Le droit, l’individu et la religion : Approches comparées entre droit libanais et droit français

DOI : 10.35562/alyoda.9031

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Résumé : Grâce à l’aide précieuse de Madame la Professeure Caroline Chamard-Heim, que nous remercions sincèrement, nous avons eu la chance de pouvoir échanger avec les étudiantes du Master II Droit public de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Cet échange a porté sur la place attribuée à la religion dans le droit public, dans ses dimensions à la fois sociétale et individuelle. Nous avons ainsi pu mettre en avant la place importante que les confessions occupent dans l’organisation politique et juridictionnelle de la société libanaise au contraire du droit français construit sut une stricte neutralité des pouvoirs et des services publics.

Comment le droit libanais conçoit-il l'idée de neutralité des pouvoirs publics ?

Le droit libanais, contrairement au droit français qui proclame le principe de stricte neutralité des pouvoirs publics et des services publics et restreint la religion à la sphère privée, reconnait dans sa Constitution même une existence divine. Ainsi, l’article 9 de la Constitution de 1926, avant même la révision issue de l’Accord de Taëf et de la révision constitutionnelle de 1990 qui en résulte, disposait déjà que « La liberté de conscience est absolue. » Plus surprenant du point de vue français, il proclame même qu’« en rendant hommage au Très-Haut, l’Etat respecte toutes les confessions et en garantit et protège le libre exercice à condition qu’il ne soit pas porté atteinte à l’ordre public. » Il « garantit également aux populations, à quelque rite qu’elles appartiennent, le respect de leur statut personnel et de leurs intérêts religieux. »

L’Accord de Taëf, conclu pour mettre fin à la guerre civile qui durait depuis 1975, est venu réviser la Constitution de 1926 et actualiser l’accord conclu entre les différentes communautés confessionnelles de telle manière que l’ensemble du système politique et tout un pan du système juridique est construit sur cette notion de communauté confessionnelle. Cette recherche d’équilibre entre les différentes confessions qui forment la société libanaise se retrouve dans le droit des communautés à disposer de leurs propres écoles (article 10) mais surtout leur propre droit de la famille (article 9).

Si cet accord est souvent évoqué comme ayant permis d’instaurer une période relativement paisible dans la société libanaise, parce qu’il organiserait les pouvoirs en les répartissant de manière égalitaire entre les différentes confessions qui composent la société ; il faut toutefois souligner que cette paix était avant tout une paix « d’occupation » et que l’organisation des pouvoirs issue de l’accord n’a pas permis une stabilité après le départ des troupes syriennes en 2005. Aussi les dispositions, comprises notamment à l’article 95, devaient dès 1926, être transitoires, « en vue d’assurer la suppression du confessionnalisme politique », ce que devait permettre l’accord de Taëf. Mais la période intérimaire persiste toujours, bien que l’évolution démographique de la société libanaise pose quelques questions quant à leur adaptation.

Aussi, la répartition des fonctions, tant au Gouvernement (article 95) qu’à la Chambre des députés (article 24) doit se faire de manière équitable entre les communautés chrétiennes et musulmanes, et proportionnellement aux communautés qui les composent, et prendre en compte une répartition territoriale.

Enfin, même les emplois publics sont répartis selon le statut communautaire, de telle manière que chaque communauté soit bien représentée dans la fonction publique, ce qui parait impensable en France.

Comment le droit libanais distingue-t-il la vie publique de la vie religieuse des citoyens ?

L’article 9 de la Constitution libanaise a pour principale conséquence l’égalité des lois religieuses entre elles : il existe dès lors des lois qui s’appliquent selon les communautés religieuses, mais aucune n’a une supériorité sur les autres, contrairement à d’autres pays où la loi islamique peut être loi d’État.

Ainsi, sur le plan juridictionnel, les tribunaux religieux (tribunaux de la charia et tribunaux non islamiques) sont des tribunaux d'exception dont la compétence est limitée aux litiges de statut personnel (le mariage, le divorce, la filiation…) impliquant deux individus de même confession mais également de deux confessions différentes. Le législateur libanais leur a attribué une compétence à caractère exceptionnel et absolu, elle est obligatoire, même en matière internationale. Il faut à cet égard souligner qu’un principe comparable existe aussi à Mayotte, puisque l’article 75 de la Constitution française du 4 octobre 1958 permet aux juges civils français d’y appliquer des dispositions religieuses.

Il existe toutefois des juridictions de droit commun au Liban qui sont habilitées à statuer sur les litiges entre personnes de différentes confessions en matière de statut personnel : c’est bien la compétence législative qui commandite la compétence juridictionnelle.

Mais historiquement, du fait de l’ancienne appartenance à l’empire ottoman, la compétence des tribunaux de la charia est quelque peu plus large incluant les affaires de tutelle, d’héritage, d’absentéisme etc.., alors que ces affaires ont été incluses pour les non-musulmans, dans la compétence des juridictions des tribunaux de droit commun.

Il s’agit ici de bien mettre en évidence que c’est sur cet équilibre particulier entre droit commun et droits confessionnels quant à la distinction entre vie publique et vie privée qu’a pu se construire une paix civile au Liban, de manière aussi profonde.

La religion est donc ce qui structure la vie publique libanaise : en effet, s’il n’existe pas d’obligation juridique d’appartenir à une communauté religieuse, il est bien plus compliqué pour ceux qui ne le seraient pas de se marier ou de se présenter aux élections. En effet, il n’existe pas de mariage civil puisque les religieux ont fait pression sur les politiques à de nombreuses reprises pour empêcher la création d’une loi sur le mariage civil Ainsi, de nombreux Libanais contournent ce système restrictif en allant s’unir à Chypre. 

Il faut à cet égard souligner que celles qui souffrent le plus de cette compromission du droit à la religion sont les femmes, puisque le droit des personnes relève du statut personnel de chacun (alors qu’en France les dispositions d’ordre public comme l’égalité femmes-hommes prévalent) et donc des juges communautaires qui accordent, en application des textes religieux, par exemple la priorité à l’autorité du père sur les enfants. En cas de divorce également, c’est l’homme qui sera avantagé notamment pour la garde des enfants, et les chances d’obtenir raison lors d’un recours en appel sont très minces pour les femmes qui se voient lésées.

Autre exemple éloquent, en matière d’héritage, le droit de la communauté sunnite prévoit qu’une fille unique ne peut hériter de la totalité des biens de son père défunt, l’autre partie devant revenir au reste de la famille. Nombre de sunnites se convertissent donc secrètement au chiisme pour contourner ces règles.

Face à ces inégalités criantes, il n’est pas étonnant que les femmes soient aujourd’hui aux avant-postes de la mobilisation populaire qui traverse le pays.

Comment le droit libanais conjugue-t-il la neutralité de l'espace public et les manifestations religieuses ? 

Cette question est récurrente dans le débat public – et surtout médiatique – français et il nous apparaissait donc pertinent de l’aborder.

Il convient de souligner que la conception libanaise est radicalement opposée à la conception française puisque si la laïcité est manifestée comme étant l’égalité entre les religions dans les deux cas, la place que prend l’État n’est pas la même dans les deux pays.

Si dans la conception française, les services publics doivent s’illustrer par leur neutralité stricte des agents publics en matière religieuse, au Liban, cette neutralité se traduit par la manifestation également autorisée à tout agent de toute religion, d’exprimer son appartenance par n’importe quel moyen.

Citer cet article

Référence électronique

Antoine de Griève, « Le droit, l’individu et la religion : Approches comparées entre droit libanais et droit français », revue Alyoda [En ligne], HS 1 | 2023, mis en ligne le 14 novembre 2023, consulté le 18 juillet 2025. URL : https://alyoda.eu/index.php?id=9031

Auteur

Antoine de Griève

Juriste, Ancien étudiant du master DPF, promotion 2020-2022

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