L’oralité dans les prétoires : une quasi-évidence historique, une avancée relative pour l’individu-requérant devant les juridictions administratives

DOI : 10.35562/alyoda.9025

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Résumé : La prise de parole par les parties dans les tribunaux est loin d’être un phénomène nouveau compte tenu des garanties qu’elle offre au justiciable. La place de l’oralité devant les juridictions administratives a longtemps été minimale mais elle tend progressivement à s’amplifier dans un besoin croissant de célérité et un objectif d’écoute renforcée des parties. Or, ces visées peuvent apparaitre comme contradictoires. Elles risquent de se traduire par un cadeau empoisonné pour l’individu-requérant.

Longue plaidoirie avec effets de manches, ou bien laconique et sempiternelle formule – « je m’en remets à mes écritures » –, toutes les juridictions n’appellent manifestement pas le même degré d’oralité de la part des avocats, mais aussi des magistrats, rapporteurs publics, procureurs ou avocats généraux. De même, les requérants, les justiciables peuvent également être amenés à prendre la parole, à exercer leur droit au silence, ou à souhaiter s’exprimer alors que ceci leur est interdit s’ils ne sont pas interrogés. L’oralité a sans aucun doute une influence sur le déroulement d’un procès et sur son résultat.

Au sens strict, l’oralité désigne le caractère d’une procédure qui n’accorde absolument aucune valeur aux écritures, voire qui ne repose sur aucune écriture, comme c’était le cas des procédures féodales. Une telle procédure repose donc exclusivement sur des échanges oraux, ce qui, dans le respect du principe de publicité des procédures, implique que tous les échanges ont lieu lors des débats devant la juridiction. Toutefois, l’oralité stricte est sans doute inexistante dans le contexte d’une société où l’écrit est accessible à tous et à faible coût, a fortiori dans une société de la communication permanente. L’oralité (ou son opposé : l’écrit ou la scripturalité) doit plutôt être considérée comme la mesure de l’importance relative des échanges oraux et écrits dans une procédure. C’est ainsi par exemple que Laferrière écrira que « la procédure devant le Conseil d’État est essentiellement écrite » (Laferrière (É.), Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, t. 1, BNF Gallica, 1887, p. 288). La formulation sera en substance reprise par le Conseil d’État qui affirmera que la procédure contentieuse administrative est « principalement écrite » (CE, Sect., n° 66522, 17 mai 1968). Ces deux expressions suggèrent une échelle, une graduation. S’il y a une proportion « essentielle » ou « principale » d’oral, c’est qu’il y a une certaine part d’écrit, fût-elle résiduelle.

Oralité et scripturalité présentent chacune des avantages et inconvénients pour la bonne administration de la justice. L’écrit a l’avantage de la persistance dans le temps, sans doute précieuse alors que le temps de la justice n’est pas le temps des hommes. Il garantit la précision des éléments apportés par les parties, certainement utile lorsque les affaires sont complexes. En effet, l’écrit permet aux magistrats de prendre entièrement connaissance du dossier avant de rendre leur décision et de garantir le principe du contradictoire. Dès lors, il contribue à la sécurité juridique, tant pour le juge que pour le requérant. Mais la vérité judiciaire peut-elle surgir de documents froids et techniques, ou doit-elle passer par l’expression directe des justiciables ? La procédure écrite impose rapidement un formalisme peu intelligible pour le profane qui le conforte dans sa perception d’une justice distante. Au contraire, lorsque les arguments sont échangés devant la Cour, les débats sont transparents pour tous, à commencer par les justiciables eux-mêmes. Ces avantages et inconvénients figurent au centre des réflexions actuelles du Conseil d’État qui, sous l’impulsion initiale de son précédent vice-président Bruno Lasserre, envisage de développer l’oralité dans la justice administrative encore davantage que ne l’avait déjà promu le président Labetoulle dans son projet de réforme des référés (D. Labetoulle, « Le projet de réforme des procédures d’urgence devant le juge administratif », AJDA, 1999, p. 79).

Cette tendance, désormais assumée et encadrée, s’explique pour diverses raisons. Cependant, il ne s’agit pas ici de toutes les étudier ni d’analyser la manière dont s’organisent les juridictions administratives pour s’y adapter mais plutôt de comprendre l’importance de cette modalité d’échanges devant les juridictions, avant de se concentrer sur les conséquences du recours au dialogue à l’égard de l’individu-requérant dans le procès administratif.

L’oralité a toujours occupé une place importante quoique variable dans les juridictions pour ses avantages évidents, pour la transparence qu’elle assure, et parce pour ce qu’elle permet ainsi à chaque partie de mieux faire valoir ses droits (1). Néanmoins, la juridiction administrative moderne a fait un choix marqué d’une faible place à l’oralité, place qui tend actuellement à s’amplifier (2).

– L’oralité devant le juge, une nécessité historique devenue un marqueur de la défense des droits individuels

Depuis que l’histoire des hommes existe, ceux qui demandent justice en appellent au juge, exposent leurs griefs, et attendent sa décision. Alors que l’immense majorité des humains ne maîtrisaient pas l’écriture, des procès avaient déjà lieu. Imagine-t-on une procédure écrite pour le jugement de Salomon ou pour le procès de Socrate ? D’ailleurs, dans la mythologie grecque figure la naissance de la Justice avec les premiers procès de l’Aréopage, qui se sont vus tout naturellement transcrits dans des tragédies : un procès, c’est une pièce de théâtre qui se joue, avec sa dramaturgie, qui demande des dialogues, des échanges, de l’oral. Ainsi, dans l’imaginaire collectif, un procès consiste en une série d’arguments échangés oralement dans le tribunal, devant le juge. S’intéresser à la place de l’oralité devant les juridictions nous invite par conséquent à remonter dans le temps pour mesurer son importance à différentes époques (A), et ainsi comprendre dans quelle mesure les systèmes juridiques contemporains ont hérité de cette modalité (B).

– Perspective historique structurante : une loi écrite, un procès d’essence orale laissant progressivement plus de place à l’écrit

Dans la tradition biblique, les Tables de la Loi ont été gravées dans la pierre, mais leur existence n’a pas encore été démontrée. En revanche, il est certain que chez les Anciens (Grecs, Romains), la loi est gravée dans la pierre pour être exposée à la vue de tous et pour que sa mémoire soit conservée. On considère que la Loi des Douze Tables (Lex duodecim tabularum) constitue le premier recueil de droit écrit romain. Rédigé vers l’an 450 av. JC, il prévoit déjà que l’on « appelle » en justice (« vocat ») les parties et les témoins, que les parties soient « toutes deux présentes [sur le forum] pendant les exposés » (« com peroranto ambo praesentes »). Sans aucun doute pour les romains, la loi est écrite, le procès est oral. D’ailleurs, l’adage latin « nemo auditur [propriam turpitudinem allegans] » comme le mot « audience » viennent du verbe « audire » (entendre).

Mais alors que l’écriture devient plus rapide et (un peu) plus courante, la scripturalité entre progressivement dans les tribunaux, d’abord devant les cours ecclésiastiques, où l’écriture est plus largement maîtrisée. Au Moyen-Âge coexistent oralité et scripturalité, d’autant qu’il existe une multitude de justices différentes, dans un État non centralisé et faible. Les justices seigneuriales sont souvent coutumières et très orales, mais chaque cour extraordinaire a sa propre procédure. Avec la généralisation de la procédure inquisitoire (Dejoux (M.), « II. La procédure d’enquête, ses objets, et son évolution », in Les enquêtes de Saint Louis. Gouverner et sauver son âme, PUF, « Le Noeud Gordien », 2014, p. 65-105), sous l’impulsion de Saint Louis, les écrits prennent aussi progressivement plus d’importance. Il s’agit initialement de témoignages oraux recueillis et transcrits par des enquêteurs, car l’oralité garde toute sa puissance de conviction. Néanmoins, parfois, « la production d’une charte suffira à éteindre la querelle, tant est grande la force de l’écrit » (Bougard (F.), « Écrire le procès : le compte rendu judiciaire entre VIIIe et XIe siècle », Médiévales n° 56, 2009, p. 23-40). Pendant l’Ancien Régime, la justice royale se renforce, tandis qu’elle devient encore progressivement davantage écrite. D’ailleurs, le règlement d’Aguesseau de 1738, auquel les « commentateurs ont souligné (…) tout ce que la procédure judiciaire et administrative contemporaine devait », prévoyait une procédure de « caractère principalement écrit » (Massot (J.), « La continuité de la procédure contentieuse administrative » in Bibliothèque de l’école des chartes. 1998, tome 156, livraison 1. p. 77-89). Or, les juridictions royales ont assurément plus de « prestige (…) [que les] juges seigneuriaux moqués comme des juges en sabot » et les procédures de la justice royale sont considérées comme d’un « exercice plus fiable, (…) plus savant » (Bercé (Y.-M.), « XI. La justice royale » in L’Ancien Régime, PUF, 2021, p. 84-92).

Toutefois, la procédure écrite devant les tribunaux communs de l’Ancien Régime conduira à des abus qui seront dénoncés par les révolutionnaires au point que quelques jours après l’adoption de la Constitution de 1791, la loi imposera l’oralité dans les procès pénaux (Duport (A. J.), « Décret sur la police de sûreté, la justice criminelle et l’institution des jurés (titre Ier à XV), lors de la séance du 16 septembre 1791 », in Archives Parlementaires de 1787 à 1860 - Première série (1787-1799), 1888. p. 703), pour mieux garantir la liberté individuelle. C’est aussi pour « donner des garanties aux justiciables » (Aucoc (L.), « Le Conseil d’État et les recours pour excès de pouvoirs », Revue des Deux Mondes, 1878, Vol. 29, No. 1, p. 10) que sont introduites sous la monarchie de Juillet (ordonnances des 2 février et 12 mars 1831) les audiences devant le Conseil d’État ainsi que les conclusions des rapporteurs publics. Il semblerait ainsi que s’est établie avec le temps la perception d’un certain lien entre oralité et libertés fondamentales.

– Les systèmes juridiques contemporains, héritiers à des degrés divers de procédures orales comme garanties procédurales

D’une manière générale, dans l’ordre judiciaire, il existe un droit à l’oralité des débats, reconnu par la Cour de cassation dans un arrêt du 24 novembre 1989. En matière pénale, l’instruction est principalement écrite puisqu’elle se trouve présentée dans le dossier, mais l’audience est essentiellement orale. De nouvelles questions se posent aujourd’hui avec l’avènement de la visioconférence, qui se répand dans toute la société depuis la crise sanitaire liée à la Covid. Est-ce l’oralité qui importe, ou bien la présence physique ? On a pu constater pendant le procès des attentats du 13 novembre 2015 que le témoignage en visioconférence n’est pas reçu de la même manière que le témoignage à la barre. En visioconférence, le jury, le public, ne voient que le témoin et pas son environnement. Ces acteurs et spectateurs du procès peuvent par exemple se demander si ce témoin est influencé par une personne située hors du champ de la caméra. La communication non verbale, tels les échanges de regards entre témoins et accusés, ne peut se produire. Le ton, le timbre de la voix sont déformés.

En matière civile, la procédure de droit commun est orale, mais des réformes successives tendent à réduire la place de l’oralité. Par exemple, le décret n° 2010-1165 du 1er octobre 2010 a introduit la possibilité pour les parties de présenter leurs prétentions par écrit. Depuis la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, les parties peuvent s’entendre pour que la procédure se déroule sans audience. Chaque juridiction, chaque procédure, présente ainsi une procédure mixte où coexistent oralité et scripturalité, comme un héritage souvent séculaire de leur histoire.

C’est une situation bien différente pour les juridictions, ordres juridiques ou procédures plus récemment créés, pour lesquels un choix volontaire a été opéré par les organes qui les ont établis. C’est en particulier le cas de la Cour de justice l’Union européenne (CJUE), de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), ou la procédure de QPC ou de contentieux électoral devant le Conseil Constitutionnel, qui ont en commun de placer le justiciable et ses droits et libertés au cœur de leurs décisions, dans un mouvement général de subjectivisation des droits.

Depuis que la cour de justice de Luxembourg existe, elle met en œuvre une procédure qui comporte deux phases distinctes, l’une écrite, l’autre orale. La procédure écrite comprend « la communication aux parties, ainsi qu’aux institutions de l’Union dont les décisions sont en cause, des requêtes, mémoires ». La procédure orale comprend quant à elle « l’audition par la Cour des avocats, des conclusions de l’avocat général (...) ainsi que des témoins et experts ». Jusqu’en mai 2000, la cour devait obtenir l’accord des parties pour se passer de la phase orale. Depuis, elle peut décider de supprimer la phase orale si elle s’estime suffisamment informée pour statuer à l’issue de la phase écrite et si aucune des parties ne présente une demande d’audience. C’est donc un recul de l’oralité qui s’est produit à la CJUE en une vingtaine d’années. Néanmoins, pour les renvois préjudiciels, la procédure écrite n’est pas contradictoire et c’est la phase orale qui peut donner toute la place aux échanges d’arguments. D’ailleurs, dans le cas d’un renvoi préjudiciel urgent, dans le domaine des libertés, de la sécurité ou de la justice : on peut se passer de procédure écrite. L’oralité soutient manifestement les droits et libertés du justiciable.

Pour la CEDH, l’oralité concourt avant tout à l’exigence de publicité. C’est ce que prévoit l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) publiquement (...) par un tribunal (...) ». La procédure devant la CEDH laisse par conséquent une place à l’oral, une fois passée la phase d’examen de la recevabilité. Toutefois, on ne saurait déduire de l’article 6 § 1 que l’oralité est un principe absolu, puisque l’article 6 § 2 de la Convention envisage différentes hypothèses selon lesquelles cette exigence peut être restreinte. Par ailleurs, le droit au silence de l’accusé, modalité particulière de l’oralité, est consacré par la CEDH (CEDH, 25 février 1993, n° 10828/84, § 44) et par l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

En 2018, Nicole Belloubet, alors membre du Conseil constitutionnel, indiquait que l’oralité est « un élément essentiel du contradictoire » (Belloubet (N.), « L’exemple du Conseil constitutionnel français », ACCPUF, Bull. N° 12, nov. 2018, p. 91-95). Elle soulignait toutefois que cette perception des membres du Conseil était sans doute en partie due à la création, somme toute encore récente, de la QPC et à la jeunesse du Conseil en tant que cour constitutionnelle de plein exercice chargée de veiller aux droits et libertés que la Constitution garantit, à l’instar des autres cours constitutionnelles européennes. Pour autant, elle affirmait également qu’un quelconque recul dans les exigences de publicité ou dans l’importance de l’oralité serait assurément considéré comme une régression du principe du contradictoire, principe à valeur constitutionnelle issu de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Nicole Belloubet remarquait ensuite que cette appropriation par le Conseil de l’oralité dans sa procédure de QPC conduisait même à une expansion progressive de l’oralité dans ses procédures de contrôle de constitutionnalité a priori, ou encore dans le contentieux électoral. On pourrait donc imaginer que le Conseil constitutionnel, convaincu par les bénéfices de l’oralité, puisse incidemment favoriser cette modalité lorsqu’il sera amené à se prononcer, à travers des décisions QPC ou DC, sur des dispositions légales affectant des procédures juridictionnelles de l’ordre judiciaire ou de l’ordre administratif.

– L’oralité devant le juge administratif, une pratique généralisée aux bénéfices mesurés pour l’individu-requérant

Traditionnellement, l’oralité semblait demeurer très résiduelle devant les juridictions administratives, à rebours des autres prétoires. Néanmoins, une tendance à sa généralisation peut s’observer à travers la multiplication des référés urgents et l’influence du juge de Strasbourg. Ce faisant, la place accordée à l’individu devient fondamentale puisque celui-ci serait directement écouté et, par suite, a priori plus facilement compris par le juge administratif (A). Toutefois, l’utilisation croissante de la parole répond également à l’exigence d’efficacité que doivent satisfaire les juridictions, s’avérant parfois défavorable pour ce même individu (B).

– Une pratique généralisée accordant une place en apparence centrale à l’individu requérant

L’oralité n’est pas une nouveauté absolue en contentieux administratif. Effectivement, il arrive que les avocats prennent la parole en audience devant les juridictions administratives du fond, notamment dans le cadre de certains contentieux spécifiques ou étant qualifiés « de masse ». À titre d’exemple, une place importante est accordée à l’oralité dans les contentieux sociaux (CJA, art. R. 772-9) ou dans le contentieux du droit au logement (CJA, art. R. 778-5), compte tenu de la vulnérabilité des requérants. De même, lorsque le ressortissant étranger, placé en centre de rétention administratif ou assigné à résidence, conteste une OQTF sans délai, il est invité à s’exprimer directement devant les magistrats en raison du délai de recours contentieux accordé, limité à 48 heures (CJA, art. R. 776-26). Dès lors, et de manière singulière, l’instruction se clôture après l’audience, une fois que le requérant a eu l’occasion d’apporter des précisions oralement. Les moyens nouveaux formulés à cette occasion sont donc recevables à l’audience.

De plus, une bribe d’oralité avait déjà été introduite par le décret n° 2006-964 du 1er août 2006, autorisant les parties à présenter « des observations orales à l’appui de leurs conclusions écrites » (ancien CJA, art. R. 732-1). Toutefois, le commissaire du gouvernement demeurait l’ultime intervenant. Tenant compte de la condamnation de la France pour violation du droit à un procès équitable en raison de la position et le rôle du commissaire du gouvernement (CEDH, 7 juin 2001, n° 39594/98, § 77-87), l’invitation à participer oralement au procès administratif a été non seulement renouvelée mais aussi rénovée par le décret n° 2009-14 du 7 janvier 2009. Ainsi, les justiciables peuvent s’exprimer « après le prononcé des conclusions » du désormais nommé « rapporteur public » (CJA, art. R. 733-1). Cependant, ces observations doivent rester brèves (CJA, art. R. 732-1). Ce n’est véritablement que dans le cadre des référés urgents que l’oralité est déjà développée et invite l’individu-requérant à s’exprimer face au juge. L’article L. 522-1 du CJA dispose ainsi que : « Le juge des référés statue au terme d’une procédure écrite ou orale ». C’est également ce qu’appelaient les référés contractuels (CJA, art. L. 551 s.) et précontractuels (CJA, art. L. 551-13 s.). À ce titre, le Conseil d’État avait jugé dès 1994 que : « Eu égard aux pouvoirs conférés au juge par la loi, [...] les parties doivent être mises à même de présenter au cours d’une audience publique des observations orales à l’appui de leurs observations écrites » (CE, Ass., n° 141633, 10 juin 1994). Toutefois, il a ensuite consacré l’obligation pour les parties de reprendre les moyens soulevés à l’oral dans un mémoire écrit (CE, n° 365617, 19 avril 2013), à défaut de quoi ils seraient déclarés irrecevables. En tout état de cause, les débats oraux entre les parties et le juge permettent de contrebalancer une période d’instruction écrite particulièrement courte compte tenu des délais imposés. Pour le président Stirn, l’audience se tenant dans le cadre de référés urgents est « un moment décisif pour préciser les éléments du litige, discerner les questions délicates, esquisser des solutions » (Stirn (B.), « Juge des référés, un nouveau métier pour le juge administratif », in Mélanges D. Labetoulle, Dalloz, 2007, p. 799.). Cette remarque semble demeurer valable puisque B. Lasserre estime, dans un communiqué de presse du 27 novembre 2020, que ces procédures « ont démontré les avantages de l’échange oral pour saisir au mieux la complexité des situations et rendre la décision la plus juste, la plus pertinente et la plus applicable dans la réalité », notamment durant les états d’urgence sécuritaire et sanitaire.

Partant, cette expansion de l’oralité a donné au juge administratif l’occasion d’individualiser et de subjectiviser l’instruction. En effet, les débats oraux concrétisent les enjeux juridiques portés devant les magistrats puisque ceux-là peuvent directement poser des questions aux parties. L’échange de remarques orales permet, tant aux juridictions du fond qu’au Conseil d’État, d’avoir le ressenti des requérants et de se confronter aux faits de chaque affaire. En 2011, Bernard Chemin relevait déjà que : « Pour le justiciable, le juge est plus visible, plus accessible. Il a le sentiment d’avoir pu s’exprimer et d’avoir été mieux compris. Pour le juge lui-même, la prise de décision peut être facilitée. L’oralité permet de mieux cerner et plus rapidement des situations concrètes » (Chemin (B.), « Le statut de l’oralité », AJDA n° 11, 2011, p. 605). Ce phénomène semble accorder aux individus requérants une place d’autant plus centrale que le juge administratif adapte sa réflexion en fonction de la discussion menée avec ces derniers. C’est principalement dans cette perspective que le décret n° 2020-1406 du 18 novembre 2020 a permis d’expérimenter devant le Conseil d’État l’organisation de séances d’instruction avant la tenue de l’audience. Plus concrètement, l’idée était d’organiser un échange oral entre les juges et les parties dans les affaires les plus complexes et sensibles « afin de clarifier certaines situations, de disposer d’informations complémentaires, de mieux comprendre certains points ou problématiques soulevés ». De fait, celle-ci avait pour ambition de permettre aux magistrats « de se rapprocher le plus possible de la réalité afin de rendre les décisions les plus justes et les plus pragmatiques ». Cette expérimentation a d’ailleurs été prolongée par le décret n° 2022-387 du 18 mars 2022 et devrait, à terme, être pérennisée.

Dès lors, il est loisible de se demander si l’organisation de cet échange oral amènerait d’une part, le juge à davantage faire preuve de bienveillance à l’égard de l’individu requérant et, d’autre part, l’individu requérant à admettre plus aisément le raisonnement du juge. Pour B. Chemin, il n’y a aucun doute : « L’avantage de l’oralité est alors celui de faciliter la recherche de la vérité. Et la décision, mieux comprise par le justiciable, est mieux acceptée. L’office du juge en sort facilité et répond ainsi aux attentes du justiciable. Il gagne en crédibilité » (Chemin (B.), p. 606). Toutefois, la généralisation de l’oralité traduit également un phénomène de rationalisation de la procédure administrative contentieuse et peut s’apparenter à une tunique de Nessus endossée par l’individu requérant.

– Une pratique répondant aux défis de la justice administrative au détriment de l’individu-requérant

S’il est majoritairement fait usage de l’oralité dans les procédures de référés urgents et dans le cadre des contentieux de masse, c’est qu’il répond à des exigences de célérité et de performance. À cet égard, B. Chemin affirme que : « L’expérience de l’oralité dans les procédures d’urgence a révélé qu’elle pouvait être un plus et améliorer l’efficacité et la qualité de la justice administrative » (Chemin (B.), p. 606). Or, depuis une trentaine d’années, les juges administratifs sont tenus à des objectifs de rendement et doivent statuer sur un certain nombre de dossiers, conformément à la norme « Braibant », élaborée en 1965, mais dont l’utilisation a été encore récemment rappelée dans un rapport de la Cour des comptes. Les juges sont donc incités à uniformiser l’instruction des dossiers pour aller plus vite. Partant, l’individualisation de l’instruction du traitement des dossiers, qu’une bonne administration de la justice devrait impliquer, s’amenuise. Ce phénomène est particulièrement visible dans les contentieux de masse, comme celui du droit des étrangers ou celui ayant trait à la reconnaissance de droits sociaux.

Ensuite, il pourrait être reproché à l’oralité, en subjectivant le procès administratif, de laisser trop de place à la subjectivité. La portée donnée au ressenti dans l’échange oral avec les parties serait alors une porte ouverte à la partialité des juges. B. Chemin prévient que ce dialogue « suppose que le dossier soit parfaitement maîtrisé et l’audience préparée avec soin quant au choix des questions, pour ne pas influencer les débats entre les parties, le juge devant rester un arbitre impartial » (Chemin (B.), p. 607). Aussi, l’oralité utilisée pour réduire le temps d’instruction des dossiers amènerait à penser que la durée de réflexion et de débat entre les magistrats est abrégée. Cette critique est faite au sujet des procédures de référés urgents, dont la plupart des audiences sont tenues par un tribunal statuant en formation de juge unique. Or, cette exception au principe de collégialité met à mal la qualité et l’autorité symbolique de la décision rendue. Par conséquent, l’acceptabilité de la décision s’en trouve limitée.

En outre, l’oralité est parfois défavorable à l’individu requérant. En effet, le dialogue peut s’avérer intimidant voire discriminant lorsque celui-ci ne connaît pas les us et coutumes du procès administratif. De surcroît, même si un avocat le représente devant les juridictions administratives, il arrive que la parole ne soit pas utilisée à bon escient et ne soit pas utile, comme « réciter ses écritures sans faire le tri ni tenir compte des conclusions qui viennent d’être lues, plaider un contexte très éloigné du dossier ou, plus fréquemment, prendre la parole en faisant comprendre que le client est dans la salle. » Et Caroline Lantero de préciser : « Cela convoque éventuellement la patience des magistrats, mais c’est également un signal potentiellement toxique visant à dire qu’on ne plaide que pour la représentation et non pour le dossier » (Lantero (C.), p. 275). En ce sens, l’oralité aurait alors un effet contre-productif tant pour le requérant, qui n’aura pas eu l’impression d’être écouté et compris, que pour les juges, qui auront eu le sentiment de perdre du temps.

En somme, l’emploi de la parole dans le prétoire des juridictions administratives ne semble pas être la recette miracle qui accorderait à l’individu requérant une place centrale dans le procès. La parole ne peut lui être bénéfique qu’à certaines conditions, notamment liées à l’organisation du débat oral, la pertinence des propos tenus ou encore le sujet discuté. Par suite, il appert que l’écrit demeure une garantie procédurale à conserver. Sur ce point, les magistrats et la doctrine semblent unanimes. Ainsi, pour Aymard de Malafosse, « gage de clarté et de loyauté du débat, la procédure écrite ne manque pas de vertus, que ce soit pour les parties ou pour le juge » (De Malafosse (A.), « L’évolution de l’instruction écrite », AJDA n° 11, 2011, p. 608). C. Lantero résume cette idée en affirmant que, « aussi lumineuse soit-elle, la parole n’est qu’une parole et ne semble être décisive que dans…l’écrit » (Lantero (C.), p. 275). En tout état de cause, les magistrats demeurent très attachés à la procédure écrite, tradition issue de l’origine administrative du juge administratif. « Marque de fabrique des juridictions administratives » (Chemin (B.), p. 604), le recours à l’écrit est un « gage de qualité et de sécurité » qui assure la bonne organisation du procès. De fait, à l’inverse du procès civil où les juges découvrent parfois le dossier de l’affaire à l’audience, les juges administratifs en prennent connaissance bien avant de trancher celui-ci, grâce aux écritures des parties. Force est donc d’admettre que l’écrit apparaît toujours comme le meilleur moyen de renforcer la sécurité juridique. Les dispositions de l’article R. 732-1 CJA imposant que les observations orales soient présentées « à l’appui de [...] conclusions écrites » ne semblent donc pas près d’être abrogées.

Finalement, B. Chemin résumait bien les enjeux qu’allait présenter l’oralité et les interrogations que cette pratique soulève encore dix ans plus tard : « La recherche d’un nouvel équilibre entre la procédure écrite et la place de l’oralité dans le procès administratif constitue sans nul doute un nouveau défi pour le juge administratif de demain. C’est l’image du juge qui est en train de changer et c’est aussi une réponse à donner aux attentes des justiciables. Cette évolution doit se faire en termes mesurés et quand le besoin s’en fait sentir, l’oralité devant être un plus et non un frein. Dans cette recherche de l’équilibre, le temps qui est donné au juge est un arbitre impitoyable. Le juge doit prendre le temps de bien juger. Mais il ne doit pas perdre de temps et rester efficace. Il s’agit là, plus que jamais, d’un formidable défi à l’aube de cette décennie. Un défi qui se mesure aussi à l’aune des moyens que le juge se doit de mobiliser et qu’on lui donne pour remplir son office au service du public et de l’intérêt général » (Chemin (B.), p. 607).

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Référence électronique

Leana Clerc et Jocelyn Bonjour, « L’oralité dans les prétoires : une quasi-évidence historique, une avancée relative pour l’individu-requérant devant les juridictions administratives », revue Alyoda [En ligne], HS 1 | 2023, mis en ligne le 24 mai 2023, consulté le 18 juillet 2025. URL : https://alyoda.eu/index.php?id=9025

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Leana Clerc

Étudiante du master Droit public fondamental, promotion 2021-2023

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Étudiant du master Droit public fondamental, promotion 2021-2023

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