, cependant, pas au juge de trouver des justifications proportionnées à sa limitation.
Par ailleurs, en 2016, avec la modification du CASF, un nouveau contentieux a vu le jour devant les tribunaux administratifs : la requérante n’est plus seulement celle qui peut solliciter l’annulation d’un arrêté anti-prostitution – c’est-à-dire la non-intervention de l’État dans sa sphère d’autonomie personnelle et dans sa liberté commerciale – mais celle qui peut solliciter de la part de l’État-providence une créance : la mise en place d’un parcours de sortie de la prostitution. Ce parcours permet de faciliter l’obtention d’un logement, d’aides sociales, d’exonérations fiscales et d’autorisations provisoires de séjour (L. 425-1 et suivants CESEDA) ainsi que la mise en place d’un projet d’insertion sociale et professionnelle. Or, là encore, le manque de moyens humains et financiers octroyés par le législateur entraine de nombreux refus d’admission dans le parcours de sortie par l’administration ; refus dont les motifs, parfois très flous, font l’objet d’un contentieux devant le juge administratif. Sur ce point, un arrêt récent du Conseil d’État doit particulièrement attirer notre attention sur la question. La requérante nigériane demandait au préfet du Rhône, avec l’aide du Mouvement du nid et en application de l’article L. 121-9 du CASF, la mise en place d’un parcours de sortie. Le préfet a refusé au motif que la requérante n’avait pas encore arrêté de se prostituer et qu’elle n’avait pas déposé de plainte pour traite d’êtres humains ou proxénétisme. Or, le Conseil d’État estimant que le Préfet doit seulement « vérifier la réalité de l'engagement de la personne à sortir de la prostitution » et non pas établir factuellement la sortie de la prostitution, a annulé la décision du Tribunal administratif de Lyon et a renvoyé l’affaire devant lui. La schizophrénie ici était éclatante : on ne peut refuser une demande de sortie de la prostitution au motif que la prostituée n’en est pas sortie. Evidemment, toutes les femmes prostituées qui se voient refuser un parcours de sortie, parce qu’elles sont dans une grande précarité administrative, ne peuvent pas, sauf soutien du monde associatif, saisir les tribunaux administratifs en cas de refus. Dès lors, il convient d’harmoniser les critères au niveau national, comme le préconise la lettre ouverte des membres de la délégation aux droits des femmes du Sénat adressée aux ministres responsables le 16 avril 2021, tout en octroyant les moyens financiers et humains nécessaires à l’application de la loi.
Si à l’échelle législative la prostituée est passée de la pécheresse et de la pestiférée à la victime, cette transformation ne s’est pas effectuée au niveau du microscope de l’administration et des juridictions. Le droit des étrangers cristallise ce paradoxe, d’autant qu’une grande majorité des prostituées sont étrangères. En effet, une lettre de l’Observatoire National des violences faites aux femmes en octobre 2015 estimait que 93% des personnes prostituées en France étaient étrangères, principalement originaires d’Europe de l’Est (Roumanie et Bulgarie), d’Afrique de l’Ouest (Nigéria) et de Chine. C’est face à ce constat que la loi de 2016 a ajouté un article L. 425-4 au CESEDA pour faciliter l’obtention de titre de séjour. Ainsi l’article prévoit qu’une autorisation provisoire de séjour (APS) d'une durée minimale de six mois peut être délivrée à l'étranger victime des infractions de traite d’être humain et/ou de proxénétisme. Trois conditions sont prévues : que sa présence ne constitue pas une menace pour l'ordre public, qu’elle ait cessé l'activité de prostitution, et qu’elle soit engagée dans le parcours de sortie de la prostitution et d'insertion sociale et professionnelle mentionné dans le CASF. Cette autorisation provisoire de séjour ouvre droit à l'exercice d'une activité professionnelle et est renouvelée pendant toute la durée du parcours de sortie. Ce dispositif s’ajoute à un autre dispositif prévu depuis 2003 et inscrit aujourd’hui à l’article L. 425-1 du CESEDA. Il prévoit, quant à lui, la possibilité de délivrance d’une carte de séjour temporaire portant la mention « vie privée et familiale » d'une durée d'un an si la personne prostituée porte plainte ou témoigne dans une procédure pénale contre les personnes responsables de sa prostitution. Or, le fait de conditionner la délivrance d’un titre de séjour soit à la coopération dans une procédure pénale soit à une sortie immédiate et effective de la prostitution nuit à l’efficacité du système, d’autant plus que les critères de délivrance ne sont pas harmonisés à l’échelle de l’ensemble des préfectures. Deux exemples peuvent être ici cités. Dans un arrêt de la CAA de Nancy du 1e juin 2021, le classement sans suite d’une plainte déposée par la requérante contre celle qu’elle accuse de proxénétisme, conduit à écarter le bénéfice d’une carte de séjour pour motif humanitaire, alors même que le classement sans suite ne signifie pas nécessairement que la requérante n’est pas effectivement sous le joug d’un proxénète. Toujours dans arrêt de la CAA de Nancy du 25 avril 2019, le juge administratif a estimé que la requérante ne pouvait bénéficier de l’article L. 425-4 puisqu’il ressortait « des pièces du dossier que Mme C...ne justifi[ait] pas avoir cessé son activité de prostitution dès lors qu'elle indiqu[ait], dans les procès-verbaux versés au dossier, y avoir encore recours en cas de besoins financiers ». Finalement, l’obtention d’un titre de séjour, qui permettrait à ces femmes de s’engager dans des formations professionnelles et de travailler, est conditionnée à l’arrêt de leur activité prostitutionnelle, seule source de revenu, alors même que les démarches administratives sont parfois très longues. Ces critères témoignent d’une méconnaissance des rouages de la prostitution qui contraste particulièrement avec l’idéologie juridique ayant motivée la loi de 2016. Pire encore, il ressort d’un arrêt de la CAA de Bordeaux du 10 mai 2022, que le racolage puisse constituer un motif suffisant pour prononcer une obligation de quitter le territoire français lorsque les « conditions dans lesquelles l'exercice du racolage est de nature à constituer une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société française ». Cependant, si l’arrêt précise que « l'exercice du racolage (…) ne suffit pas à elle seule à caractériser une menace pour l'ordre public », il est bien difficile de concevoir des situations de racolage qui porterait anormalement atteinte à l’ordre public. Cet arrêt contrevient donc particulièrement à la loi de 2016 en réhabilitant un « délit de racolage » propre à entrainer une expulsion du territoire lorsque la prostituée est étrangère. L’optimisme réformiste rencontre donc tragiquement les fondements des sociétés patriarcales ; comme l’écrit Milena Jakšić, « dès que la victime n’apparaît plus dans le registre abstrait et universel des droits de l’Homme, dès qu’il s’agit de traduire sa souffrance en droit, ce n’est plus la femme innocente et naïve qui apparaît, mais la coupable d’infractions de séjour irrégulier ou de racolage, soit une menace potentielle pour l’ordre public et une cible des politiques de contrôle de l’immigration et de la prostitution »21.