L’évolution historique de la protection juridictionnelle des droits de l’individu face à l’administration

DOI : 10.35562/alyoda.9017

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Texte

Résumé : Les possibilités d’accès au prétoire pour l’individu requérant résultent d’une construction juridique progressive. C’est d’abord le juge judiciaire, puis le juge administratif qui, par sa propre jurisprudence, a étendu sa compétence, développé les cas d’ouverture des voies de recours, et étoffé son bloc de légalité afin d’offrir toujours davantage de garanties aux justiciables. Ces garanties acquerront ensuite une nouvelle dimension via l’œuvre jurisprudentielle du Conseil constitutionnel. La protection consacrée à l’échelon européen et les fruits du « dialogue des juges » parachèveront cette construction au bénéfice des requérants.

L’adage « Dieu nous garde de l’équité des Parlements »1 trouve son application pratique dans l’article 5 du code civil selon lequel il est « défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises »2. Le juge n’est donc pas législateur. Le jugement ne lie en principe que les parties entre lesquelles il intervient, tandis que le règlement impose ses effets à tous3. C’est la contrepartie de l’autorité de la chose jugée consacrée à l’article 1355 du code civil4, dont l’importance a été soulignée par le Conseil d’État dans un arrêt de section du 29 octobre 1974, Époux Gevrey5, et les dispositions reprises aux articles L. 911-1 et suivants du code de justice administrative6. Ainsi, s’il est reconnu une autorité aux décisions juridictionnelles, c’est à la condition que cette autorité ne vienne pas concurrencer celle de la loi générale. L’autorité de la chose jugée n’étant que relative, comme le rappelle l’article 1351 du code civil. Il s’agit ici de sauvegarder la séparation des pouvoirs. Ce principe est régulièrement réaffirmé par le Conseil constitutionnel qui estime qu’il ne dispose pas « d’un pouvoir d’appréciation et de décision identique à celui du Parlement »7.

Toutefois, les rédacteurs du code napoléonien ont également énoncé, à l’article 4, que « le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ». Le juge ne peut donc pas refuser de juger, quand bien même la loi est lacunaire, alors même qu’il n’est pas censé se substituer au pouvoir législatif. Ce dilemme conduit à s’interroger sur la reconnaissance de la jurisprudence comme source de droit, puisqu’elle n'existe que dans le silence ou les lacunes de la loi. Le législateur dispose en outre du pouvoir de démentir la jurisprudence en adoptant une loi contraire8, comme il peut aussi consacrer des principes jurisprudentiels.

Évoquée par Montesquieu et formalisée par le professeur Édouard Lambert, la peur du « gouvernement des juges » fait craindre la création de règles juridiques par le juge. La solution trouvée dans les systèmes légalistes consiste à affirmer que « le juge ne les invente pas de son propre chef mais les dégage seulement de ce que donne à voir l’esprit et les valeurs tirées de la masse des règles applicables dans l’ordre juridique en vigueur »9. En un sens, il n’est ainsi que « la bouche qui prononce les paroles de la loi »10. Les règles jurisprudentielles sont ainsi censées avoir toujours existé, présentes de manière latente dans l’ordre juridique, jusqu’au jour où le juge révèle leur existence.

Michel Troper, avec la théorie réaliste de l’interprétation, a défendu l’idée qu’un texte n’acquiert de sens, et donc d’autorité, qu’après avoir été interprété, en pratique par un juge. Le juge dispose donc d’un pouvoir important car en déterminant le sens des textes législatifs, il devient l’auteur des normes qu’ils expriment.

Quoi qu’il en soit, cette capacité des juges à créer du droit n’existe pas sans la saisine des juridictions par un requérant. L’évolution de la jurisprudence et la consécration des principes jurisprudentiels sont nécessairement contraintes et orientées par les demandes et recours des requérants, personnes physiques ou morales. Depuis la fin du XIXe siècle, grâce au renforcement de l’État de droit et des droits et libertés tant individuels que collectifs, les requérants ont pu saisir de plus en plus facilement les juridictions administratives. L’individu requérant a ainsi vu ses droits de mieux en mieux reconnus et garantis par la jurisprudence. Le dualisme juridictionnel en France va impliquer un partage de la protection des droits au profit du juge administratif (I). L’intervention du juge constitutionnel et le développement de nouvelles protections supranationales viendront compléter cet édifice, tendant à faire bénéficier les individus, requérants et justiciables de droits et libertés toujours mieux protégés (II).

Protection des droits de l’individu et dualisme juridictionnel : l’affirmation du rôle du juge administratif

Après la Révolution il ne reste plus qu’un juge, le juge judiciaire. Les révolutionnaires aspirent à une justice au service du peuple, une justice universelle, loin de la société d’ordre et de ses juridictions spéciales11. Bien que cette aspiration soit contrebalancée par un retour de l’exécutif dans le pouvoir judiciaire sous Napoléon et les régimes précédents. À la société d’ordre et ses juridictions spéciale, se substitue donc le juge judiciaire juge de droit commun, même si des juridictions d’exceptions ne manqueront pas de rester en vigueur pour répondre aux besoins politiques et sociaux12. Dès lors, c’est tout naturellement aux juges que va être confiée la protection des droits et libertés fondamentaux des individus. Toutefois, l’apparition d’une juridiction exorbitante du droit commun, la juridiction administrative, va rebattre les cartes quant à la réponse à apporter à la question de la répartition des compétences entre les deux ordres de juridictions désormais en place : le juge judicaire, gardien traditionnel des droits fondamentaux, voit son office de protection restreint au fur et à mesure à la protection de la liberté individuelle et du droit de propriété (A). Tandis que le juge administratif, grand vainqueur de cette répartition des compétences, d’abord juge de l’administration, va devenir au fil du temps un véritable gardien des droits fondamentaux (B). Cette répartition est importante puisqu’elle influe sur la capacité de l’individu à faire respecter ses droits devant le juge.

L’office progressivement restreint du juge judiciaire, gardien traditionnel des droits fondamentaux

Traditionnellement, la protection des libertés et de la propriété (considérée comme le moyen de la liberté13) est, depuis la Révolution française, assurée par le juge judiciaire, chargé d’appliquer la loi, face à un exécutif pouvant céder à l’arbitraire. Les autres dérives de la puissance publique sont hors d’atteinte du juge depuis la loi des 16 et 24 août 1790 sur l’organisation judiciaire, interdisant aux juges « à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions »14.

Cette attribution judiciaire sera consacrée par l’arrêt Hilaire dans lequel le Tribunal des conflits estimera que « la sauvegarde de la liberté individuelle et la protection de la propriété privée rentrent essentiellement dans les attributions de l’autorité judiciaire »15. Ensuite consacré législativement en 1933 dans ce qui est aujourd’hui l’article 136 de code de procédure pénale, la compétence du juge judiciaire a toujours été interprétée de manière restrictive par le juge des conflits, tel que dans les arrêts, Dame de Murette de 1952, Clément de 1964 et préfet de Police de 199716.

La protection de ces libertés, consacrée ensuite dans l’article 66 de la Constitution, viendront justifier l’intervention – bien que restreinte – du juge judiciaire dans l’action administrative grâce à deux principaux mécanismes : la voie de fait et l’emprise irrégulière.

Ce sont les atteintes portées par l’administration aux droits et libertés, qui posent ici problème depuis la Révolution. Si les conflits, et les éventuelles atteintes aux droits et libertés par d’autres personnes privées ne posent généralement pas de questions de compétence, c’est lorsqu’intervient l’administration de quelque manière que ce soit, qu’il peut exister des difficultés pour le juge judiciaire de connaitre du contentieux en question.

Le Tribunal des conflits, dans un arrêt Lacombe en 187517, dégage la notion de voie de fait qui permet au juge judiciaire de connaitre d’atteintes administratives grave et manifestement illégale aux libertés individuelles. Ces libertés sont d’abord entendues de manière plurielle : liberté de la presse, inviolabilité du domicile, liberté d’aller et venir, secret des correspondances, exercice d’une activité professionnelle, liberté d’expression, liberté d’association, etc.18 Mais la voie de fait sera finalement restreinte par une décision Bergoend, du Tribunal des conflits19 : il n’y a plus voie de fait qu’en cas d’atteinte à la liberté individuelle entendue au sens strict de privation de liberté ou extinction du droit de propriété. Les autres libertés de l’individu relèvent dorénavant de la liberté personnelle, protégée par le juge administratif.

L’emprise irrégulière est aussi un mécanisme qui a subi de nombreuses limitations. Permettant auparavant de donner compétence à l’autorité judiciaire en cas d’atteinte à la propriété par l’administration. Dorénavant, cela n’est le cas qu’en cas d’extinction de la propriété entendue comme une dépossession définitive20.

Il existe cependant deux domaines où la compétence judiciaire existe concomitamment à celle du juge administratif, notamment en raison de l’impact sur la liberté individuelle : le contentieux des étrangers et l’hospitalisation forcée. Pour le premier, la compétence judiciaire est « marginale », puisque le juge judiciaire n’intervient que pour prolonger la privation de liberté. C’est aussi le cas du second domaine, mais pour celui-ci, le juge judiciaire peut aussi ordonner l’hospitalisation contrainte21.

La place laissée au juge judiciaire en matière de droits et liberté apparaît désormais relativement faible, et restreinte à quelques domaines précis. Cela s’explique en droit français par l’émergence d’un juge concurrent, trouvant sa source à la fois dans les institutions et juridictions d’Ancien Régime, que dans les acquis révolutionnaires, telle la séparation des autorités administratives et judiciaires. Or, de nombreux droits de libertés sont mis en œuvre via l’action positive ou négative de la puissance publique. Le juge administratif émerge ainsi comme le gardien de droits nouveaux, adaptés à un État qui change, notamment dans ses rapports avec les administrés.

Le juge administratif : un nouveau gardien pour des droits nouveaux

L’émergence d’un juge administratif, gardien des droits et libertés fondamentaux, est progressive, tout comme les compétences qui vont lui être attribuées, qu’elles le soient par le pouvoir constituant, par le législateur, ou par la jurisprudence, dont il est bien souvent l’auteur ou le co-auteur. De ces compétences vont découler des implications sur les droits et libertés des individus.

La loi des 7 et 14 octobre 1790 interdit aux tribunaux – judiciaires – de traduire en justice un administrateur en raison de ses fonctions publiques sauf si l’autorité supérieure à autorisé de telles poursuites, c’est la garantie des fonctionnaires, qui sera abolie en 187022. Le juge judiciaire reste juge de droit commun, y compris pour les administrateurs. Cette loi confie aussi à l’administration le soin de connaitre du contentieux qu’elle génère. C’est la théorie du ministre juge, aussi appelée justice retenue. Le Conseil d’État, cœur de la juridiction administrative va participer à cette justice retenue, notamment grâce aux travaux de son organe chargé du contentieux23.

Si dans beaucoup de domaines, la compétence de l’exécutif sur les suites à donner à une requête est discrétionnaire. Ce n’est pas le cas en contentieux de la responsabilité des agents publics. En effet, l’article 75 de la Constitution de l’an VIII indique que « l’autorisation des poursuites est désormais donnée par le Conseil d’État », lequel rendait donc de véritables décisions, bien qu’elles n’aient pas le caractère de décisions juridictionnelles, c’est la naissance du recours pour excès de pouvoir. Cette disposition sera maintenue, au travers les changements de régimes, jusqu’au passage à la justice déléguée.

L’émergence d’un véritable juge administratif sous la IIIe République va venir accentuer la perte de compétence du juge judiciaire. Et c’est le Tribunal des conflits qui va être le moteur de cette nouvelle répartition de compétence.

L’arrêt Blanco24 du Tribunal des conflits de 1873 établit le service public comme critère de la compétence administrative. On entrevoit aussi le concept de puissance publique au travers de la non-application des règles de droit régissant les rapports entre particuliers. Cette solution, rendue dans le champ de la responsabilité administrative, est complétée par plusieurs décisions importantes ouvrant le recours devant le juge administratif pour obtenir réparation des dommages causés par les fautes de service des agents publics25, les actes contractuels de l’État et des collectivités territoriales26. Bien que l’arrêt Blanco ait attribué le contentieux de la responsabilité de l’État au juge administratif, celui des collectivités territoriales relevait encore du juge judiciaire. Le tribunal des conflits, par un arrêt Feutry27, viendra mettre fin à cette compétence, confiant au juge administratif non seulement le contentieux de l’État mais aussi celui des collectivités territoriales.

Dans ces arrêts, le critère du service public reste prédominant : tout acte, contractuel ou non, accompli dans le cadre du service public, relève de la compétence administrative.

Existe aussi, la possibilité pour les personnes publiques de se voir soumises au droit privé et par voie de conséquence, à la compétence du juge judiciaire, comme évoqué par le commissaire du gouvernement Romieu dans ses conclusions sous l’arrêt Terrier. Ça sera finalement consacré en matière contractuelle dans l’arrêt Société des granits porphyroïdes des Vosges où le critère de la clause exorbitante du droit privé permet ainsi de différencier le contrat administratif du contrat de droit privé. Dans le champ de la responsabilité, l’affaire Bac d’Eloka donne la compétence au tribunaux judiciaires pour les services publics fonctionnant dans les mêmes conditions qu’une entreprise privée : les fameux « services publics industriels et commerciaux ».

Cet élargissement de compétences se faisant parfois au dépend du juge judiciaire, va venir renformer l’importance du juge administratif comme protecteur des droits et libertés en élargissant le champ des actes que le juge accepte de connaitre. L’exemple le plus emblématique est celui des actes de gouvernement28, qui voient leur nombre se réduire, ceux-ci n’existant plus aujourd’hui que dans la conduite des relations internationales et dans les rapports entre pouvoirs publics constitutionnels. D’autres actes auparavant insusceptibles de recours entrent désormais dans le champ du contrôle du juge administratif, au regard de l’effet qu’ils sont susceptibles d’avoir sur les administrés : il en est notamment ainsi pour les actes pararéglementaires que sont les circulaires29, lignes directrices, et autres actes de droit souple30. Enfin, le juge accepte aussi de contrôler les mesures d’ordre intérieur, auparavant jugées trop mineures pour que le juge ait à en connaitre en vertu de l’adage de minimus non curat praetor. C’est notamment le cas des règlements intérieurs des établissements scolaires31, des sanctions infligées aux détenus ou aux militaires32, mais encore plus largement d’autres mesures affectant leurs situations33. Le contrôle du juge sera d’autant plus strict que ces mesures affectent les droits et libertés des individus concernés.

Toutes ces décisions administratives contre lesquelles il est désormais possible au justiciable de former un recours le sont dans le cadre du recours en excès de pouvoir. Ce recours, trouve son origine dans la loi des 7 et 14 octobre 1790 relative aux réclamations d’incompétence dirigées contre les corps administratifs. Le Conseil d’État estimera en 1818 que doivent lui être déférés « les actes administratifs attaqués pour incompétence et excès de pouvoir »34.

Étant utilisé afin de contrer les excès de l’administration, le recours en excès de pouvoir (REP) est conçu comme un « instrument mis à la portée de tous, pour la défense de la légalité méconnue » selon les termes du Commissaire du gouvernement Pichat dans ses conclusions sur l’arrêt Lafage rendu en 191235. C’est lui qui permet la consécration du principe des droits de la défense, indispensable à la défense des droits des administrés36. L’intérêt à agir a aussi pu être interprété largement, comme dans l’arrêt Casanova de 190137 qui permet à un contribuable local de former un REP contre les décisions ayant une répercussion sur les finances ou le patrimoine de cette collectivité. Le REP a ainsi été très utilisé par le juge administratif afin d’élargir sa compétence, faisant de lui un acteur majeur de la protection des administrés.

Le prétoire s’ouvre à d’autre catégories d’administrées : les fonctionnaires38, les groupements – et notamment les syndicats et associations, sous réserve qu’ils disposent d’un mandat et que leurs statuts illustrent de leur intérêt à agir 39- et les usagers du service public40, à la condition que l’acte attaqué « affecte [le requérant] dans des conditions suffisamment spéciales, certaines et directes »41.

Le recours pour excès de pouvoir est plus qu’un simple moyen de réguler l’administration, mais bien un instrument de réalisation des droits. Dans l’arrêt Dame Lamotte, le Conseil d’État va encore plus loin en décidant expressément que le REP « est ouvert même sans texte administratif pour assurer conformément aux principes généraux du droit le respect de la légalité »42. À titre d’exemple, c’est grâce au REP ouvrant le recours aux usagers du service public que vont être reconnu en matière de service public les principes d’égalité (de fonctionnement43, des citoyens devant les charges publiques44, et des usagers du service public45), de continuité46 et de neutralité47 du service public. Ces principes généraux du droit, ayant une valeur infra législative et supra décrétale.

Ce sont toutefois des évolutions récentes qui vont venir permettre au juge administratif d’être un véritable acteur de la protection des droits et libertés de individus, notamment lors de situations urgentes. Le référé liberté48, couplé au nouveau pouvoir d’injonction du juge49. L’article L. 521-2 du code de justice administrative permet au juge des référés d’ordonner toutes les mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle il serait porté une atteinte grave et manifestement illégale par une personne morale de droit public, ou un organisme de droit public chargé de la gestion d’un service public. Cette procédure est toutefois subordonnée à une situation d’urgence, voir « d’extrême urgence »50 nécessitant que la juge intervienne dans un délai de 48 heures.

Appréhender la protection des droits de l’individu-requérant nécessite toutefois de dépasser le strict cadre de la dualité traditionnelle des ordres de juridiction administratif et judiciaire. Il convient en effet d’élargir le champ d’étude au-delà de ces frontières classiques et de tenir compte des évolutions apportées par de nouveaux acteurs : c’est d’abord le juge constitutionnel, puis par la suite les juges européens, qui vont, dans leurs ordres juridiques distincts, venir enrichir ces droits et libertés, et faire progresser leur protection.

Protection des droits de l’individu et pluralité des ordres juridiques : l’apport du juge constitutionnel et des juges européens

Les individus-requérants se trouvent désormais au centre d’une pluralité d’ordres juridiques, formant un « réseau de normes », dont ils pourront tirer une protection accrue de leurs droits et libertés. Cela s’incarne d’abord, dans une dimension constitutionnelle, avec les nouveaux principes dégagés par le Conseil constitutionnel (A). Cela s’incarne ensuite sur le plan supranational, avec l’importance sans cesse grandissante du rôle des juridictions européennes (B).

La découverte de droits nouveaux par le Conseil constitutionnel

On a beaucoup écrit51 sur le changement de paradigme qu’a constitué la décision du 16 juillet 197152 pour le Conseil constitutionnel, faisant passer l’institution de l’aile Montpensier de « canon braqué contre le Parlement »53 ou « cour suprême de musée Grévin »54, à défenseur des droits et libertés. S’opère ainsi « le passage d’un contrôle formel de la loi, essentiellement centré sur la compétence et le respect de l’article 34 de la Constitution, à un contrôle substantiel de son contenu, à l’aune des droits et libertés constitutionnellement garantis »55. En dégageant un premier principe fondamental reconnu par les lois de la République, celui de la liberté d’association, les sages prenaient alors la voie de la construction progressive de la Constitution en ce que Dominique Rousseau appelle la « charte jurisprudentielle des droits et libertés ». Ainsi, le Conseil allait dès lors compléter l’œuvre déjà entreprise par le Conseil d’État, en bâtissant un ensemble de normes de référence destinées au contrôle de constitutionnalité des lois bien plus large que le seul texte constitutionnel de 1958. Il s’agit évidemment ici de ce que Louis Favoreu a baptisé « bloc de constitutionnalité », parmi lesquels figurent des principes trouvant leur source dans des textes – tels les PFRLR précités ou encore les principes particulièrement nécessaires à notre temps découlant du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. Mais il nous semble toutefois plus intéressant d’insister sur les principes, objectifs et exigences à valeur constitutionnelle, qui sont découverts par le juge constitutionnel sans référence précise à un texte. Qualifiées par d’aucuns de catégorie « introuvable » ou « ambivalente »56, ces normes jurisprudentielles permettent toutefois d’ouvrir au contrôle de la loi un champ des possibles aux limites malléables, donnant au Conseil constitutionnel un véritable pouvoir créateur qui, s’il est critiquable57, pourra toutefois, à l’évidence, bénéficier au requérant dans la protection de ses droits. Sans citer l’ensemble des principes, nous pouvons évoquer le principe de la séparation des pouvoirs, que le Conseil constitutionnel a consacré sans le rattacher expressément à un texte58, il en est de même pour le principe de continuité du service public ou pour celui de clarté de la loi, mais la liste est longue59. Les objectifs et exigences ne manquent pas d’être entourés d’un certain flou dans leur définition et leur portée, parce que leurs frontières ne sont pas strictement définies, et parce que leur invocabilité devant le juge constitutionnel n’est pas clairement établie. L’intérêt pourra toutefois être ici de renforcer les principes découlant de la jurisprudence administrative, en consacrant au niveau constitutionnel certains principes généraux du droit : certains acquerront valeur constitutionnelle, ou seront consacrés en tant que PFRLR. Ici l’avantage étant évidemment celui de la valeur supra législative, et non infra législative, gage d’une garantie plus effective pour les titulaires des droits et libertés en causes. Pour autant, dans le cadre de la saisine a priori, et malgré l’extension de la saisine du Conseil constitutionnel réalisée en 1974 en faveur des parlementaires, la place de l’individu reste secondaire : c’est avec l’introduction de la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC), que l’œuvre de l’aile Montpensier prend toute son effectivité. Ainsi, tel que l’écrivait le Président Badinter, au tournant des années 1990, « le moment était venu de reconnaitre aux citoyens eux-mêmes la possibilité d’en appeler au Conseil Constitutionnel, à travers un filtre juridictionnel, s’ils estiment que leurs droits fondamentaux ont été méconnus par une loi » 60. C’est via ce « big-bang juridictionnel », pour reprendre la formule de Dominique Rousseau, que le requérant peut participer pleinement à la découverte de nouveaux droits, et de facto, le Conseil constitutionnel a pu dégager de nouveaux principes dans le cadre de saisines QPC61.

Les effets de la protection européenne et du dialogue des juges

Toutefois, il semble malaisé de limiter l’étude de la protection des droits au seul prisme interne. En effet, notre droit national est désormais irrigué par des sources provenant d’ordres juridiques distincts, dont les rapports constituent inévitablement un « nœud gordien »62. On songe d’abord au droit européen des droits de l’homme, et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui, malgré le principe de subsidiarité63, permet aux individus de se prévaloir du respect de leurs droits, par le biais des requêtes individuelles prévues à l’article 34 de la Convention. Particulièrement intéressante, cette possibilité, qui fait d’ailleurs l’originalité du système, permet d’offrir aux juges de Strasbourg de nombreuses occasions pour construire un édifice jurisprudentiel particulièrement étoffé s’agissant des droits et libertés fondamentaux : ainsi, en interprétant la CEDH « à la lumière des conditions de vie actuelles »64, la Cour va faire du texte un « instrument vivant », lui permettant d’aller bien au-delà de la lettre des seuls articles de la convention. Et c’est, par ailleurs non sans une certaine instrumentalisation, que les juges européens vont assurer la protection des droits et libertés des individus dans des domaines qui n’étaient pas appréhendés en 1950, tels l’égalité entre les femmes et les hommes, l’environnement, ou les évolutions technologiques. En ce sens, l’outil conventionnel ouvre un champ large aux individus-requérants, qui via l’intervention du juge, verraient une protection sans cesse accrue de leurs droits. L’influence des « juges venus d’ailleurs »65 ne doit alors pas être négligée : ainsi, au-delà de la Cour européenne des droits de l’homme, le juge communautaire a lui aussi pris à cœur de participer à la protection de ces droits. La cour de Luxembourg a pu d’abord élaborer des principes généraux du droit communautaire afin de pallier la carence des traités initiaux, devenus ensuite partie intégrante du droit communautaire66. Elle va s’inspirer des traditions constitutionnelles communes des États membres67 et des instruments internationaux auxquels ces États ont souscrit68 afin d’établir des principes européens, emboitant le pas aux juges de Strasbourg69, en élaborant une synthèse lorsqu’un consensus émerge autour d’un droit au niveau européen. On voit ainsi que les avancées en matière de protection semblent désormais prendre en partie place dans ce que l’on appelle le « dialogue des juges », qui risque parfois de tourner à la « concurrence des juges »70, encourageant les acteurs des différents systèmes juridiques à ne pas rester passifs. Ainsi, et parce que « la reconnaissance et la protection des droits de l’homme sont à la base des constitutions démocratiques modernes »71, les individus pourront trouver une opportunité pour faire primer leurs libertés individuelles, en réaction peut-être à ce que Laurence Burgorgue-Larsen appelle les « régressions »72, d’un libéralisme qui autrefois triomphant serait attaqué de toutes parts : il semble en effet aujourd’hui commun de pouvoir remettre en cause la protection des libertés, rendant nécessaire plus que jamais d’ouvrir aux individus des voies pour assurer cette garantie des droits. Mais face aux « illibéralismes », la multiplication des systèmes de protection semble n’être qu’une solution de fortune, car au cœur d’un réseau de normes bien complexe, le requérant – comme le juge - peut se trouver désarmé. Mais encore faut-il qu’on reconnaisse à celui-ci une pleine capacité à agir, sans quoi les possibilités qui lui sont offertes resterons limitées73.

Notes

1 Sénat, Colloque sur l’office du juge des 29 et 30 septembre 2006, URL https://www.senat.fr/colloques/office_du_juge/office_du_juge32.html, consulté le 30 avril Retour au texte

2 C. Civ, art. 5 Retour au texte

3 Pierre-Antoine Fenet, « Recueil complet des travaux préparatoires au code civil », Paris, 1827-1836, t. V, p. 67 Retour au texte

4 C. Civ, art. 1355 Retour au texte

5 CE, Sect., 29 nov. 1974, n° 89756 Retour au texte

6 CJA, art. L. 911-1 et s. Retour au texte

7 Cons. const., n° 74-54 DC, 15 janvier 1975, et n° 2000-433 DC, 27 juillet 2000 Retour au texte

8 Denis Alland, Stéphane Rials, « Dictionnaire de la culture juridique », 2003, PUF, p. 885 Retour au texte

9 Benoît Plessix, « Droit Administratif Général », 3e éd., 2020, LexisNexis, p. 43 Retour au texte

10 ibid, p. 42 Retour au texte

11 Denis Alland, Stéphane Rials, op. cit., p. 872 Retour au texte

12 ibid, p. 873 et 876 Retour au texte

13 ibid, p.  256 Retour au texte

14 art. 13, loi des 16 et 24 août 1790 sur l’organisation judiciaire Retour au texte

15 TC, 18 décembre 1947, Hilaire Retour au texte

16 Élise Untermaier-Kerléo, « Le juge judiciaire : quel gardien de la liberté individuelle ? », in Le juge judiciaire, AFDA, Dalloz, 2016, p. 19. Retour au texte

17 TC, 13 mars 1875, Lacombe Retour au texte

18 Les grands arrêts du droit des libertés fondamentales, op. cit., p. 568. Retour au texte

19 TC, 17 juin 2013, Bergoend, n° C3911 Retour au texte

20 TC, 9 décembre 2013, M. Panizzon c/ Cne de Saint Palais, n° 13-03.931 Retour au texte

21 Pour plus de détails voir : Élise Untermaier-Kerléo, op-cit., pp. 24-29. Retour au texte

22 Décret-loi du 19 septembre 1870 Retour au texte

23 Sur ce point, une commission est créée en 1806. Retour au texte

24 TC, 8 févr. 1873, Blanco, n° 00012 Retour au texte

25 TC, 30 juillet 1873, Pelletier, n° 00035 Retour au texte

26 CE, 6 février 1903 Terrier, n° 07496 pour les départements, et CE, 4 mars 1910, Thérond, n° 29373 en ce qui concerne les communes. Retour au texte

27 TC, 29 février 1908, Feutry, n° 00624 Retour au texte

28 CE, 19 févr. 1875, n° 46707 Retour au texte

29 CE Ass., 29 janvier 1954, Institution Notre Dame du Kreisker, n° 07134 et CE, Sect., 18 déc. 2002, Duvignères, n° 233618 Retour au texte

30 CE, Sect., 12 juin 2020, GISTI, n° 418142 Retour au texte

31 CE, 2 novembre 1992, Kherouaa, n° 130394 Retour au texte

32 CE, 17 février 1995, Hardouin, n° 107766 et Marie, n° 97754 Retour au texte

33 CE, 14 décembre 2007, Boussouar, n° 290730 Retour au texte

34 Christian Pujalte, Édouard de Lamaze, « Le recours en annulation le plus emblématique : le recours pour excès de pouvoir », dans : L’avocat et les juridictions administratives, PUF, « Questions judiciaires », 2014, pp. 103-134 Retour au texte

35 CE, 8 mars 1912, n° 42612 Retour au texte

36 CE, Sect., 5 mai 1944, Dame Veuve Trompier-Gravier, n° 69751 et CE, Ass., 26 oct. 1945, Aramu, n° 77726 Retour au texte

37 CE, 29 mars 1901, Casanova, n° 94580 Retour au texte

38 CE, 11 décembre 1903, Lot, n° 10211 Retour au texte

39 CE, 28 décembre 1906, Syndicat des patrons coiffeurs de Limoges, n° 25521 Retour au texte

40 CE, 21 décembre 1906, Syndicat des propriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey-Tivoli, n° 19167 Retour au texte

41 Conclusions Théry sous CE, Sect., 28 mai 1971, Damasio Retour au texte

42 Christian Pujalte, Édouard de Lamaze, « Le recours en annulation le plus emblématique : le recours pour excès de pouvoir », op. cit., p. 110 Retour au texte

43 CE, 9 mars 1951, Société concert du conservatoire, n° 92004 Retour au texte

44 CE, 30 novembre 1923, Couitéas, n° 38284 Retour au texte

45 CE, Ass., 1er avril 1938, Sté. L’alcool dénaturé Retour au texte

46 CE, 7 juillet 1950, Dehaene, n° 1645 Retour au texte

47 CE, Ass., 21 octobre 1988, Fédération des parents d’élèves de l’enseignement public, n° 78462 Retour au texte

48 Loi n° 2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives Retour au texte

49 Loi n° 95-125 du 8 février 1995 relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative Retour au texte

50 Benoît Plessix, « Droit Administratif Général », LexisNexis, 3e édition, Paris, 2020, p. 1470 Retour au texte

51 V. par ex. les actes du colloque organisé à Lyon pour les 50 ans de la décision Liberté d’association, publiés à la RFDC, 2022, n°130, p. 269 et s. Retour au texte

52 Cons. const., n° 71-44 DC, 16 juill. 1971 Retour au texte

53 Expression attribuée à Charles Eisenmann, cité par Jean-Jacques Urvoas, v. « Les grandes citations de la Ve République », 1e éd., Paris, Dalloz, 2021, p.137 Retour au texte

54 François Mitterrand, « Le Coup d’État permanent », Paris Plon, 1964 Retour au texte

55 Christophe Roux, « Introduction (sur)plombante au cinquantenaire de la décision Liberté d’association », RFDC, 2022, p. 278 Retour au texte

56 Dominique Rousseau, Pierre-Yves Gahdoun, Julien Bonnet, « Droit du contentieux constitutionnel », Paris, LGDJ, 12e éd., p. 282 Retour au texte

57 L’accusation de « gouvernement des juges » semble inévitable ici, au point que certains évoquent un « Coup d’État de droit » : v. Olivier Cayla, « Le Coup d’État de droit ? », Le Débat, Gallimard, 1998, n° 100, pp. 108-133. Retour au texte

58 Cons. const., Déc. n° 79-104 DC, 23 mai 1979. Retour au texte

59 On pourra se référer à la liste dressée par Dominique Rousseau, Pierre-Yves Gahdoun et Julien Bonnet dans leur manuel de droit du contentieux constitutionnel préc., pp. 282-283 Retour au texte

60 Le Monde, 3 mars 1989 Retour au texte

61 V. par ex. le principe de fraternité, Cons. const. déc. n° 2018-717/718 QPC, 6 juill. 2018 Retour au texte

62 Baptiste Bonnet, « Repenser les rapports entre ordres juridiques », Lextenso, 2013, p. 14 Retour au texte

63 CEDH, 1976, Handyside c. R.U. Retour au texte

64 CEDH, 1978, Tyrer c. R.U. Retour au texte

65 Pour paraphraser le Doyen Carbonnier. Retour au texte

66 Art  6 §3 TUE Retour au texte

67 CJCE, 1970, IHG Retour au texte

68 CJCE, 1974, Nold Retour au texte

69 Sur la coexistence des deux systèmes juridiques, v. par ex. CEDH, 1999 Matthews et CEDH, 2005 Bosphorus Retour au texte

70 Pascal Jan, « Du dialogue à la concurrence des juges », RDP, 2017, p. 341 Retour au texte

71 N. Bobbio, cité par J. Padovani, in « La légitimité du contrôle de constitutionnalité centré sur les droits et libertés », Cahiers Portalis, 2020, n° 7, p. 72 Retour au texte

72 Laurence Burgorgue-Larsen, « Régressions » in « Mélanges en l’honneur de Patrick Wachsmann », Dalloz, 2021, p. 107 Retour au texte

73 Ainsi, dans l’affaire Grande-Synthe, le juge administratif ne reconnait pas la qualité de citoyen comme intérêt suffisant pour agir, alors même qu’en l’espèce, s’agissant des enjeux relatifs à la question de la pollution atmosphérique, l’accès plus large au juge pourrait être justifié. v. CE, 1er Juill. 2021, Cne. de Grande-Synthe, n° 427301 Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Paul Da Fonseca et Félix Miguel, « L’évolution historique de la protection juridictionnelle des droits de l’individu face à l’administration », revue Alyoda [En ligne], HS 1 | 2023, mis en ligne le 25 mai 2023, consulté le 18 juillet 2025. URL : https://alyoda.eu/index.php?id=9017

Tous les auteurs

Paul Da Fonseca

Étudiant du master Droit public fondamental, promotion 2021-2023

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Félix Miguel

Assistant de justice à la cour administrative d’appel de Nantes

Ancien étudiant du master Droit public fondamental, promotion 2020-2022

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