Après avoir connu une fulgurante propagation, s’être immiscée dans de nombreux contentieux, la règle du délai raisonnable d’un an issue de la jurisprudence Czabaj se heurte à une forteresse qui lui sera difficile de prendre : le plein contentieux indemnitaire. Alors que le Conseil d’État avait déjà écarté l’application de cette jurisprudence aux recours indemnitaires introduits plus d’un an après la notification irrégulière de la décision préalable, estimant que dans cette configuration, la sécurité juridique était assurée par la règle de prescription quadriennale des créances sur les personnes publiques, la cour administrative d’appel de Lyon étend cette solution au plein contentieux indemnitaire de la responsabilité contractuelle.
C’est une expérience éternelle que toute épopée conquérante trouve un jour sur son chemin une forteresse qui lui résiste et la fasse battre en retraite. D’Alexandre à Napoléon, en passant par Hannibal, tous se sont heurtés à cet horizon indépassable qui semble constituer l’apanage de toute conquête. Transposé au contentieux administratif, cette permanence historique trouve une vive actualité dans l’arrêt ici commenté, rendu par la cour administrative d’appel de Lyon le 7 octobre dernier, en tant que celui-ci refuse d’appliquer la jurisprudence Czabaj (CE, Ass., 13 juill. 2016, n° 0387763, Czabaj, Lebon p. 340) au contentieux de la responsabilité contractuelle. Pourtant, rien n’était acquis, le Conseil d’État ne s’étant pas encore prononcé sur la question et le tribunal administratif de Lyon ayant, en première instance, jugé la requête irrecevable pour tardiveté sur le fondement du délai raisonnable Czabaj (TA Lyon, 5 nov. 2020, n° 01903307, SOMACO).
Pour en venir aux faits de l’espèce, la commune de Montluel avait, le 31 mai 2017, passé un marché de travaux avec la SOMACO portant sur la reprise du pavage d’une place pour un montant de 13 275, 60 euros TTC. Au cours de l’exécution des travaux, qui a duré de juin à juillet 2017, la commune a été informée de la participation au chantier d’ouvriers ne dépendant pas de la société. N’ayant agréé aucun sous-traitant, la commune a adressé un courrier à la SOMACO pour contester les conditions d’exécution du marché et contester la demande de paiement qui lui serait formulée. La société a justifié la présence de ces ouvriers par une convention qu’elle avait conclue avec une autre société, emportant mise à disposition de ceux-ci à titre gratuit, ce qui n’a pas emporté la conviction de la commune, laquelle a refusé de régler la facture émise par la SOMACO le 19 juillet 2017. Après une nouvelle demande de paiement, une réunion s’est tenue à la mairie de Montluel le 22 septembre 2017, au cours de laquelle le maire a oralement refusé de payer ladite facture. Par courrier du 3 octobre suivant, la société regrettait la position de la commune et réitérait sa demande de paiement, sans que la commune n’y réponde. D’autres courriers postérieurs sont intervenus, jusqu’à ce que, finalement, la SOMACO n’introduise un recours contentieux devant le tribunal administratif de Lyon que le 29 avril 2019 demandant la condamnation de la commune de Montluel à lui verser la somme due.
Reprenant, quasiment in extenso, le principe posé par la jurisprudence Czabaj – selon lequel le principe de sécurité juridique implique que les décisions individuelles notifiées en méconnaissance des dispositions de l’article R.421-5 du Code de justice administrative qui, en règle générale et sauf circonstances particulières, est d’un an à compter de la notification ou de la connaissance par le destinataire de la décision – le tribunal administratif de Lyon a estimé dans un jugement du 5 novembre 2020 que la requête était tardive car déposée au greffe plus d’un an après la réunion du 22 septembre 2017 au cours de laquelle la décision de rejet avait été formulée par le maire. Il est ici intéressant de noter que le tribunal a appliqué la jurisprudence Czabaj à une décision orale, dont la preuve de la connaissance résidait dans le courrier que la société avait elle-même adressé à la commune quelques jours plus tard et où elle prenait acte de cette décision. Particulièrement rare – du fait de la rareté des décisions orales – cette situation avait déjà donné lieu à un traitement analogue par le même tribunal administratif de Lyon (TA Lyon, 27 sept. 2018, n° 01704087, M. A., Revue ALYODA 2019, n° 02, note X. Mignot).
Mais l’autre intérêt de ce jugement réside dans le fait que le tribunal a appliqué la jurisprudence Czabaj au contentieux de la responsabilité contractuelle, dans un raisonnement contestable. Dans ses conclusions, le rapporteur public (que nous remercions pour l’aimable transmission de ses conclusions) semblait estimer que la décision orale de rejet de la demande indemnitaire était assimilable à une décision purement pécuniaire que contestait la SOMACO et rejetait de ce fait l’application de la jurisprudence Centre hospitalier de Vichy (CE, 17 juin 2019, n° 0413097, Centre hospitalier de Vichy, Lebon p. 214) qui, pour rappel, exclut du plein contentieux indemnitaire le délai raisonnable de l’arrêt Czabaj, la sécurité juridique étant dans cette configuration assurée par la prescription quadriennale des créances sur les personnes publiques. Il prescrivait donc, dans la lignée de la décision du Conseil d’État Communauté de communes du pays roussillonnais (CE, 9 mars 2018,, n° 0405355, Lebon p. 532), le rejet de la requête pour irrecevabilité, le délai raisonnable d’un an étant échu au moment de l’introduction de la requête. Mais curieusement, le tribunal va dans un premier temps estimer – à juste titre – que la requête ne devait pas s’analyser comme une demande en annulation de la décision du maire mais bien comme « tendant uniquement à la condamnation indemnitaire » de la commune, soit un recours de plein contentieux indemnitaire, avant, dans un second temps, de juger la requête irrecevable pour tardiveté, en dépit de la jurisprudence Centre hospitalier de Vichy. Il réussissait ainsi le tour de force de contredire justement son rapporteur public sur la nature du recours dont il était saisi, mais de ne pas appliquer le régime contentieux qui aurait dû en découler.
Saisie en appel, la cour administrative d’appel de Lyon annulait ce jugement et renvoyait l’affaire au tribunal, une affaire qui a le double mérite de questionner l’application de Czabaj au contentieux de la responsabilité contractuelle (I) pour, finalement, l’écarter (II).
I – Czabaj conquérant : une application à la responsabilité contractuelle questionnée
Le champ d’application de la jurisprudence Czabaj ne cesse de s’étendre, à tel point que la doctrine se pose régulièrement la question : « jusqu’où ira Czabaj ? » (H. Pauliat, « Jusqu’où ira Czabaj ? », JCP A, 2020, n° 049, 2319) . Alors que dans ses conclusions, O. Henrard invitait le Conseil d’État à en limiter son périmètre aux « décisions individuelles » ( « Le délai raisonnable de recours contre une décision individuelle irrégulièrement notifiée », RFDA, 2016, p. 927) et que dans un premier temps, elle n’a été appliquée qu’aux décisions expresses, force est de constater qu’en plus de cinq ans, le délai raisonnable a largement débordé de ce cadre. Il est naturellement inutile ici de dresser un exposé exhaustif du champ d’application en mouvement constant de Czabaj, mais on rappellera tout de même qu’il concerne désormais les décisions implicites (CE, 12 oct. 2020, n° 0429185, Min. de l’agriculture et de l’alimentation, Lebon T. p. 576), les décisions d’espèce devant être notifiées (CE, 25 sept. 2020, n° 0430945, SCI La Chaumière, Lebon T. p. 576), mais encore les titres exécutoires (CE, 16 avril 2019, n° 0422004, Cté d’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines, Lebon T. p. 544) ou bien les conclusions indemnitaires ayant une portée similaire à un recours en annulation d’une décision purement pécuniaire (CE, 9 mars 2018, n° 0405355, Cté de communes du pays roussillonnais, préc.).
La plasticité de ce champ d’application est permise par la nature particulière du délai raisonnable institué par l’arrêt Czabaj, laquelle n’est que peu questionnée par la doctrine (v. toutefois D. Connil, « Czabaj, encore et toujours… ou presque », AJDA 2018, p. 1790), qui considère généralement qu’il s’agit d’un délai de forclusion (S. Hourson, « Czabaj : le délai a ses raisons… », Dr. adm., 2019, n° 01, alerte 1 ; C. Lantero et Y. Livenais, « 2018 : l’année Czabaj », RGD 2018, n° 029955) . Il est vrai que le délai d’un an en porte tous les habits : notamment, il est une règle de recevabilité de la requête, d’ordre public. Mais, si l’on se réfère une nouvelle fois aux conclusions d’O. Henrard sur Czabaj, on constate que celui-ci déniait catégoriquement une telle qualification au délai raisonnable, arguant qu’il serait paradoxal d’opposer une forclusion « dans une configuration où le délai de recours contentieux n’a pas été déclenché » (O. Henrard, op. cit.) et que, par ailleurs, cela aboutirait à la situation unique de deux délais de forclusion superposés. Bien entendu, il ne s’agit ni d’une déchéance, qui ne peut en principe être suspendue contrairement à notre délai Czabaj, ni d’une prescription, qui n’est pas d’ordre public. Il s’agirait donc, toujours selon O. Henrard, d’un « délai raisonnable de procédure », une espèce d’hybride qui, pour le juge, présente tous les avantages de la forclusion – en particulier, comme règle de recevabilité, le non-respect du délai Czabaj peut justifier un rejet de la requête par ordonnance de tri sur le fondement de l’article R. 222-1 du Code de justice administrative, ce qui a pu être fortement (quoique justement) critiqué par la doctrine (C. Lantero, « Czabaj par ordonnance », JCP-A, 2020, n° 09, 2063 ; O. Mamoudy, « Czabaj : une tardiveté pas comme les autres ! », AJDA, 2020, p. 649) – tout en lui permettant de le moduler en fonction des circonstances et de l’appliquer aux contentieux pour lesquels il l’estimera opportun, l’opportunité se jaugeant en la matière à l’aune de la finalité du délai : la garantie du principe de sécurité juridique, dont on peut estimer qu’elle va ici beaucoup trop loin (V. Haïm, « Délai raisonnable ou déni de justice ? Réflexion sur cinq ans de jurisprudence Czabaj », AJDA, 2021, p. 2143) .
C’est précisément cette incertitude quant au périmètre du délai raisonnable, sa tendance furieusement conquérante, qui a interrogé dans notre affaire l’inclusion dans ce périmètre du contentieux de la responsabilité contractuelle. Il faut dire que le contrat est presque une terra incognita pour Czabaj, qui ne trouve guère de prise pour s’y accrocher. En effet, en ce qui concerne le contentieux des référés, si une juridiction du fond avait admis que le délai raisonnable d’un an pouvait s’appliquer en matière de référé-précontractuel (TA Réunion, 10 mai 2017, n° 01700293, Sté Études Créations et Informatique), le Conseil d’État a catégoriquement refusé pareille application, estimant que l’impossibilité de former un tel recours une fois le contrat signé suffisait à garantir la sécurité juridique, en particulier la stabilité des contrats (CE, 12 juill. 2017, n° 0410832, Sté Études Créations et Informatique, inédit) . Pour ce qui est du contentieux de la validité des contrats administratifs, il convient de distinguer. Concernant les parties, ce recours est ouvert durant toute la durée du contrat (CE, Sect., 1er juil. 2019, n° 0412243, Assoc. pour le musée des îles Saint-Pierre-et-Miquelon, Lebon p. 269) et le délai raisonnable d’un an n’a évidemment pas de prise ici. Ce n’est que concernant les tiers que le recours est enfermé dans un délai de deux mois suivant les mesures de publicités (CE, Ass., 4 avril 2014, n° 0358994, Dpt. de Tarn-et-Garonne, n° 0358994, Lebon p. 70 ; GAJA n° 0110) . Ici, bien que le Conseil d’État ne se soit pas encore prononcé sur la question, on pressent que la jurisprudence Czabaj pourrait s’immiscer, ce qu’elle a déjà fait devant certaines juridictions du fond (TA Lille, 15 oct. 2019, n° 01706673, Sté Berobe) . Enfin, se pose la question de l’applicabilité du délai raisonnable d’un an au contentieux de l’exécution. Sur les multiples possibilités existantes (recours « Béziers II », recours Syndicat mixte de promotion de l’activité transmanche…), le contentieux de la responsabilité contractuelle est, à notre connaissance, le seul pour lequel la question se soit posée, dans notre affaire et dans une autre, récemment jugée par la cour administrative d’appel de Marseille (CAA Marseille, 17 mai 2021, n° 019MA03353, Sté Suez Eau France) . Et il est vrai que – sans aller jusqu’à dire que « rien ne semblait donc exclure de ce régime un litige né d’une décision préalable » (J. Dietenhoeffer, « Inapplicabilité de la jurisprudence Czabaj au contentieux de l’exécution contractuelle », CMP, 2021, n° 012, n° 0358) rejetant la demande d’indemnisation du cocontractant – des arguments pouvaient être avancés pour l’application de Czabaj à ce contentieux particulier. Mais aucun ne nous semble résister à l’analyse et c’est, à notre avis, à raison que les juges d’appel lyonnais ont censuré le jugement de première instance et endigué la déferlante Czabaj s’agissant du contentieux de la responsabilité contractuelle.
II – Czabaj subsidiaire : une application à la responsabilité contractuelle écartée
Après avoir, à son tour, rappelé la règle issue de la jurisprudence Czabaj, la cour administrative de Lyon juge que « cette règle ne trouve pas à s’appliquer aux litiges relatifs au règlement financier d'un marché. La prise en compte de l’objectif de sécurité juridique, qui implique notamment que ne puissent être remises en cause indéfiniment des situations consolidées par l’effet du temps, est alors assurée, à défaut de stipulation contractuelle invoquée par les parties, par les règles de prescription prévues par la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l’État, les départements, les communes et les établissements publics ». Ce faisant, elle censure le jugement du tribunal administratif et abonde dans le sens de la cour administrative d’appel de Marseille, qui quelques mois plus tôt avait jugé dans le même sens dans l’arrêt précité.
En réalité, pour envisager l’application de Czabaj au contentieux de la responsabilité contractuelle, il faudrait estimer que la décision de rejet d’une demande de paiement formulée dans le cadre de l’exécution d’un marché public fût une décision purement pécuniaire et que le cocontractant saisissant le juge n’eût d’autre prétention que l’annulation de cette décision. Une telle qualification permettrait alors d’appliquer à la requête les règles de recevabilité prévalant en contentieux objectif, ceci afin d’éviter que le requérant ne surmonte une éventuelle irrecevabilité en plaçant le débat sur le terrain du contentieux indemnitaire, dans la logique de la jurisprudence Lafon (CE, Sect., 2 mai 1959, Lebon p. 282) . Tel est le raisonnement suivi par le rapporteur public en première instance, mais qui doit être rejeté. On le sait, la distinction entre le recours en annulation d’une décision pécuniaire et le recours en responsabilité est particulièrement délicate et suppose bien souvent de la part du juge un effort supplémentaire d’interprétation des écritures des parties, à plus forte raison depuis l’arrêt Lafage (CE, 8 mars 1912, Lafage, Lebon p. 348 ; GAJA n° 021) . Et M. Hauriou ne s’y trompait pas lorsqu’il écrivait dans sa note sous cet arrêt : « c’est une difficulté qui n’est pas nouvelle, et qui, sans doute, ne recevra jamais une solution logique tout à fait satisfaisante » ( « La distinction du recours pour excès de pouvoir et du recours contentieux ordinaire selon les points de vue de la décision exécutoire et de l’opération d’exécution », S. 1913, 3, p. 7) . Mais en l’espèce – et rien ne nous semble faire obstacle à ce que l’on puisse étendre la remarque à l’ensemble des demandes indemnitaires fondées sur un manquement contractuel – et comme le souligne le rapporteur public « il ne s’agit pas d’attaquer un acte administratif unilatéral ayant un objet pécuniaire mais bien de résoudre un plein contentieux indemnitaire » (B. Savouré, concl. sur cet arrêt) . Il faut ajouter que la logique de la jurisprudence Lafon, qui est la même à l’œuvre dans l’arrêt Communautés de communes du pays roussillonnais, est très largement inspirée de l’exception du recours parallèle. Or, aucun recours pour excès de pouvoir ne pourrait être recevable contre la décision ici contestée qui n’est que la réponse de l’administration à une demande de paiement liant le contentieux.
Du reste, la nature même de la responsabilité contractuelle nous semble faire obstacle à la réception d’une logique Czabaj en la matière. Il convient de rappeler qu’au fond, l’action en responsabilité contractuelle n’a vocation qu’à conférer au cocontractant victime d’une inexécution une somme d’argent dont la nature n’est finalement qu’une exécution par compensation du contrat et donc la restitution à un créancier de son dû contractuel. Dès lors, le contenu pécuniaire de la décision de rejet de la demande de paiement n’est finalement que l’ombre portée de la créance contractuelle et ne saurait être considéré dans son autonomie.
Par conséquent, le recours tendant à l’octroi d’une indemnité du fait d’une inexécution du contrat administratif par une personne publique, quand bien même il se fonde, comme tout recours contentieux indemnitaire depuis le décret JADE, sur une décision préalable, ne peut pas être qualifié de recours contre une décision purement pécuniaire. Il ne peut être qu’un recours visant à l’obtention d’une somme d’argent sur le fondement d’une créance contractuelle. En ce sens, il entre naturellement dans le champ d’application du délai de prescription quadriennale des créances sur les personnes publiques, lequel, pour le Conseil d’État, est suffisant à assurer le respect du principe de sécurité juridique (CE, 17 juin 2019, n° 0413097, Centre hospitalier de Vichy, préc.), ce qui confirme encore le caractère profondément subsidiaire de la jurisprudence Czabaj.
Une observation, pour terminer : en ce qui concerne, comme en l’espèce, les marchés publics de travaux, cette solution ne trouvera qu’une application limitée car rares sont de tels marchés qui ne soient pas soumis aux stipulations des CCAG, lesquelles prévoient des règles particulières de règlement des différends (art. 55 du CCAG travaux) .