Résumé : Si la loi du 30 juin 2000 a bouleversé l’essence du contentieux administratif, son bilan mérite d’être nuancé. En effet, à l’aune des trois procédures de référés urgents créées par ce texte, le requérant occupe désormais une place prégnante sur la scène contentieuse. Toutefois, des obstacles et limites s’érigent dans la mise en œuvre desdits outils, ce qui amoindrit le renouveau subjectiviste engagé.
« Derrière l'ascension des procédures de référé, […] ce qui se profile n'est pas autre chose que la montée en puissance des droits fondamentaux et l'élévation d'un cran de notre état de droit »1. Indéniablement, le 30 juin 2000, une révolution s’enclencha. Trois procédures de référés urgents virent le jour, donnant un souffle nouveau et des perspectives exaltantes au contentieux administratif. Prenant le relais de l’ancien sursis à exécution ou encore du constat d’urgence, se façonnèrent ainsi trois instruments répondant « à une demande sociale croissante d’effectivité du recours au juge »2, et impulsés par des exigences constitutionnelles, communautaires et conventionnelles. Ces dernières ambitionnèrent en effet une justice administrative attentive aux délais de jugement et soucieuse du respect des droits des justiciables, notamment de leur droit à un procès équitable et à un recours effectif3. Ainsi, ce trio occupe aujourd’hui l’intégralité du livre V du code de justice administrative (CJA) et les instruments y figurent respectivement à l’article L. 521-1 pour le référé-suspension, L. 521-2 pour le référé-liberté et L 521-3 pour le référé mesures-utiles. L’objectif de la loi du 30 juin 2000 était dès lors limpide : accélérer le traitement des demandes et permettre la prise de mesures efficaces en cas d’atteinte aux droits des administrés.
Souvent présentés de manière réunie du fait de leur condition commune liée à l’urgence, les trois outils répondent en réalité à des objectifs propres et complémentaires. Aussi, le référé-suspension permet d’obtenir la suspension de l’exécution d’une décision administrative dès lors qu’un doute sérieux sur sa légalité existe. Le référé-liberté donne au juge le pouvoir de prendre « toutes mesures nécessaires » lorsqu’une personne publique porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Enfin, le référé mesures-utiles permet au juge, de façon subsidiaire4, de prendre « toutes autres mesure utiles » sans faire obstacle à l’exécution d’une décision administrative. Finalement, « Vingt ans après, le succès est au rendez-vous » argue J.-H Stahl5. Le tableau semble donc idyllique. Toutefois, les nuances sont de rigueur. En effet, si l’ambition, honorable, réside dans la création d’instruments permettant à l’individu de se défendre rapidement, cette essence protectrice se trouve fragilisée face aux satellites qui oscillent autour d’elle. La rigidité des conditions, la procédure contraignante, la direction prise par le contentieux administratif ou encore la concurrence entre les trois outils viennent former un tout qui occulte l’ambition de subjectivisation, entendue ici comme la prise en considération progressive des attentes du justiciable dans l’appréciation de la légalité des décisions administratives. De fait, la place renouvelée de l’individu au sein du contentieux administratif (I), se trouve fragilisée (II).
L’illusion des référés, un renouvellement de la place de l’individu au sein du contentieux administratif
De manière inéluctable, les référés urgents ont permis de concrétiser un nombre important de droits (A) et de rechercher l’efficacité décisionnelle, loin des annulations platoniques originelles (B).
La concrétisation de droits nouveaux pour les requérants, une libéralisation du prétoire
Les trois procédures issues de la loi du 30 juin 2000 témoignent tout d’abord de « la volonté d'assurer le respect des droits »6. Cette volonté se manifeste, selon H. Muscat, à trois niveaux. Elle est en premier lieu révélée au niveau de la recevabilité de la requête « par le développement par le juge administratif d'une conception souple de la qualité pour agir »7, en témoigne, à titre illustratif, la reconnaissance d’une telle qualité à un mineur8. Cette ambition du respect des droits de l’individu se confirme plus généralement tout au long de l’instance, lors de laquelle le requérant doit pouvoir faire valoir ses droits. Dans cet ordre d’idée, deux éléments semblent significatifs. Il s’agit d’une part, de l’existence de présomptions d’urgence à la faveur des justiciables, et de l’autre, de l’existence d’une diversité de libertés invocables dans le cadre du référé-liberté9. C’est aussi la recherche du respect des droits qui justifie que dans le cadre d’un rejet, au titre de la procédure de tri, d’une demande qui contient une question prioritaire de constitutionnalité, le juge doit tout de même se prononcer sur l’ensemble des moyens et notamment sur l’atteinte portée par une disposition législative aux droits et libertés que la Constitution garantit10. Enfin, précise H. Muscat, « toujours afin d'assurer le meilleur respect des droits, le juge […] se reconnaît une marge d'intervention croissante en fonction de la gravité de la situation »11. Ainsi, l’objectif de garantie des droits s’impose avec ferveur y compris à l’issue de la procédure de référé. Dans ce cadre, le juge a pu, dans le référé mesures-utiles, enjoindre la délivrance d’une copie certifiée conforme d’un document administratif original12, ou le versement d’une prestation sociale13. Il a pu, en référé-liberté, empêcher l’éloignement d’un étranger qui risquait de subir des traitements inhumains14 ou annuler le refus de louer une salle à une association cultuelle15. Ces exemples démontrent l’ancrage du juge des référés dans la concrétisation des divers droits des individus.
Toutefois, le référé-liberté semble bel et bien être la terre d’élection de ce renouveau subjectiviste. Procédure de « l’extrême » urgence, « c'est dire si l'attente du justiciable est grande et s'il cherche ici, peut-être encore davantage qu'avec d'autres types de recours, dans la pression de l'urgence, la sensation de la gravité, la fébrilité que suscite l'incompréhension de la mesure prise par l'autorité, une réponse quasi cathartique »16. En ce sens, dans le cadre des états d’urgence où l’équilibre entre les intérêts en jeu est crucial, il apparaît que le juge administratif a usé de son office pour faire cesser les atteintes graves et manifestement illégales aux libertés fondamentales. Il a ainsi, dans le cadre de l’état d’urgence sécuritaire, suspendu un certain nombre de mesures d’assignations à résidence17. De la même façon, pendant l’état d’urgence sanitaire, il a suspendu la possibilité d’imposer la visioconférence devant les juridictions pénales au nom des droits de la défense18 ou ordonné au Gouvernement de modifier la limite de trente personnes dans les établissements de culte au nom de la liberté de religion19. De facto, le juge administratif trouve sa place de garant des droits, même si les circonstances exceptionnelles penchent souvent à la faveur des mesures dérogatoires.
Ainsi, tant sur la procédure que sur les mesures prises in fine, il y a une libéralisation du prétoire, tout comme il y a une recherche de l’efficacité décisionnelle. L’individu n’est plus, pour reprendre les dires de J. Rivero, le simple « jeton qu’on introduit dans l’appareil pour déclencher le mécanisme contentieux »20.
La recherche de l’efficacité décisionnelle, une attractivité du prétoire
Outre les droits en eux-mêmes, les référés témoignent de cette recherche d’effet utile et d’efficacité de la justice administrative, ce qui rend le prétoire attractif. En effet, lesdites procédures permettent aux requérants de voir l’impact de leurs actions, desquelles ils tirent un bénéfice. En effet, au travers des référés « le législateur a clairement donné au juge administratif des référés les moyens de sa vocation »21. À cet égard, la palette d’outils offerte au juge dans les trois procédures permet de répondre à la majorité des situations urgentes que les individus peuvent subir. Le juge peut suspendre, ordonner, enjoindre, prononcer une astreinte et à ce titre, « l'inventivité du juge des référés ne semble connaître aucune limite particulière »22. Ainsi, dans le cadre d’un référé-liberté lié à la prolifération de requins à la Réunion, la mesure enjointe à l’autorité préfectorale fut de diffuser une communication appropriée pour informer le public du risque encouru23. Cette recherche d’efficacité permet ainsi d'ancrer les décisions rendues dans le réel. D’ailleurs, outre ses pouvoirs, le juge voit son office élargi. De fait, rien ne l’empêche, en référé, d’examiner une question prioritaire de constitutionnalité ou de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne.
En pratique, au-delà des pouvoirs et de l’office du juge dans les trois procédures, le référé le plus mobilisé et de fait, le plus attractif, est le référé-suspension. Assurément, au nom de l'effet utile, entendu comme le bénéfice que peut tirer le requérant de son action contentieuse, « la jurisprudence administrative de ces quinze dernières années a, dans l'ensemble, cherché à faciliter l'obtention de cette procédure d'urgence »24. Finalement, dans le cheminement des critiques formulées à l’encontre du sursis à exécution, le référé-suspension s’inscrit dans une logique d’efficacité exacerbée. Selon C. Paillard, « c'est essentiellement au stade des conditions substantielles du référé-suspension, que la jurisprudence a su donner des signes d'ouverture »25. En effet, le juge ne cherche pas de manière approfondie si la décision est légale, le doute sérieux quant à sa légalité devant apparaître « en l’état de l’instruction ». L’étude de l’urgence est aussi plus souple que dans le cadre du référé-liberté. Elle résulte ici de la mise en balance entre l’intérêt public à l’origine de la décision et l’atteinte portée « de manière suffisamment grave […] à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre »26. L’urgence est parfois même présumée. Ainsi, dans une décision de 201427, le Conseil d'État admet que « la condition d'urgence à laquelle est subordonné l'octroi d'une mesure de suspension […] doit être regardée, en principe, comme remplie », à l’égard d’arrêtés de cessibilité en matière d’expropriation.
Ainsi, si les justiciables se tournent massivement vers le juge des référés, « c'est avant tout parce qu'il est devenu au fil du temps un juge particulièrement efficace »28. Toutefois, l’utilité des référés n’est pas systématique en témoigne le « coup de semonce infligé par la CEDH le 30 janvier 2020, dans l'affaire J.M.B. et autres »29, s’agissant de l’absence de recours effectif à l’égard des détenus. C’est ainsi que les référés entraînent parfois la désillusion.
La désillusion des référés, une fragilisation de la place de de l’individu au sein du contentieux administratif
Si la démarche est exemplaire, demeure un carcan qui altère la subjectivisation via le pragmatisme de l’outil (A) et la concurrence entre les référés qui fait perdre en intelligibilité le contentieux (B).
L’éloignement de l’individu via le pragmatisme des procédures de référé
L’altération de la place de l’individu s’explique en premier lieu au regard du rôle du juge administratif. En effet, « comme partout en la matière, l'intérêt général servi par le droit administratif impose une conciliation des intérêts en présence »30. D’ailleurs, les référés urgents n’ont pas vocation à concerner uniquement les individus. Par exemple, le référé mesures-utiles est souvent utilisé par l’administration afin d’ordonner l’expulsion d’occupants sans-titre du domaine public. Surtout, dans cette recherche de conciliation d’intérêts, la jurisprudence, « a délibérément opté pour une approche concrète et pragmatique, se manifestant en particulier dans l'appréhension de la notion d'urgence »31. Effectivement, l’appréciation de la notion d’urgence varie, allant d’une urgence simple en référé-suspension ou en référé mesures-utiles à une urgence extrême dans le référé-liberté en passant parfois par une urgence présumée. Ce temps urgent fait donc osciller les intérêts en cause au regard de la recherche d’une solution équilibrée. Cela implique notamment un contrôle plus souple, au détriment de la garantie des libertés, en période d'état d'urgence. C’est pourquoi, la mise en œuvre du référé éloigne l’individu, face à cette conciliation intrinsèque au contentieux, qui parfois ne lui bénéficie pas.
Mais outre la nature intrinsèque du contentieux administratif, la célérité recherchée et imposée a également un impact sur la procédure. Si celle-ci apparaît plus interactive et vivante que dans les recours au fond, notamment par le biais de l’oralité, d’autres éléments tendent au contraire à l’éloignement de l’individu. Tout d’abord, les requêtes en référé sont soumises à « une procédure de sélection particulière et assez brutale »32, à savoir la procédure de tri prévue à l’article L. 522-2 du CJA. Concernant près de la moitié des référés introduits, « Ce mécanisme est particulièrement dommageable aux requérants, […] eu égard au régime juridique de ces ordonnances caractérisé par un allégement procédural certain, prononcées sans audience publique, sans procédure contradictoire, ni conclusions du rapporteur public et en dernier ressort »33. Outre ce filtrage, l’ensemble de la procédure est aménagé de manière pragmatique, souvent au détriment de l’individu. En effet, d’abord, si le contradictoire est imposé, son temps est bien souvent restreint. Ainsi, laisser une seule journée pour permettre au contradictoire de s’épanouir, via la production et l’échange des mémoires, est considéré comme adapté aux nécessités de l’urgence34. De même, si le juge des référés n’est pas nécessairement solitaire, il l’est très majoritairement, seules les questions sensibles sont réglées collégialement. Enfin, « l'exigence de motivation incombant au juge des référés est […] réduite au strict minimum »35.
Tous ces éléments contribuent à l’éloignement de l’individu face à un prétoire où les droits de la défense semblent finalement ébranlés sous couvert de l’urgence. L’individu s’efface également au regard de la confusion des référés entre eux mais aussi entre le référé lui-même et le recours au fond.
L’éloignement de l’individu via la confusion des outils contentieux
À l’aune des mots de V. Gury, « De la même manière que l'on ne sollicite pas sans raison le lieutenant-civil du Châtelet, on ne saisit pas non plus à la légère le juge des référés […] L'exercice est délicat, tant l'outil peut s'avérer difficile à manier, pour être protéiforme et répondre à des logiques bien précises selon les situations envisagées »36. Également source d’effacement de l’individu, un requérant ne peut en effet introduire plusieurs référés simultanément37 et doit clairement préciser le fondement de son action38. Le prétoire administratif estime en effet que chacune des procédures de référé répond à une logique distincte et obéit à des règles spécifiques. Ainsi, si les outils sont d’apparence efficaces et complémentaires, les frontières qui les séparent sont fines voire poreuses et conduisent ipso facto à une concurrence entre eux. En effet, par exemple, dans le domaine pénitentiaire, le justiciable détenu peut introduire à la fois un référé-liberté s’il est victime d’un traitement dégradant tel qu’un recours aux fouilles systématique injustifié, un référé-suspension en présence d’une mesure disciplinaire ou encore un référé mesures-utiles pour contraindre l’administration à la réalisation de travaux nécessaires au maintien de conditions de détention salubres et décentes. L’articulation entre les outils est donc délicate et le justiciable, tout comme le praticien qui l’accompagne, peut parfois s’orienter, après une appréciation de l’urgence erronée, vers le mauvais référé. Aussi, la multiplicité peut apparaître comme un frein à l’intelligibilité et donc à l’ouverture du prétoire.
Outre cette incertitude du choix entre les différents référés, l’articulation entre le référé et le recours au fond est à son tour difficilement intelligible. En principe, les mesures prises dans le cadre des procédures de référés sont provisoires39, ce qui scinde très clairement le recours au fond, des procédures de référés. Toutefois, cette scission se perd parfois lorsque « les mesures prononcées sont irréversibles, ou lorsqu'elles sont difficilement réversibles ». Ainsi, « qu'il s'agisse d'interdire la culture de semences génétiquement modifiées, la tenue de spectacle ou d'expulser des occupants sans titre, les mesures prises ne peuvent voir leurs effets effacés. Le recours au fond, s'il est maintenu, interviendra trop tard »40. Pourtant, rappelons que le référé-suspension est soumis à l’existence d’un recours au fond. Si l’effet utile de cette multiplicité de décisions est alors évident dans la mesure où elles répondent à des situations factuelles concrètes et satisfont ainsi les demandes des requérants, les procédures de référé perdent toutefois en intelligibilité en obstruant les différences entre elles et les recours au fond, qui ne présentent in fine plus d’intérêt.
En définitive, s’il y a renouvellement de la place de l’individu, un certain nombre de facteurs atténuent considérablement cette dernière. Par-dessus tout, la direction prise par le contentieux lui-même éloigne l’individu. En effet, « les maîtres-mots du contentieux administratif sont devenus : “dynamisation”, “rationalisation”, “performance” et “efficacité”, le tout réuni sous le vocable de “modernisation” »41, et l’ensemble concourt à la fermeture du prétoire. Finalement, « la recherche d'un équilibre entre bonne administration de la justice, droit d'accès au juge et respect du contradictoire a cessé de tourner à l'avantage des justiciables »42, ce qui occulte également l’ambition de subjectivisation au sein des référés urgents.