Résumé : La responsabilité administrative est aujourd’hui l’une des matières où la place de l’individu requérant est la plus importante. Cela n’a toutefois pas été toujours le cas, et il a fallu quelques décennies de développement de la discipline, assez jeune en réalité, pour que l’individu requérant soit considéré comme il l’est aujourd’hui : grâce à l’élargissement des cas de mise en jeu de la responsabilité de la personne publique, ou à la modification des règles d’indemnisation, l’individu est aujourd’hui pris en compte d’une manière bien plus importante qu’il ne l’était le siècle dernier.
Sous l’influence des idées de Platon, c’est la Lex Aquilia qui a originellement posé le principe selon lequel l’homme est responsable de ses actes, et selon lequel il doit en réparer les conséquences dommageables1.
La notion de responsabilité vient du latin respondere, qui signifie « répondre de » et renvoie dès lors à « l’obligation de répondre d’un dommage devant la justice et d’en assumer les conséquences civiles, pénales, disciplinaires, soit envers la victime, soit envers la société »2. Plus précisément, la responsabilité administrative renvoie à la notion de responsabilité civile de la personne publique. Elle désigne l’obligation qui incombe à l’administration de réparer les dommages occasionnés par son action ou son inaction. Historiquement, c’est le principe d’irresponsabilité de la personne publique qui prévalait, notamment au regard de la doctrine selon laquelle « le Roi ne peut mal faire »3. Pour autant, comme l’indiquait Maurice Hauriou, « dans leur gestion d’office des entreprises et des services administratifs, les administrations publiques causent inévitablement des dommages aux particuliers »4. Or, « pendant longtemps, ces dommages, à part quelques exceptions légales, n’entraînaient point de responsabilités à la charge des personnes administratives »5. Toutefois, en 1873, l’arrêt Blanco6 a mis fin à cette irresponsabilité de la personne publique, en entérinant le principe de la responsabilité pour faute de la personne publique que de nombreux arrêts précurseurs avaient tenté d’énoncer7. Ainsi, à l’irresponsabilité de la personne publique avait succédé le principe suivant : « Que l’administration fasse, mais qu’elle indemnise »8.
L’engagement de la responsabilité de la personne publique requiert trois conditions, lesquelles sont assez classiques en la matière puisqu’elles sont identiques à celles retenues en matière civile9 à savoir le fait générateur, le dommage, et le lien de causalité entre le fait générateur et le dommage. Pourtant, malgré la classicité des conditions d’engagement de la responsabilité de la personne publique et comme l’indique le Professeur Jacques Moreau « depuis l’arrêt Blanco, la responsabilité administrative a subi plus que des évolutions, de véritables métamorphoses »10. Entre la découverte par le juge administratif de régimes particuliers de mise en jeu de la responsabilité administrative, le développement de certaines techniques d’indemnisation et l’élargissement des préjudices réparables, ce sont de profondes mutations qui ont touché le droit de la responsabilité administrative, et a fortiori, l’individu requérant. En effet aujourd’hui, l’individu victime des actions – ou inactions – de l’administration dispose désormais de plusieurs leviers pour obtenir l’indemnisation des préjudices causés par la personne publique. Si sa place a pu sembler presque marginale au moment de la naissance de la responsabilité administrative, notamment en raison du principe énoncé par Laferrière selon lequel « le propre de la souveraineté est de s’imposer à tous sans compensation »11, les évolutions de cette discipline se sont majoritairement faites en faveur de l’individu requérant : comme l’indique le professeur Jacques Moreau, « les changements réalisés sont tous favorables à la victime »12. Enfin, l’idée selon laquelle la responsabilité administrative reposerait sur le concept d’équité13 semble également traduire les préoccupations du juge administratif envers l’individu requérant.
Ainsi, l’élargissement notable des faits générateurs pouvant mettre en jeu la responsabilité de l’administration, au même titre que les techniques d’indemnisation découvertes par le juge administratif ont joué un rôle fondamental en matière de prise en compte de l’individu requérant (I). Par ailleurs, le développement du champ des préjudices réparables et des techniques d’indemnisation traduit une meilleure prise en compte de l’individu requérant au sein du contentieux de la responsabilité administrative (II).
I – L’élargissement des cas de mise en jeu de la responsabilité de la personne publique
Deux principaux régimes de responsabilité ont été découverts par le juge administratif au bénéfice du requérant : la responsabilité pour faute de l’administration, et la responsabilité sans faute de l’administration.
Si le principe de la responsabilité pour faute est – à tout le moins officiellement – né du fameux arrêt Blanco de 187314, c’est à l’arrêt Pelletier15 de la même année que l’on doit la distinction entre la faute personnelle et la faute de service. Plus tard, ce sont par les conclusions de Laferrière, sous l’arrêt Laumonnier-Carriol16, qu’ont été précisées les deux notions. La faute de service est donc « l’acte d’un administrateur plus ou moins sujet à erreur »17, quand la faute personnelle révèle « l’homme avec ses faiblesses, ses passions et ses imprudences »18. De cette distinction, il est possible d’en tirer plusieurs conséquences. Tout d’abord du point de vue de la seule faute de service, celle-ci relève de la compétence du seul juge administratif, et de la seule responsabilité de l’administration19. Ce n’est donc pas à l’agent qu’incombe la réparation du préjudice causé par une faute de service car aucun fait personnel ne lui est imputé. Partant, c’est sur l’administration que reposera l’indemnisation, ce qui permet à l’individu requérant d’avoir la certitude de la réparation de son préjudice dans la mesure où l’administration est – a priori – toujours solvable. Par ailleurs, de cette distinction entre faute personnelle et faute de service ont découlé deux mécanismes particuliers que sont le cumul de fautes20 et le cumul de responsabilités21, qui constituent un pas de plus dans la prise en compte de l’individu requérant en matière de contentieux de la responsabilité. Le cumul de faute permet à la victime d’une faute de service, et d’une faute personnelle, de demander l’entière réparation du préjudice causé par ces deux fautes à l’administration, devant le juge administratif, toujours dans l’optique d’une meilleure solvabilité et d’une meilleure réparation. Ce sont d’ailleurs les mêmes considérations qui ont motivé le juge administratif, dans l’intérêt du requérant, à découvrir le cumul de responsabilités. Le cumul de responsabilités permet à la victime d’une faute unique, qui peut être analysée à la fois comme une faute de service et une faute personnelle22, de demander réparation à la collectivité publique, devant le juge administratif. Dans cette hypothèse, et pour reprendre les mots du Commissaire du Gouvernement Blum, « la faute se détache peut-être du service mais le service ne se détache pas de la faute »23, ce qui permet, en l’absence d’une pure faute de service, d’engager la responsabilité de l’administration et non de l’agent. Enfin, l’abandon important de la faute lourde en matière de responsabilité pour faute constitue également une avancée importante pour le requérant dans la mesure où la faute à l’origine du préjudice n’a plus à revêtir un certain caractère de gravité pour ouvrir la porte à une indemnisation.
Partant, ces mécanismes traduisent une prise en compte de l’individu nettement plus importante : ces procédés qui ont été découverts par le juge administratif, permettent une indemnisation quasi-systématique de la victime.
Par ailleurs, la responsabilité sans faute de la personne publique constitue également une avancée majeure en la matière. En tout état de cause, comme l’indique le professeur Jacques Moreau, « il est certain que la responsabilité sans faute devient moins rare »24. La responsabilité sans faute de l’administration repose sur deux fondements principaux25, que sont le risque26 et la rupture d’égalité devant les charges publiques27. Concernant la responsabilité sans faute fondée sur le risque, elle recouvre désormais de nombreux cas de figure, à la suite d’un élargissement notable des hypothèses par le juge administratif. Toutefois, en la matière, le constat reste le suivant : « l’unité réside dans le fondement du risque : sans commettre de faute, l’administration crée des dangers exceptionnels, concrétisés en accidents dont le juge administratif considère qu’ils doivent être indemnisés par la puissance publique et ne pas rester à la charge des victimes »28. Qu’il s’agisse du risque lié aux armes, aux choses ou situations dangereuses, le préjudice de la victime, donc de l’individu requérant, sera réparé. En matière de responsabilité sans faute fondée sur la rupture d’égalité devant les charges publiques, les situations concernées recouvrent l’hypothèse dans laquelle l’individu requérant « supporte dans l’intérêt général, une charge qui ne lui incombe pas normalement »29. Bien que dans ces hypothèses, le préjudice allégué doive être anormal et spécial, la tendance insufflée par la découverte de la responsabilité sans faute fondée sur la rupture d’égalité devant les charges publiques, davantage basée sur l’équité, traduit une nette avancée pour le requérant dans la mesure où la diversité des régimes découverts – et c’est la responsabilité sans faute dans son ensemble qui est ici concernée – permet à de nombreux requérants d’obtenir réparation de leurs préjudices. Plus encore, ces préjudices peuvent être réparés sans que ne soit remis en cause le fonctionnement de l’administration, ce qui semble aller dans le sens de l’individu requérant.
En définitive, la découverte par le juge administratif de techniques et de régimes particuliers de responsabilité administrative, sans compter la quasi-disparition des quelques « îlots d’irresponsabilité »30 notamment en matière fiscale, permet à l’individu requérant de disposer de nombreuses solutions pour porter sa demande de réparation du préjudice subi. Le développement des préjudices réparables œuvre également en ce sens.
II – Le développement notable des règles d’indemnisation
Le juge administratif a également œuvré dans le sens du requérant en matière d’indemnisation administrative dans la mesure où il a nettement élargi le champ des préjudices réparables et adopté de nouvelles règles d’indemnisation en faveur de la victime.
Le préjudice désigne « de manière générale ce qui est réparable »31. Comme l’indique le professeur Benoît Plessix, le préjudice « conditionne au fond l’engagement de la responsabilité de l’auteur du fait dommageable et déterminera la mesure de ce qui sera réparé »32. Aujourd’hui, les préjudices réparés par le juge administratif peuvent être regroupés en deux catégories : les préjudices patrimoniaux, et les préjudices extrapatrimoniaux.
Si les préjudices patrimoniaux, c’est-à-dire les préjudices « découlant des atteintes portées à un élément économique et pécuniaire du patrimoine de la victime »33, sont pris en compte et réparés depuis longtemps par le juge, il n’en va pas de même concernant les préjudices extrapatrimoniaux. Les préjudices extrapatrimoniaux résultent « d’une atteinte portée à la personne, appréhendée en tant qu’être vivant, aimant, vivant, souffrant, tout à la fois personne de cœur et sujet de droit, éprouvant des sentiments et titulaire de droits »34. En ce qui concerne la réparation des préjudices extrapatrimoniaux, le juge administratif a fait preuve de nettement plus de réticence35. Les souffrances physiques et psychologiques de l’individu requérant ne constituaient pas un préjudice réparable aux yeux de la juridiction administrative. Toutefois, la prise en compte grandissante de l’individu requérant par le juge administratif a permis de nettes avancées dans le domaine. Par exemple, si la douleur morale – et le préjudice qui en découle – n’était à l’origine pas réparable car « les larmes ne se monnaient pas »36, la Haute juridiction a opéré un revirement de jurisprudence en admettant la réparation d’un préjudice moral en 1961 à l’occasion de l’arrêt Consorts Letisserand37. Il en va de même pour le préjudice résultant de souffrances physiques, dont la réparation a été admise en 1958 à l’occasion de l’arrêt Commune de Grigny38 : ainsi, les souffrances, quelle que soit leur intensité, constituent des préjudices réparables, et peuvent donner lieu à réparation. Plus encore, c’est le préjudice esthétique qui a été reconnu en tant que préjudice réparable, à l’occasion de l’arrêt du Conseil d’État de 1962, Caisse régionale de sécurité sociale de Normandie39 : désormais, la souffrance que ressent un individu dont l’apparence physique est altérée peut être réparée par le juge administratif.
Plus généralement en matière de règles d’indemnisation, non seulement le juge administratif a-t-il modifié la date d’évaluation du dommage, ce qui est particulièrement notable en matière de dommage corporel – depuis les arrêts du 21 mars 194740, c’est désormais la date de la décision juridictionnelle qui est prise en compte pour l’évaluation du préjudice – mais a-t-il aussi abandonné le forfait de pension41 (opposable aux agents publics en cas d’accident de service) et permis la transmission des droits de la victime aux héritiers42. Ce sont tout autant d’améliorations procédurales et substantielles qui traduisent une considération de plus en plus importante pour l’individu requérant de la part de la juridiction administrative.
En définitive, en droit de la responsabilité administrative, la tendance est nettement à une place de plus en plus importante de l’individu : la découverte jurisprudentielle de nombreux régimes de responsabilité43, dont l’encre des plus récents n’est pas encore sèche et l’élargissement du champ des préjudices réparables traduisent cette préoccupation grandissante de l’individu. Ainsi, comme l’indique le Professeur Jacques Moreau, « on voit se dessiner un nouveau pôle “du côté de la victime”. Dans les conclusions des rapporteurs publics, cette préoccupation de l’indemnisation de la victime devient prioritaire »44. Il est dès lors possible de conclure sur les mots du Professeur Benoît Plessix, pour qui « ces temps anciens, où le souci obsédant de protection des finances publiques faisait du Conseil d’État un juge sans cœur sont désormais révolus »45.