Résumé : Depuis 2010 et l’entrée en vigueur de la procédure QPC, les droits et libertés fondamentaux se sont invités dans le contrôle de constitutionnalité sous sa nouvelle forme a posteriori. Initiée par le justiciable en quête de nouveaux droits, cette procédure le confronte pourtant à de nombreux obstacles. D’une part, le contentieux constitutionnel est davantage celui de l’intérêt général que celui des droits fondamentaux. D'autre part, la QPC s’avère être une procédure encore peu accessible, qui enferme le justiciable dans sa seule fonction d’initiateur de la procédure.
« La QPC a marqué un progrès important en faveur de l’amélioration de nos droits fondamentaux. (…) Cette “question citoyenne” donne l’exemple d’une procédure qui permet à chacun de faire vivre au rythme du temps le patrimoine des libertés fondamentales commun à tous »1. Ces mots, prononcés par le Président Laurent Fabius, atteste du rôle que joue désormais le Conseil constitutionnel en matière de protection des droits et libertés fondamentaux ; en particulier depuis 2010 avec l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) - cette dernière représentant désormais 80 % des décisions rendues par le Conseil constitutionnel2. S’ajoutant au contrôle a priori de la constitutionnalité de la loi sur saisine des autorités politiques, la QPC constitue un contrôle a posteriori, qui permet à « tout justiciable » de saisir le Conseil constitutionnel, à l’occasion d’un litige de droit commun, pour contester une disposition légale qui porte atteinte à des droits et libertés garantis par la Constitution3. Mais si la QPC est souvent présentée comme l'outil à la disposition du justiciable pour faire valoir ses droits au plus haut de l'ordonnancement juridique, ce dernier apparaît pourtant effacé du raisonnement juridictionnel. Ainsi, la QPC permet-elle au justiciable de faire valoir la protection de ses droits et libertés fondamentaux avec efficacité ? Le justiciable doit faire face à de nombreux obstacles que présente la procédure QPC. D’une part, dans la mesure où le contentieux constitutionnel a pour objet le contrôle de la loi, le Conseil constitutionnel se doit d’être garant de l’intérêt général, quitte à le faire prévaloir sur les libertés individuelles du justiciable (I.). D’autre part, il se heurte également à des obstacles pratiques, puisque seuls quelques rares justiciables n’engagent cette procédure (II.).
Le justiciable mis à l'épreuve de la primauté de l’intérêt général sur les libertés individuelles
L’histoire constitutionnelle française est le témoin d’une tension entre deux paradigmes au sein de la philosophie du droit des Lumières. D’un côté, la conception rousseauiste selon laquelle la volonté générale n’œuvre que pour l’intérêt commun, qui ne va, par essence, contre aucun intérêt particulier4. Cette thèse est retranscrite par le constituant de 1789, lorsqu’il écrit notamment à l’article 6 de la Déclaration que « la loi est l'expression de la volonté générale » ; faisant ainsi de la loi lato sensu le support matériel de l’intérêt général. D’un autre côté, la philosophie lockéenne défend l’idée que chaque individu est titulaire de droits et libertés, que la loi a pour objet de consacrer et de garantir. Elle a ainsi pour fonction de protéger les individus en leur garantissant des libertés individuelles5. Cette philosophie libérale s’incarne en droit positif dans la même Déclaration, s’agissant notamment des droits de propriété ou à la sûreté. La Déclaration de 1789 - et son application en droit positif - défend ainsi une double protection : elle porte d'une part un droit qui protège l’individu, et en même temps un droit qui protège le collectif. Si ces deux ensembles coexistent bien souvent sans problème, il n’est pas exclu qu'ils puissent entrer en conflit. Dans ce cas de figure, le Conseil constitutionnel est alors amené à devoir tempérer la défense de l'intérêt général, ou la protection des droits et libertés des individus.
Si la notion d’intérêt général n’est pas, en tant que telle, énoncée dans les textes relevant du bloc de constitutionnalité, elle n’en est pas moins mobilisée par la jurisprudence constitutionnelle. De cet usage ressort, dès sa première occurrence, un parti pris par le Conseil, qui fait primer au nom de l’intérêt général un certain nombre d’exceptions à l’immuabilité des droits et libertés individuels, et des principes à valeur constitutionnelle6. Cette position, inévitablement, est reprise dès les premières décisions QPC rendues7.
Mais l’intérêt général voit sa finalité détournée, et est rabaissé au rang de simple outil à la disposition du Conseil. En effet, aux yeux d’une partie de la doctrine, la notion est devenue « vecteur d’économicisation de la QPC » ; son usage fait l’objet d’un glissement d'une « préservation de l'ordre politique et social » à une « préservation de l'ordre économique »8, selon Jeanne de Gliniasty9. Et le justiciable d’en pâtir : « cette nouvelle facette de l’intérêt général à poursuivre est opposable (…) aux personnes dont les droits et libertés sont mises en cause. La surdétermination économique du contrôle de la QPC entraîne une reconfiguration du contrôle des atteintes aux droits fondamentaux »10, indique-t-elle. Ainsi, si la prévalence de l’intérêt général dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel apparaît en soi légitime, « l’économicisation » de la notion donne lieu à faire prévaloir des intérêts d’ordre macro-économique au détriment des droits et libertés revendiquées par le justiciable11 ; approche dont la finalité pose davantage question.
La QPC n’est, ainsi et contrairement aux apparences, pas conceptuellement le lieu où la revendication des droits et libertés par le justiciable est la plus évidente. Ce n’est d'ailleurs pas non plus le cas sur le plan effectif.
Le justiciable et sa situation effacés par une procédure peu accessible
L’article 61-1 de la Constitution, ainsi que le règlement intérieur du Conseil constitutionnel afférent12, encadrent le déroulement de la procédure. Ils prévoient que le justiciable soulève la QPC devant une juridiction ordinaire, qui la transmettra le cas échéant à la Cour de cassation ou au Conseil d’État, ces derniers la renvoyant à leur tour au Conseil constitutionnel si la question est sérieuse ou nouvelle. Mais tout au long de la procédure, distincte du principal, le litige est traité de façon objective, sans traiter de la situation du justiciable. Devant les juridictions de droit commun - qui se bornent à vérifier que les conditions de recevabilité sont satisfaites - comme devant le Conseil constitutionnel statuant sur le fond de la QPC, le justiciable est effacé. Sa situation concrète n’est pas retenue dans le raisonnement juridictionnel, pas même dans l’argumentaire de son avocat, qui portera moins sur l'injustice de laquelle son client a été victime que sur la violation de la Constitution par la loi litigieuse. Le juge constitutionnel est face à une question de droit ; il n'a pas à juger si le justiciable s’est vu violer ses droits et libertés, mais si la loi qui lui est opposée est conforme ou non avec les droits et libertés que la Constitution garantit. Et quand bien même l'argumentation de son conseil parviendrait à convaincre le Conseil, le justiciable pourrait bien se voir dépossédé de sa victoire ; privé d’effet utile, il ne bénéficierait pas de la censure de la loi inconstitutionnelle qu’il était venu chercher, au nom de l'intérêt général et du principe de sécurité juridique.
Ce faisant, la QPC est effectivement une procédure peu accessible. « Le droit processuel applicable à la QPC est en effet facteur d’effets discriminants ou a minima ne permettant pas de servir la cause de certains justiciables ne maîtrisant pas parfaitement sa complexité ou considérant le bénéfice d’une QPC comme trop aléatoire »13, estime une vingtaine d’enseignants-chercheurs à l’origine d'une vaste étude sur le profil du requérant en QPC. Ils ajoutent que le « modus operandi présente le risque d’éloigner le justiciable “personne physique” (moins rompu aux stratégies contentieuses), de la QPC alors que ce mécanisme prétendait lui permettre de se réapproprier la Constitution »14. In fine, peu de justiciables initient la procédure, car elle ne leur permet pas d’accéder effectivement à de nouveaux droits. Son intérêt est davantage stratégique ; la QPC permet de suspendre l’instance au principal, d’avoir une interprétation du droit, ou encore, dans certains cas, d’offrir à l’affaire une résonance médiatique. Or, ces stratégies échappent à bien des justiciables. Ces contraintes cognitives et financières participent ainsi à détourner le justiciable de la QPC.
Jean Rivéro désignait le justiciable face aux juridictions administratives comme le « jeton qu’on introduit dans l’appareil pour déclencher le mécanisme contentieux ; après quoi, le jeton tombe dans l’appareil et qui s’en préoccupe ? »15. Ainsi ce constat apparaît transposable au contentieux de la QPC. Peu de justiciables pourtant à la conquête de nouveaux droits engagent cette procédure, jugée encore trop peu accessible par une partie de la doctrine ; et les quelques requérants s’y risquant voient leur situation éclipsée par des questions juridiques techniques de conformité de la loi à la Constitution, de mise en balance entre les droits et libertés et l’intérêt général. Bien loin de l’injustice concrète dont ils revendiquent le vécu, la QPC, en son état actuel, n'offre ainsi pas pleinement les moyens aux justiciables d’œuvrer efficacement pour la découverte et la protection de nouveaux droits.