Longtemps, le bien-être animal fut ignoré, raillé ou caricaturé. Désormais, il est une préoccupation d’époque. La condition animale a trouvé une place grandissante dans les tourments de la Cité. Aujourd’hui, nombre de citoyens s’alarment des dérives de l’élevage intensif, dénoncent l’industrie de la fourrure et s’engagent contre l’expérimentation animale. La chasse à courre voit ses partisans réduits à la portion congrue et la captivité d’animaux pour le seul divertissement de l’Homme est de plus en plus contestée. Dans ce sillage, les parcs aquatiques comprenant des cétacés (à ce propos, v. CE, 29 janv. 2018, Société Marineland et autres, n° 0412210, Lebon, p. 14) et les cirques avec animaux sauvages se sont installés dans le débat public. En septembre 2020 et en réaction au projet de référendum d’initiative partagée sur la cause animale, la ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili, annonçait l’intention gouvernementale d’interdire progressivement la présentation d’animaux sauvages dans les cirques itinérants. Quant aux élus locaux, ils ont aussi apporté leur pierre à l’édifice de la condition animale. Kyrielles de maires ont refusé que des cirques comprenant des animaux sauvages s’installent sur leur territoire. Selon l’association Code animal , au 24 mai 2021, 436 communes de France, dont 116 de plus de 10 000 habitants, auraient pris position pour des cirques sans animaux. Mais aussitôt pris, aussitôt contestés, ces arrêtés ont renvoyé le juge administratif à un face-à-face avec un nouvel enjeu de société. Les décisions du tribunal administratif de Clermont-Ferrand du 8 juillet 2021 en attestent.
Ainsi, par un arrêté du 2 octobre 2020, le maire de Clermont-Ferrand interdisait l’installation de cirques avec animaux sauvages sur le territoire communal par une motivation à double détente. Au préalable, la commune défenderesse avançait l’existence d’un risque de trouble à l’ordre public, compte-tenu des débats que suscitent actuellement les cirques avec représentation d’animaux sauvages. Pareillement, elle défendait « la nécessité de prendre en compte la santé et le bien-être animal » qui peuvent être altérés par la mise en scène des animaux « dans des postures contre nature nécessitant un dressage parfois violent ». Mais par une demande de substitution de motifs, la commune fondait son arrêté en demandant que soit consacré le respect de la condition animale comme composante de l’ordre public, au sens des articles L. 2212‑1 et L. 2212‑2 CGCT. Sans grand étonnement, cette décision a été contestée de tous côtés devant le tribunal administratif. D’une part, l’association de défense des cirques de famille, par une requête du 27 octobre 2020, demandait l’annulation de l’arrêté litigieux en soulevant plusieurs moyens. Elle opposait, d’abord, la légalité externe de l’acte attaqué estimant que le maire de Clermont-Ferrand était incompétent pour adopter un tel acte. Ensuite, elle soulevait plusieurs moyens de légalité interne jugeant au préalable que l’interdiction était trop générale et absolue, qu’elle portait atteinte à plusieurs libertés fondamentales – la liberté du commerce et de l’industrie, la liberté de prestation de services, la liberté d’aller et de venir et la liberté d’expression des artistes de cirque – et qu’elle caractérisait un détournement de pouvoir. D’autre part, le préfet du Puy-de-Dôme, par un déféré du 17 mars 2021, soutenait la même demande en annulation faisant seulement valoir le caractère général et absolu de l’interdiction communale.
Par deux décisions du 8 juillet 2021, le tribunal administratif de Clermont-Ferrand a donné raison aux requérants en annulant l’arrêté contesté. Le raisonnement du juge clermontois est double. En premier lieu, il considère que la municipalité clermontoise est intervenue dans un domaine qui ne relevait pas de sa compétence dans la mesure où « le législateur a organisé une police spéciale des activités impliquant des animaux d’espèces non domestiques qu’il a confiée aux autorités de l’État ». En second lieu, le juge estime l’interdiction injustifiée par des circonstances locales particulières ou par un risque de trouble à l’ordre public. Encore, il observe que « les mauvais traitements des animaux ne relèvent ni de la sûreté, ni de la sécurité ou de la salubrité publiques » et que « le maire de Clermont-Ferrand ne peut davantage utilement soutenir qu’il existerait, pour les animaux sauvages, un principe équivalent à celui du respect de la dignité humaine, justifiant qu’en dehors de toute circonstance locale, les spectacles exploitant ces animaux puissent être interdits de façon générale ». Par conséquent, le tribunal reconnaît une atteinte disproportionnée portée à la liberté du commerce et de l’industrie.
Les décisions du tribunal clermontois s’inscrivent dans un continuum de jurisprudences défavorables aux interdictions municipales de cirques avec animaux sauvages. Appliquant strictement le cadre juridique des concours entre polices administratives générale et spéciale et figurant comme attaché à un ordre public matériel, le juge administratif n’appert pas comme le meilleur allié de la condition animale. Ainsi, en jonglant avec les polices administratives grâce à une méthode ordinaire (I.), le juge administratif affiche sa difficulté à protéger la condition animale dans le cadre de son contrôle des mesures de police (II.) .
I. – Un jonglage maîtrisé : la conclusion classique du concours de police
Comme le reconnaissait Maurice Hauriou, bien que classique, la question des concours de polices est une matière « extrêmement délicate » (« La recevabilité du recours pour excès de pouvoir intenté par un maire contre l’arrêté du préfet annulant l’un de ses actes », Note sous CE, 18 avril 1902, Cne de Néris-les-bains, S. 1902.3.81) . Dans le cas clermontois, le juge administratif s’est trouvé confronté à un double concours de police c’est-à-dire à l’exercice concurrent de deux mesures de polices (générale et spéciale), prises par deux autorités de police distinctes (le maire et l’État), sur un même cas d’espèce. In fine, la solution adoptée par le tribunal administratif de Clermont-Ferrand était attendue (A.) mais n’en est pas moins caractéristique des mouvements de fond du droit administratif (B.) .
A. – Un dénouement prévisible
Aux termes des articles L. 412-1, L. 413-2 et L. 413-3 C. envir., et au regard de l’arrêté ministériel du 18 mars 2011, le tribunal reconnaît que la loi a confié au préfet une police spéciale s’agissant des spectacles avec animaux non-domestiques et qu’en conséquence « la commune de Clermont-Ferrand n’était pas compétente pour interdire sur son territoire l’installation de cirques détenant des animaux sauvages en vue de leur représentation au public ». De plus, le juge ajoute que « le maire de la commune de Clermont-Ferrand ne se prévaut d’aucune circonstance locale particulière, ni d’aucun risque avéré de trouble à l’ordre public ».
Ici, le juge administratif fait preuve d’une orthodoxie juridique en s’inscrivant dans la voie d’une jurisprudence bien établie. En cas de concours entre une autorité de police générale et spéciale, il applique le principe d’exclusivité selon lequel « c’est l’autorité formellement désignée qui, à l’exclusion de toute autre, agit dans les formes éventuellement prescrites » (É. Picard, La notion de police administrative, Sirey, 1984, t. 2, p. 713) . Ainsi, l’existence d’une police spéciale exclut la mise en œuvre de la police générale. Ce raisonnement fut déjà appliqué au profit de la police spéciale des communications électroniques (CE, Ass., 26 oct. 2011, Cne de Saint-Denis, n° 0326492, Lebon p. 529), de la dissémination volontaire d’OGM (CE, 24 sept. 2012, Cne de Valence, n° 0342990, Lebon p. 335) des compteurs Linky (CE, 11 juill. 2019, Cne de Cast, n° 0426060) ou, plus récemment, des pesticides (CE, 31 déc. 2020, Cnede Genevilliers, n° 0440923, inédit) . C’est donc sans étonnement, qu’après avoir identifié l’existence d’une police spéciale impliquant des animaux non-domestiques, le juge a relevé la compétence de l’autorité étatique, réitérant ce que d’autres juridictions du premier degré avaient déjà fait (v. par ex., TA Lyon, 25 nov. 2020, n° 01908161 ; TA Lille, 11 déc. 2020, n° 01803486 ; TA Nîmes, 16 mars 2021, n° 01900187) .
Cela étant, l’existence d’une police spéciale relevant de l’État n’empêche pas, ipso facto, l’interdiction par le maire d’une activité au titre de ses pouvoirs de police générale. Pour Jacques Petit, « les polices spéciales apparaissent plus ou moins exclusives sans qu'aucune le soit absolument » (« Les aspects nouveaux du concours entre polices générales et polices spéciales », RFDA 2013, p. 1187) . Depuis la jurisprudence Lutétia (CE, 18 déc. 1959, Sté « Les films Lutétia » et syndicat français des producteurs et exportateurs de films, n° 036385, Lebon p. 639), le juge administratif admet que le maire (police générale) mette en œuvre son pouvoir d’interdiction, même si l’État (police spéciale) dispose du même pouvoir et sans qu’il l’utilise, si les circonstances locales le justifient. En l’espèce, pour le juge, le fait que les cirques avec animaux sauvages fassent « actuellement l’objet de débats » ne suffit pas à caractériser une circonstance locale particulière.
Cette résolution est bienvenue. Imaginer qu’une mesure de police puisse être prise à la seule condition qu’un débat s’ouvre dans la société dessinerait des perspectives dystopiques pour les libertés de tous. Un particularisme local justifiant une mesure de police doit être démontré matériellement. Aussi propice soit elle, cette solution n’est pas surprenante. Le tribunal clermontois reprend ici la voie tracée depuis quelques temps par d’autres juridictions concernant l’interdiction des cirques avec animaux sauvages. À Pessac (CAA Bordeaux, 20 mai 2021, n° 019BX0449, inédit), Bastia (CAA Marseille, 30 nov. 2020, n° 019MA00047, inédit), Viry-Châtillon (TA Versailles, 20 oct. 2020, n° 01806168) ou Beauvais (TA Amiens, 27 mai 2021, n° 02000353), les maires interdisant les cirques avec animaux sauvages se sont vus opposer la même réponse par le juge : l’interdiction est infondée en l’absence de circonstances locales particulières.
Pour autant, ce conformisme du juge aux solutions jurisprudentielles bien ancrées peut être mis en perspective.
B. – Une solution révélatrice
Dans ses jugements du 8 juillet 2021, le juge de Clermont-Ferrand s’inscrit dans un mouvement plus ample : celui du déclin de l’attractivité de la notion de « circonstances locales particulières ».
Pour Didier Truchet, la jurisprudence Lutétia « ne correspond plus à l’état du droit » (« Les concours de police » in C. Vautrot-Schwarz (dir.), La police administrative, PUF, (Thémis), p. 144) . Dans son sens, les décisions de ces dernières années convergent : la notion de « circonstances locales particulières » ne permet plus l’assouplissement du principe d’exclusivité, là où, par le passé, elles ont pu constituer un « vecteur potentiel d’un renforcement des pouvoirs de police des maires » (S. Soykurt-Macaire, « L’expansion des pouvoirs de police administrative des maires à travers la notion de “circonstances locales particulières” ? », Droit administratif n° 07, 2009, étude 13) . Certes, il existe des contre-exemples récents, comme lors de la mise en œuvre de l’état d’urgence sanitaire (CE, ord., 17 avril 2020, n° 0440057) . Mais ceux-ci sont circonstanciés à une situation d’urgence et restent très encadrés. Désormais, en cas de concours, le juge est plus exigeant et conditionne le plus souvent l’intervention du maire, au titre de ses pouvoirs de police générale, à l’existence d’un « péril imminent » (CE, 29 sept. 2003, Houillères du bassin de Lorraine, n° 0218217, Lebon p. 677 ; CE, 2 déc. 2009, Cne de Rachecourt, n° 0309684, Lebon p. 481) . Saluée par une partie de la doctrine (R. Demangeon, Les concours de police, Thèse de doctorat en Droit, Université de Lorraine, 2020, pp. 214-220), cette position semble pourtant rendre plus rigoureuse l’intervention du maire. A contrario, elle est plus favorable à une omnicompétence, si ce n’est une omniprésence, de l’État. Transparaît ici l’un des rôles du juge administratif français : diffuser « la raison d’État » (O. Beaud, « Nationalisations et souveraineté de l'État », Histoire@Politique>, vol. 24, n° 03, 2014, p. 82) .
Ce qui peut surprendre de plus belle est le fait même que le maire de Clermont-Ferrand ait adopté un tel arrêté. Le rapporteur public s’en émeut d’ailleurs dès l’incipit de ses observations. Selon lui, « cet arrêté illustre, malheureusement, une fois de plus, la tendance que nous constatons depuis plusieurs années de l’intervention de maires ou des conseils municipaux dans des domaines qui ne relèvent pas de leurs compétences, la plupart du temps pour des motifs purement politiques. (…) Nous ne pouvons que déplorer, à titre personnel, cette tendance qui conduit à encombrer inutilement la juridiction administrative. ». De sa place, et d’un strict point de vue contentieux, sa remarque ne peut être que partagée. Véritable tonneau des Danaïdes (J. Waline, « La réforme de la juridiction administrative : un tonneau des Danaïdes ? » in Mélanges Jean-Marie Auby, Dalloz, 1992, p. 34), l’obstruction du rôle des juridictions administratives est régulièrement dénoncée au nom des droits du justiciable. Or, le maire de Clermont-Ferrand ne peut ignorer une telle situation, ni même méconnaître le traitement contentieux des arrêtés anti-cirques avec animaux sauvages et donc pouvait présager l’annulation d’une telle interdiction. Reste que, l’autorité de police, qu’est le maire d’une commune, demeure une autorité politique. Partant, les actes qu’il adopte sont bien des actes administratifs, mais ils sont aussi des actes politiques.
Pour reprendre une expression de Guy Carcassonne appliquée au droit parlementaire (D. Baranger, C‑M. Pimentel, A. Le Divellec, « Entretien avec Guy Carcassonne », Jus Politicum, n° 02, 2009), c’est la « polyfonctionnalité » des mesures de police administrative qui est mise en lumière par ce cas d’espèce. La mesure de police est certes mobilisée pour atteindre un objectif initial, mais elle peut aussi être détournée pour poursuivre une fin différente. Autrement dit, une mesure de police a, d’une part, une fonction normative en ce qu’elle vise à restreindre certaines libertés pour préserver l’ordre public et d’autre part, une fonction tribunitienne en ce que l’autorité qui l’adopte fait usage d’un pouvoir dont elle jouit pour porter un message proprement politique et relayer l’opinion d’une partie de ses administrés. Par l’adoption d’un arrêté qu’il pouvait deviner illégal, le maire de Clermont-Ferrand a réinscrit le bien-être animal à l’agenda politique et alimente les discussions publiques sur le sujet. Ces lignes en sont la preuve. Assurément, ce fait peut être controversé, compte-tenu du risque de dérives liberticides et démagogiques. Seulement, pour décrire le droit administratif tel qu’il est et pour rendre compte des phénomènes qui s’y rattachent, il nous paraît opportun d’insister sur la nature politique de ce droit.
Par conséquent, la solution prise par le tribunal administratif de Clermont-Ferrand était attendue mais n’en est pas moins signifiante. Elle expose les penchants pudiques du droit administratif contemporain. Dans ce sens, elle met aussi en lumière la difficulté du juge administratif à protéger la condition animale.
II. – Un domptage délicat : l’intégration difficile de la cause animale
L’originalité des décisions clermontoises réside dans la tentative de la commune défenderesse de faire du respect de la condition animale une composante de l’ordre public. Un essai que le juge clermontois n’a pas transformé juridiquement (A.) à la faveur des libertés (B.) .
A. – Une condition animale écartée
Faisant valoir un motif autre que celui initialement indiqué, le maire de Clermont-Ferrand a tenté de régulariser son arrêté en opposant aux requérants que « le respect de la condition animale est une composante de l’ordre public, au sens des dispositions des articles L. 2212-1 et L. 2212-2 du CGCT ». Mais le juge a écarté cette analyse.
En substituant son motif initial par l’existence du respect de la condition animale comme composante de l’ordre public (avouant ainsi à demi-mot qu’elle avait conscience qu’aucune circonstance locale ne permettait l’intervention du maire), la commune défenderesse espérait sans doute un raisonnement analogue à celui qui a révélé la dignité de la personne humaine en tant qu’élément de l’ordre public. Effectivement, depuis la célèbre jurisprudence Commune de Morsang-sur-Orge (CE, Ass., 27 oct. 1995, Cne de Morsang-sur-Orge, n° 0136727, Lebon p. 372), le juge administratif reconnaît comme tel la dignité de la personne humaine, de telle sorte qu’au nom de ce principe, une autorité de police peut intervenir sans avoir à justifier de circonstances locales.
Il était donc astucieux de la part de la commune de Clermont-Ferrand et de son conseil de vouloir faire de la condition animale une sœur jumelle de la dignité humaine, pour purger l’illégalité de l’arrêté litigieux. C’est d’ailleurs une idée qui, chemin faisant, s’est installée dans les écrits de la doctrine juridique. L’amplification progressive de la protection de la sensibilité animale depuis la fin du XIXème siècle ayant trouvé son point d’orgue avec la loi du 16 février 2015 (introduisant dans le Code civil le nouvel article 515-14 selon lequel « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité »), la doctrine animaliste et une partie de la doctrine publiciste appellent de leurs vœux la possible protection de la condition animale par des pouvoirs de police générale. Ainsi, pour Florence Nicoud, « l'animal étant considéré comme un être sensible, sa dignité ne mérite-t-elle pas également d'être protégée, au moyen notamment des pouvoirs de police générale du maire ? » (« Maltraitance à animaux et pouvoir de police du maire », AJDA 2011, p. 1446) . De la même manière, certains auteurs considèrent la dignité humaine comme « un outil pertinent » pour qu’une autorité de police administrative restreigne l’accès à une tauromachie (J. Kirszenblat, L’animal en droit public, Thèse de doctorat en Droit, Université d’Aix-Marseille, 2018, p. 136) . D’autres identifient dans les conclusions du commissaire Frydman sur l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge ( RFDA 1995, p. 1204, concl. P. Frydman), « tous les ingrédients utiles à une assimilation de la corrida au lancer de nains » (P. Harang, « La corrida, l'aiguillon et le nain », AJDA 2013, p. 2196) .
B. – Des dérives potentielles évitées
Ces aspirations, soutenues désormais par certaines communes et leurs avocats, révèlent les prolongements du concept de « dignité humaine » et ravivent la crainte qu’ait été ouverte la boîte de Pandore (C. Tukov, « La République a-t-elle gagné en ouvrant la Boîte de Pandore ? », JCP Adm. 2014, n° 03) . En consacrant la dignité de la personne humaine comme composante de l’ordre public, ce dernier s’est vu donné par le Conseil d’État une dimension immatérielle et spirituelle, là où il était classiquement compris comme un « ordre matériel et extérieur » (M. Hauriou, Précis de droit administratif, 12ème éd., Sirey, 1933, p. 549) . Du même coup, le juge a fait de l’élévation d’autres composantes immatérielles une éventualité. Néanmoins, en en reconnaissant de nouvelles, le juge donnerait une base légale à des restrictions de libertés. Aux libertés économiques, comme dans le cas d’espèce, mais aux libertés politiques aussi, telles que la liberté d’opinion ou d’expression. Par exemple, une exposition qui, pour mieux dénoncer l’horreur des abattoirs, diffuserait des scènes d’animaux brûlé vifs ou battus à mort ne pourrait-elle pas être interdite au nom du respect de la condition animale ? Certes, les mesures de police reconnues comme contraire à la dignité de la personne humaine par le juge sont rares et ce dernier a su éviter une instrumentalisation de ce principe (v. par ex., CE, ord., 16 avr. 2015, Sté Grasse Boulangerie, n° 0389372) . Il n’en demeure pas moins que mettre entre ces mains un outil dont il sera le seul à déterminer le contenu ne paraît pas être un idéal à poursuivre. D’autant plus qu’en cherchant un jeu de miroirs avec le principe de dignité, les règles cardinales du droit de la police administrative seraient malmenées. Comme le note Benoît Plessix, « dans le cas de la dignité humaine, l’ordre public immatériel tient … en échec les deux piliers du régime de la police administrative en droit français (l’adaptation et la conciliation), l’interdiction étant en effet l’unique mesure possible pour mettre un terme à des atteintes qui ne dépendent jamais de circonstances particulières » (Droit administratif général, 3ème éd., LexisNexis, 2020, p. 869) . S’agissant de la condition animale, le procédé serait alors identique.
Que notre propos soit bien compris : il ne s’agit pas de s’inscrire dans un « conservatisme borné » (J-P. Marguénaud, « Rapport de synthèse » in F-X Roux-Demare (dir.), L’animal et l’homme, Mare & Martin, 2019, p. 373) mais plutôt de tirer les conséquences ultimes d’une certaine logique. Ainsi, il peut être admis une évolution dans le rapport à l’animal qui irait de l’utilité humaine à l’intérêt animal. Plus largement, la reconnaissance du bien-être animal comme un enjeu de société permet de réinterroger la place de l’humain dans son rapport à la biodiversité et, subséquemment, de penser l’unité du vivant. Seulement, croyons-nous que les composantes de l’ordre public ne soient pas le lieu pour cette considération et inquiétons-nous qu’une domination des libertés soit toujours davantage légitimée par des notions fuyantes, vaporeuses et absolues. La cause animale peut être défendue par le juge mais, en l’état du droit, des troubles matériels, reliés à la sûreté, la sécurité et la salubrité, doivent être caractérisés (A. Moreau, « Encadrement des cirques présentant des animaux vivants : quelle place pour le maire ? Trois questions à... Arielle Moreau », AJCT 2020, p. 119) . Elle peut aussi être soutenue par le législateur, permettant ainsi un débat démocratique sur le sujet. Tel est d’ailleurs le cas puisqu’une proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la maltraitance animale a été adoptée, en première lecture, par l’Assemblée nationale le 29 janvier dernier (D. Goetz, « Lutte contre la maltraitance animale : adoption de la proposition de loi par l'Assemblée nationale », Dalloz actualités, 2 février 2021) . Celle-ci prévoit notamment l’interdiction progressive des delphinariums, des animaux sauvages dans les cirques et des élevages de visons pour la production de fourrure. À ce jour, cette proposition de loi est toujours en discussion et fera l’objet d’une discussion en séance publique au Sénat les 30 septembre et 1er octobre prochain.
Alors que le regard sur les animaux semble changer, la position conservatrice du juge administratif apparaît devant nos yeux et d’aucun ne voit plus qu’elle. Mais la marge de manœuvre du juge est sans doute étroite. Celui-ci doit trouver l’équilibre entre une relation renouvelée avec la Nature et une préservation avérée de la Liberté. Surtout, la protection animale appelle un changement englobant et paradigmatique : sortir de l’anthropocentrisme. Or, le juge ne saurait être le seul maître d’œuvre de ce « changement de civilisation » (R. Debray, Le siècle vert. Un changement de civilisation, Tracts Gallimard, 2020, 56 p) .