Police spéciale des cirques avec animaux sauvages

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Décisions de justice

TA Clermont-Ferrand – N° 2001904 – Association de défense des cirques de famille – 08 juillet 2021 – C+

Juridiction : TA Clermont-Ferrand

Numéro de la décision : 2001904

Date de la décision : 08 juillet 2021

Code de publication : C+

TA Clermont-Ferrand – N° 2100580 – Préfet du Puy-de-Dôme – 08 juillet 2021 – C+

Juridiction : TA Clermont-Ferrand

Numéro de la décision : 2100580

Date de la décision : 08 juillet 2021

Code de publication : C+

Index

Mots-clés

Police spéciale, Cirques

Rubriques

Police administrative, Institutions et collectivités publiques

Résumé

Le maire n’est pas compétent pour prendre un arrêté d’interdiction d’installation de cirques avec animaux sauvages sur le territoire de la commune, sans empiéter sur la police spéciale confiée aux autorités de l’Etat. En l’espèce l’arrêté du maire de Clermont-Ferrand constitue au surplus une mesure de police générale et absolue, contraire à la liberté du commerce et de l’industrie et est entaché d’un détournement de pouvoir. Annulation

135-02-03-02, Police administrative, Police générale, Police spéciale, Police des cirques, Cirques avec animaux sauvages

Conclusions du rapporteur public

Philippe Chacot

Rapporteur public au tribunal administratif de Clermont-Ferrand

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DOI : 10.35562/alyoda.8335

Les deux affaires qui viennent d’être appelées portent sur un sujet d’actualité puisqu’il s’agit de l’interdiction d’installation de cirques présentant des spectacles avec des animaux sauvages.
Plusieurs maires ou conseils municipaux ont en effet pris sur la période récente des arrêtés ou délibérations du même type d’interdiction d’installation de cirques avec animaux sur le territoire de leur commune.

Le maire de la commune de Clermont-Ferrand, par un arrêté 08/2020 du 2 octobre 2020, a interdit l’installation de cirques avec animaux sauvages en vue de leur représentation au public sur la commune.

Par la première requête n° 2001904, l’association de défense des cirques de famille vous demande l’annulation de cet arrêté municipal en invoquant le moyen de l’incompétence de l’auteur de l’acte et cinq moyens de légalité interne et notamment le fait qu’il s’agit d’une interdiction générale et absolue, d’une atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie ainsi qu’à celle d’aller et venir et d’un détournement de pouvoir.

Par la seconde requête, n° 2100580, le préfet du Puy-de-Dôme présente un déféré tendant également à l’annulation de cet arrêté. Le préfet ne soulève qu’un moyen de légalité interne tiré de l’interdiction générale et absolue édictée par l’arrêté attaqué.

Les questions juridiques étant similaires nous prononcerons donc des conclusions communes.

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Cet arrêté illustre, malheureusement, une fois de plus, la tendance que nous constatons depuis plusieurs années de l’intervention de maires ou des conseils municipaux dans des domaines qui ne relèvent pas de leurs compétences, la plupart du temps pour des motifs purement politiques.
Tendance qui conduit les préfets à vous déférer ces arrêtés ou délibérations contribuant ainsi à encombrer inutilement le tribunal.

Nous ne pouvons que déplorer, à titre personnel, cette tendance qui conduit à encombrer inutilement la juridiction administrative.

Votre tribunal a ainsi été amené à examiner récemment, lors de son audience du 8 avril 2021, trois déférés du préfet du Puy de Dôme qui vous demandait d’annuler des arrêtés des maires de Clermont-Ferrand, Cournon d’Auvergne et Ceyrat portant interdiction d’utilisation des pesticides sur le territoire de leurs communes.
Voir notamment : TA de Clermont-Ferrand du 29 avril 2021 préfet du Puiy-de-Dôme n° 192491 (concernant l’arrêté du maire de Clermont-Ferrand)

Votre jugement a annulé, sans surprise, ces arrêtés municipaux, pour incompétence, les maires étant intervenus, à tort, au titre de leur pouvoir de police générale, dans un domaine de compétence relevant d’une police spéciale confiée à l’Etat, qui fait intervenir tout d’abord divers intervenants de l’Etat, dont : l’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation de l’environnement et du travail (ANSES), qui in fine délivre les autorisations de mise sur le marché des produits ; puis éventuellement les ministres chargés de l’agriculture de la santé et de l’environnement, pour prendre les mesures d’interdiction ou de limitation de l’utilisation de ces produits ; et enfin les préfets, chargés de fixer localement les distances minimales d’utilisation des produits phytopharmaceutiques à proximité de certains lieux.

La juridiction administrative sanctionne depuis plusieurs années ce type d’initiative d’élus locaux, notamment :
dans le domaine de l’implantation d’antennes de téléphonie mobile :
CE 26 octobre 2011 commune de St Denis n° 326492 ;
en matière d’interdiction de culture d’OGM :
CE 24 septembre 2012 commune de Valence n° 342990 ;
ou plus récemment d’arrêtés interdisant l’installation des compteurs Linky :
CE 11 juillet 2019 commune de Cast n° 426060.

Nous allons donc à nouveau vous proposer d’annuler cet arrêté du maire de Clermont-Ferrand, en suivant la ligne jurisprudentielle déjà tracée par plusieurs autres tribunaux et cours qui ont déjà annulé ce type d’arrêté.

La commune de Clermont-Ferrand, sans doute consciente de la totale illégalité de l’arrêté attaqué, présente en défense une demande de substitution de motifs pour tenter de sauver l’arrêté municipal.

Nous vous proposons donc, dans un premier temps, d’examiner les moyens invoqués par l’association requérante et le préfet afin de déterminer si l’un ou plusieurs d’entre eux peuvent conduire à l’annulation et, dans un deuxième temps, si c’est le cas, d’examiner la substitution de motifs afin de voir si elle peut faire échec à ces moyens.

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1) Incompétence de l’auteur de l’acte

Le 1er moyen présenté par l’association requérante est celui tiré de l’incompétence de l’auteur de l’acte.
C’est le moyen retenu par la plupart des juridictions pour annuler ce type de décision et nous commençons par son examen puisque que vous allez pouvoir le retenir sans hésitation possible, dans la première affaire, présentée par l’association de défense des cirques de famille, car le maire est clairement intervenu dans le champ d’une police spéciale relevant de l’Etat.

Pour prendre l’arrêté contesté le maire de Clermont-Ferrand s’est fondé sur les dispositions des articles L. 2212-1 et L 2212-2 du code général des collectivités territoriales qui définissent les contours de la police municipale, qui vise notamment à assurer « le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques ».

Or, il résulte des dispositions du code de l’environnement que le législateur a organisé une police spéciale des activités impliquant des animaux d’espèces non domestiques qu’il a confiée aux autorités de l’Etat et dont l’un des objets est la protection de ces animaux ainsi que leur utilisation conformément aux principes énoncés aux articles L. 214-1 et suivants du code rural et de la pêche maritime.
Par ailleurs, en application des règles de cette police spéciale, et comme l’indique l’association requérante, seul le préfet de département est compétent, en vertu des dispositions du code de l’environnement et de l’arrêté du 18 mars 2011 pour autoriser « L'utilisation d'animaux d'espèces non domestiques au cours de spectacles itinérants, quelle que soit leur classe zoologique, » et d’en effectuer le contrôle.

Il résulte de ce qui précède que ni les dispositions du code général des collectivités territoriales, qui réservent au maire l’exercice de la police municipale, ni celles du code rural et de la pêche maritime, ni celles du code de l’environnement et de l’arrêté du 18 mars 2011, qui prévoient la compétence du préfet du département en la matière, ni aucun autre texte, ne confèrent au maire le pouvoir d’interdire sur le territoire de la commune la présence de cirques détenant des animaux domestiques ou non.
Dans ces conditions, le maire de la commune de Clermont-Ferrand n’était pas compétent pour interdire sur le territoire de la commune l’installation de cirques détenant des animaux sauvages en vue de leur représentation au public.

Vous pourrez vous référer à plusieurs jugements retenant cette solution de l’incompétence, cette ligne jurisprudentielle commençant à être étoffée.

TA Toulon 28 dec 2017 préfet du Var n° 1701963 et 20 juil 2020 préfet du var n° 182095
TA Bastia 8 nov 2018 préfet de Haute Corse n° 1800479 C+
TA Lille 11 dec 2020 Fedé des cirques de tradition et assoc de défense des cirques de famille n° 183486
Dans ce jugement, le tribunal juge que :« si les articles L. 2212-1 et L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales habilitent le maire à prendre les mesures de police générale nécessaires au bon ordre, à la sûreté, à la sécurité et à la salubrité publiques, celui-ci ne saurait, sans porter atteinte aux pouvoirs de police spéciale conférés aux autorités de l’Etat, adopter sur le territoire de la commune une réglementation interdisant l’installation de cirques détenant des animaux sauvages destinée à assurer la protection du bien-être de ces animaux. »
TA Lyon 25 nov 2020 assoc de défense des cirques de famille n° 1908161
Nos collègues de Lyon jugent que : « le législateur a organisé une police spéciale des activités impliquant des animaux d’espèces domestiques et non domestiques qu’il a confiée aux autorités de l’Etat et dont l’un des objets est la protection de ces animaux ainsi que leur utilisation conformément aux principes énoncés aux articles L. 214-1 et suivants du code rural et de la pêche maritime ( ) ; il appartient au préfet de département de délivrer les autorisations nécessaires à l’exercice de cette activité et d’en effectuer le contrôle. Enfin, il ressort des dispositions de l’article R. 214-17 du code rural et de la pêche maritime que la police spéciale de la protection des animaux relève du préfet. Dès lors, le maire ne pouvait sans méconnaitre sa compétence fonder la décision attaquée sur les textes visant à protéger les animaux non domestiques »

Dans la même veine, plusieurs tribunaux sanctionnent également des délibérations de conseils municipaux interdisant l’implantation de cirques sur le territoire de leurs communes ; nous n’en citerons qu’un seul, le plus récent :
TA Nîmes 16 mars 2021 Assoc de défense des cirques de famille n° 1900187

Le moyen de légalité externe tiré de l’incompétence de l’auteur de l’acte sera donc retenu dans la première requête présentée par l’Association de défense des cirques de famille.

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2) Légalité interne : interdiction générale et absolue

Le premier moyen de légalité interne invoqué, tant par l’association que le préfet, est celui de ce que l’arrêté attaqué constitue une mesure de police générale et absolue.

Dès lors qu’il s’agit du seul moyen invoqué par le préfet il convient de l’examiner.
Comme nous l’avons indiqué l’arrêté contesté a été pris en application des dispositions articles L. 2212-1 et L2212-2 du code général des collectivités territoriales et donc sur la base des pouvoirs de police générale du maire.

Le préfet, tout comme l’association, soutiennent que l’arrêté d’interdiction du 2 octobre 2020 instaure une interdiction qui a une portée générale et absolue, ce que n’autorise pas la jurisprudence.
Nous sommes donc dans le régime classique posé par plusieurs arrêts du CE 18 avril 1902 commune de Neris les Bains rec p 275 ; 19 mai 1933 Benjamin R p 541 et 18 dec 1959 Société Films Lutécia n° 36385.

Selon cette jurisprudence, ancienne et constante, une mesure de police ne peut avoir une portée générale et absolue et elle doit être nécessaire, adaptée et proportionnée aux buts recherchés.

En l’espèce vous ne pourrez que constater que l’article 1er de l’arrêté du maire de Clermont- Ferrand indique : « L’installation de cirques avec animaux sauvages, en vue de leur représentation au public est interdite sur la commune de Clermont-Ferrand ».

Il s’agit donc là d’une mesure de portée générale et absolue puisqu’elle n’est pas limitée ni dans le temps ni dans l’espace.
La circonstance invoquée en défense, que les cirques sans animaux ne sont pas visés, n’enlève rien au caractère général et absolu de l’interdiction faite aux cirques avec animaux, qui sont spécifiquement et seuls visés par l’arrêté contesté.

Vous savez que le maire peut édicter une mesure de police visant à préserver l’ordre public ou la salubrité publique, si les circonstances locales le justifient, afin de préserver ou garantir notamment l’ordre public.
Mais vous constaterez que rien dans les dossiers ne vient corroborer une quelconque atteinte à l’ordre public ni établir les circonstances particulières qui auraient motivé la décision contestée.

En l’espèce, le maire de Clermont-Ferrand motive son arrêté par les considérations suivantes : « La nécessité de prendre en compte la santé et le bien être animal à travers son transport et son exploitation à des fins récréatives ; les cirques ne peuvent répondre aux besoins biologiques et être adaptés aux mœurs des différentes espèces présentes ; les cirques présentent des spectacles mettant en scène lesdits animaux dans des postures contre nature nécessitant un dressage parfois violent sans prendre en compte leur sensibilité ».

Toutefois, en se fondant sur de telles considérations générales, et notamment sur une maltraitance -postulée- des animaux sauvages, le maire n’établit nullement l’existence de circonstances particulières ni d’aucun risque relatif à l’ordre public, qui justifieraient l’arrêté attaqué.

Plusieurs juridictions ont retenu ce moyen.
TA Versailles 20 oct 2020 Fédé des cirques de tradition n° 1806168
Ce jugement décide qu’« en se bornant à faire état de considérations générales sur la maltraitance imposée aux animaux sauvages ainsi exploités, qui serait contraire à la moralité publique, d’un travail de « pédagogie citoyenne (…) auprès des habitants et en particulier des jeunes sur les conditions de vie des animaux dans les cirques » et de la désignation d’un adjoint en charge de la condition animale, le maire de Viry-Châtillon ne se prévaut d’aucune circonstance locale particulière, ni d’aucun risque particulier et avéré de trouble à l’ordre public en cas d’installation sur le territoire de la commune de cirques »
Voir également les jugements des TA de Bastia du 8 nov 2018 et de Lyon du 25 nov 2020 précités.

Le moyen tiré de ce que l’arrêté a une portée générale et absolue sera retenu.

3) Autres moyens

Vous disposez donc d’au moins un moyen dans chaque affaire pour annuler l’arrêté attaqué.

Mais dans sa requête, l’association de défense des cirques de famille invoque quatre autres moyens de légalité interne, que vous pourriez tout à fait retenir.
Elle soutient que l’arrêté attaqué porte atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie, à la liberté de prestation de services protégée par le droit de l’Union européenne, à la liberté d’aller et de venir et à la liberté d’expression des artistes de cirque ; elle considère également que l’arrêté attaqué est entaché d’un détournement de pouvoir.

La défense de la commune sur ces différents points est peu convaincante et argumentée.

Habituellement, vous appliquez la règle de l’économie de moyen pour ne retenir qu’un moyen de légalité (interne si possible) pour sanctionner une décision illégale.
En l’espèce nous vous proposons, dans la requête présentée par l’association, de retenir plusieurs moyens : celui d’incompétence en légalité externe mais aussi plusieurs moyens de légalité interne, car plusieurs sont fondés.

Tout d’abord, celui du caractère général et absolu de la mesure de police édictée comme nous venons de le dire.
Mais aussi le moyen de l’atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie qui a déjà été retenu par d’autres juridictions :
TA Versailles 20 oct 2020 précité

Nous pensons également que vous pourrez retenir le détournement de pouvoir qui apparait ici caractérisé au vu des éléments de défense présentés.
La commune se prévaut en effet du fait que les représentations publiques d’animaux sauvages font l’objet de débats et que la ministre de l’écologie a annoncé la mise en œuvre de l’interdiction de présentation d’animaux sauvage dans des cirques itinérants.
Il ressort donc clairement de ces arguments de défense, que les motifs qui ont prévalu à la prise de cet arrêté sont purement politiques (et de portée nationale et non communale) et que le maire, dont on a indiqué qu’il était intervenu hors du champ de sa compétence de police municipale, a fait usage de ses pouvoirs de police générale dans un but étranger à celui que loi lui confie, ce qui est la définition même du détournement de pouvoir.

Au final, si vous nous suivez, vous devrez donc donner raison à l’association et au préfet et annuler l’arrêté contesté.
Votre jugement dans l’affaire n° 210580 (déféré préfectoral) retiendra le seul moyen invoqué de légalité interne d’une mesure de police à caractère général et absolue.
Votre jugement dans l’affaire n° 201904 présentée par l’association de défense des cirques de famille pourrait retenir, outre ce moyen, ceux de l’incompétence de l’auteur de l’acte, de l’atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie et du détournement de pouvoir.

4) Substitution de motifs

Cependant, comme nous l’avons indiqué, la commune en défense vous demande une substitution de motifs.

Nous avons rappelé que le maire de Clermont-Ferrand avait pris l’arrêté contesté sur des motifs relatifs à la prise en compte de la santé des animaux et à des supposées maltraitances liées au dressage.

La commune demande à ce que soit substitué à ces motifs le motif suivant : le respect de la condition animale serait, selon la commune, une composante de l’ordre public, au sens des dispositions des articles L. 2212-1 et L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales.

C’est surtout dans sa réponse au déféré que la commune développe cet argument.

Comme la commune le rappelle elle-même, une telle substitution de motif est invocable à tous stades de la procédure en première instance comme en appel, substitution qui permet de justifier légalement une décision initialement fondée sur un motif illégal.
La substitution peut être retenue par le juge, sous certaines réserves et notamment que cette substitution ne prive pas le requérant d’une garantie procédurale.
CE 6 fev 2004 Mme Hallal n° 240560

La commune estime que le respect de la condition animale est une composante de l’ordre public au même titre que la dignité humaine

C’est donc apparemment sur le terrain de la moralité publique que la commune tente la substitution de motifs.

Vous savez qu’il s’agit là d’un terrain sur lequel le juge administratif ne se risque que très prudemment.
Le Conseil d’Etat a admis que la moralité publique était une composante de la police générale notamment à propos d’arrêtés municipaux d’interdiction de projection de films.
Voir : un arrêt ancien du 3 avril 1914 Astaix Lebon 447 validant l’interdiction prononcé par un maire de projections cinématographiques représentant des agissements criminels ainsi que le célèbre arrêt du 18 dec 1959 Sté Films Lutecia lebon 693 figurant aux Grands arrêts de la juridiction administrative.

Mais la moralité étant liée à l’évolution de la société et des mentalités, c’est par définition une notion subjective et évolutive. Ce qui était immoral au début du XXème siècle ne l’est peut-être plus au début du XXIème.

S’il existe donc des arrêts faisant appel à cette notion de moralité publique, le courant jurisprudentiel reste cependant à l’état de ruisseau plutôt qu’à celui de fleuve.

Aujourd’hui les quelques arrêts faisant référence à cette notion de moralité comme composante de la police générale restent peu nombreux.
Ainsi récemment on pense à l’arrêt CE, 27 oct. 1995, Cne de Morsang-sur-Orge et Ville d'Aix- en-Provence, n° 136727, Lebon 372 consacrant la notion de dignité humaine au sujet de l’interdiction par un maire d’une attraction de lancers de nains.

Comme vous le savez, le statut juridique de l’animal, auparavant assimilé à un bien meuble, a été modifié dans le code civil avec l’adoption de la loi du 16 février 2015. Désormais, et comme l’indique l’article 515-14 du code civil, l’animal est reconnu comme un « être vivant doué de sensibilité ».

En dépit de cette évolution juridique, nous ne pensons pas que vous pouvez aujourd’hui assimiler la condition animale à la dignité humaine et l’englober ainsi dans la notion de moralité publique, partie intégrante de l’ordre public au sein de la police générale exercée par le maire.

En l’état du droit interne, les jurisprudences récentes sur ce sujet des cirques comportant des animaux sauvages ne retiennent pas que la condition animale serait une composante de l’ordre public au sens des dispositions du code général des collectivités territoriales.

Ainsi le TA de Versailles 20 oct 2020 n° 186168 juge que « les mauvais traitements des animaux ne relèvent pas de la sureté ni de la sécurité ou de la salubrité publique »

Le TA de Lyon 25 nov 2020 n° 198161 juge plus radicalement que « les motifs de la décision attaquée fondés sur les conditions générales de captivité des animaux dans les cirques et les conséquences du dressage sur leur comportement sont illégaux »

Enfin, la CAA Bordeaux dans son arrêt du 20 mai 2021 commune de Pessac n° 19BX4491 juge que « la circonstance que le traitement des animaux sauvages dans les cirques aurait un caractère immoral ne peut fonder légalement, en l’absence de circonstances locales particulières, qui ne sont pas établies, une mesure de police »

Nous proposons donc d’écarter la demande de substitution de motifs et d’annuler l’arrêté attaqué, pour les motifs exposés plus haut.

Par ces motifs nous concluons :

Dans la requête présentée par l’association des cirques de famille n° 201904 :
- à l’annulation de l’arrêté du 2 octobre 2020 par lequel la commune de Clermont-Ferrand a interdit l’installation de cirques avec animaux sauvages en vue de leur représentation au public, pour incompétence de l’auteur de l’acte et pour trois motifs de légalité interne : mesure de police générale et absolue, atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie ; et détournement de pouvoir.

Dans le déféré présenté par le préfet du Puy-de-Dôme n° 210580 :
à l’annulation de l’arrêté du 2 octobre 2020, au motif qu’il s’agit d’une mesure de police générale et absolue.

Et au rejet du surplus des parties dans les deux requêtes.

Droits d'auteur

Ces conclusions ne sont pas libres de droits. Leur citation et leur exploitation commerciale éventuelles doivent respecter les règles fixées par le code de la propriété intellectuelle. Par ailleurs, toute rediffusion, commerciale ou non, est subordonnée à l’accord du rapporteur public qui en est l’auteur.

 Les animaux sauvages dans les cirques : un dernier tour de piste ?

Antoine Carpentier

Doctorant en Droit public - Université Clermont Auvergne (CMH - EA 4232)

Autres ressources du même auteur

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DOI : 10.35562/alyoda.6703

Longtemps, le bien-être animal fut ignoré, raillé ou caricaturé. Désormais, il est une préoccupation d’époque. La condition animale a trouvé une place grandissante dans les tourments de la Cité. Aujourd’hui, nombre de citoyens s’alarment des dérives de l’élevage intensif, dénoncent l’industrie de la fourrure et s’engagent contre l’expérimentation animale. La chasse à courre voit ses partisans réduits à la portion congrue et la captivité d’animaux pour le seul divertissement de l’Homme est de plus en plus contestée. Dans ce sillage, les parcs aquatiques comprenant des cétacés (à ce propos, v. CE, 29 janv. 2018, Société Marineland et autres, n° 0412210, Lebon, p. 14) et les cirques avec animaux sauvages se sont installés dans le débat public. En septembre 2020 et en réaction au projet de référendum d’initiative partagée sur la cause animale, la ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili, annonçait l’intention gouvernementale d’interdire progressivement la présentation d’animaux sauvages dans les cirques itinérants. Quant aux élus locaux, ils ont aussi apporté leur pierre à l’édifice de la condition animale. Kyrielles de maires ont refusé que des cirques comprenant des animaux sauvages s’installent sur leur territoire. Selon l’association Code animal , au 24 mai 2021, 436 communes de France, dont 116 de plus de 10 000 habitants, auraient pris position pour des cirques sans animaux. Mais aussitôt pris, aussitôt contestés, ces arrêtés ont renvoyé le juge administratif à un face-à-face avec un nouvel enjeu de société. Les décisions du tribunal administratif de Clermont-Ferrand du 8 juillet 2021 en attestent.

Ainsi, par un arrêté du 2 octobre 2020, le maire de Clermont-Ferrand interdisait l’installation de cirques avec animaux sauvages sur le territoire communal par une motivation à double détente. Au préalable, la commune défenderesse avançait l’existence d’un risque de trouble à l’ordre public, compte-tenu des débats que suscitent actuellement les cirques avec représentation d’animaux sauvages. Pareillement, elle défendait « la nécessité de prendre en compte la santé et le bien-être animal » qui peuvent être altérés par la mise en scène des animaux « dans des postures contre nature nécessitant un dressage parfois violent ». Mais par une demande de substitution de motifs, la commune fondait son arrêté en demandant que soit consacré le respect de la condition animale comme composante de l’ordre public, au sens des articles L. 2212‑1 et L. 2212‑2 CGCT. Sans grand étonnement, cette décision a été contestée de tous côtés devant le tribunal administratif. D’une part, l’association de défense des cirques de famille, par une requête du 27 octobre 2020, demandait l’annulation de l’arrêté litigieux en soulevant plusieurs moyens. Elle opposait, d’abord, la légalité externe de l’acte attaqué estimant que le maire de Clermont-Ferrand était incompétent pour adopter un tel acte. Ensuite, elle soulevait plusieurs moyens de légalité interne jugeant au préalable que l’interdiction était trop générale et absolue, qu’elle portait atteinte à plusieurs libertés fondamentales – la liberté du commerce et de l’industrie, la liberté de prestation de services, la liberté d’aller et de venir et la liberté d’expression des artistes de cirque – et qu’elle caractérisait un détournement de pouvoir. D’autre part, le préfet du Puy-de-Dôme, par un déféré du 17 mars 2021, soutenait la même demande en annulation faisant seulement valoir le caractère général et absolu de l’interdiction communale.

Par deux décisions du 8 juillet 2021, le tribunal administratif de Clermont-Ferrand a donné raison aux requérants en annulant l’arrêté contesté. Le raisonnement du juge clermontois est double. En premier lieu, il considère que la municipalité clermontoise est intervenue dans un domaine qui ne relevait pas de sa compétence dans la mesure où « le législateur a organisé une police spéciale des activités impliquant des animaux d’espèces non domestiques qu’il a confiée aux autorités de l’État ». En second lieu, le juge estime l’interdiction injustifiée par des circonstances locales particulières ou par un risque de trouble à l’ordre public. Encore, il observe que « les mauvais traitements des animaux ne relèvent ni de la sûreté, ni de la sécurité ou de la salubrité publiques » et que « le maire de Clermont-Ferrand ne peut davantage utilement soutenir qu’il existerait, pour les animaux sauvages, un principe équivalent à celui du respect de la dignité humaine, justifiant qu’en dehors de toute circonstance locale, les spectacles exploitant ces animaux puissent être interdits de façon générale ». Par conséquent, le tribunal reconnaît une atteinte disproportionnée portée à la liberté du commerce et de l’industrie.

Les décisions du tribunal clermontois s’inscrivent dans un continuum de jurisprudences défavorables aux interdictions municipales de cirques avec animaux sauvages. Appliquant strictement le cadre juridique des concours entre polices administratives générale et spéciale et figurant comme attaché à un ordre public matériel, le juge administratif n’appert pas comme le meilleur allié de la condition animale. Ainsi, en jonglant avec les polices administratives grâce à une méthode ordinaire (I.), le juge administratif affiche sa difficulté à protéger la condition animale dans le cadre de son contrôle des mesures de police (II.) .

I. – Un jonglage maîtrisé : la conclusion classique du concours de police

Comme le reconnaissait Maurice Hauriou, bien que classique, la question des concours de polices est une matière « extrêmement délicate » (« La recevabilité du recours pour excès de pouvoir intenté par un maire contre l’arrêté du préfet annulant l’un de ses actes », Note sous CE, 18 avril 1902, Cne de Néris-les-bains, S. 1902.3.81) . Dans le cas clermontois, le juge administratif s’est trouvé confronté à un double concours de police c’est-à-dire à l’exercice concurrent de deux mesures de polices (générale et spéciale), prises par deux autorités de police distinctes (le maire et l’État), sur un même cas d’espèce. In fine, la solution adoptée par le tribunal administratif de Clermont-Ferrand était attendue (A.) mais n’en est pas moins caractéristique des mouvements de fond du droit administratif (B.) .

A. – Un dénouement prévisible

Aux termes des articles L. 412-1, L. 413-2 et L. 413-3 C. envir., et au regard de l’arrêté ministériel du 18 mars 2011, le tribunal reconnaît que la loi a confié au préfet une police spéciale s’agissant des spectacles avec animaux non-domestiques et qu’en conséquence « la commune de Clermont-Ferrand n’était pas compétente pour interdire sur son territoire l’installation de cirques détenant des animaux sauvages en vue de leur représentation au public ». De plus, le juge ajoute que « le maire de la commune de Clermont-Ferrand ne se prévaut d’aucune circonstance locale particulière, ni d’aucun risque avéré de trouble à l’ordre public ».

Ici, le juge administratif fait preuve d’une orthodoxie juridique en s’inscrivant dans la voie d’une jurisprudence bien établie. En cas de concours entre une autorité de police générale et spéciale, il applique le principe d’exclusivité selon lequel « c’est l’autorité formellement désignée qui, à l’exclusion de toute autre, agit dans les formes éventuellement prescrites » (É. Picard, La notion de police administrative, Sirey, 1984, t. 2, p. 713) . Ainsi, l’existence d’une police spéciale exclut la mise en œuvre de la police générale. Ce raisonnement fut déjà appliqué au profit de la police spéciale des communications électroniques (CE, Ass., 26 oct. 2011, Cne de Saint-Denis, n° 0326492, Lebon p. 529), de la dissémination volontaire d’OGM (CE, 24 sept. 2012, Cne de Valence, n° 0342990, Lebon p. 335) des compteurs Linky (CE, 11 juill. 2019, Cne de Cast, n° 0426060) ou, plus récemment, des pesticides (CE, 31 déc. 2020, Cnede Genevilliers, n° 0440923, inédit) . C’est donc sans étonnement, qu’après avoir identifié l’existence d’une police spéciale impliquant des animaux non-domestiques, le juge a relevé la compétence de l’autorité étatique, réitérant ce que d’autres juridictions du premier degré avaient déjà fait (v. par ex., TA Lyon, 25 nov. 2020, n° 01908161 ; TA Lille, 11 déc. 2020, n° 01803486 ; TA Nîmes, 16 mars 2021, n° 01900187) .

Cela étant, l’existence d’une police spéciale relevant de l’État n’empêche pas, ipso facto, l’interdiction par le maire d’une activité au titre de ses pouvoirs de police générale. Pour Jacques Petit, « les polices spéciales apparaissent plus ou moins exclusives sans qu'aucune le soit absolument » (« Les aspects nouveaux du concours entre polices générales et polices spéciales », RFDA 2013, p. 1187) . Depuis la jurisprudence Lutétia (CE, 18 déc. 1959, Sté « Les films Lutétia » et syndicat français des producteurs et exportateurs de films, n° 036385, Lebon p. 639), le juge administratif admet que le maire (police générale) mette en œuvre son pouvoir d’interdiction, même si l’État (police spéciale) dispose du même pouvoir et sans qu’il l’utilise, si les circonstances locales le justifient. En l’espèce, pour le juge, le fait que les cirques avec animaux sauvages fassent « actuellement l’objet de débats » ne suffit pas à caractériser une circonstance locale particulière.

Cette résolution est bienvenue. Imaginer qu’une mesure de police puisse être prise à la seule condition qu’un débat s’ouvre dans la société dessinerait des perspectives dystopiques pour les libertés de tous. Un particularisme local justifiant une mesure de police doit être démontré matériellement. Aussi propice soit elle, cette solution n’est pas surprenante. Le tribunal clermontois reprend ici la voie tracée depuis quelques temps par d’autres juridictions concernant l’interdiction des cirques avec animaux sauvages. À Pessac (CAA Bordeaux, 20 mai 2021, n° 019BX0449, inédit), Bastia (CAA Marseille, 30 nov. 2020, n° 019MA00047, inédit), Viry-Châtillon (TA Versailles, 20 oct. 2020, n° 01806168) ou Beauvais (TA Amiens, 27 mai 2021, n° 02000353), les maires interdisant les cirques avec animaux sauvages se sont vus opposer la même réponse par le juge : l’interdiction est infondée en l’absence de circonstances locales particulières.

Pour autant, ce conformisme du juge aux solutions jurisprudentielles bien ancrées peut être mis en perspective.

B. – Une solution révélatrice

Dans ses jugements du 8 juillet 2021, le juge de Clermont-Ferrand s’inscrit dans un mouvement plus ample : celui du déclin de l’attractivité de la notion de « circonstances locales particulières ».

Pour Didier Truchet, la jurisprudence Lutétia « ne correspond plus à l’état du droit » (« Les concours de police » in C. Vautrot-Schwarz (dir.), La police administrative, PUF, (Thémis), p. 144) . Dans son sens, les décisions de ces dernières années convergent : la notion de « circonstances locales particulières » ne permet plus l’assouplissement du principe d’exclusivité, là où, par le passé, elles ont pu constituer un « vecteur potentiel d’un renforcement des pouvoirs de police des maires » (S. Soykurt-Macaire, « L’expansion des pouvoirs de police administrative des maires à travers la notion de “circonstances locales particulières” ? », Droit administratif n° 07, 2009, étude 13) . Certes, il existe des contre-exemples récents, comme lors de la mise en œuvre de l’état d’urgence sanitaire (CE, ord., 17 avril 2020, n° 0440057) . Mais ceux-ci sont circonstanciés à une situation d’urgence et restent très encadrés. Désormais, en cas de concours, le juge est plus exigeant et conditionne le plus souvent l’intervention du maire, au titre de ses pouvoirs de police générale, à l’existence d’un « péril imminent » (CE, 29 sept. 2003, Houillères du bassin de Lorraine, n° 0218217, Lebon p. 677 ; CE, 2 déc. 2009, Cne de Rachecourt, n° 0309684, Lebon p. 481) . Saluée par une partie de la doctrine (R. Demangeon, Les concours de police, Thèse de doctorat en Droit, Université de Lorraine, 2020, pp. 214-220), cette position semble pourtant rendre plus rigoureuse l’intervention du maire. A contrario, elle est plus favorable à une omnicompétence, si ce n’est une omniprésence, de l’État. Transparaît ici l’un des rôles du juge administratif français : diffuser « la raison d’État » (O. Beaud, « Nationalisations et souveraineté de l'État », Histoire@Politique>, vol. 24, n° 03, 2014, p. 82) .

Ce qui peut surprendre de plus belle est le fait même que le maire de Clermont-Ferrand ait adopté un tel arrêté. Le rapporteur public s’en émeut d’ailleurs dès l’incipit de ses observations. Selon lui, « cet arrêté illustre, malheureusement, une fois de plus, la tendance que nous constatons depuis plusieurs années de l’intervention de maires ou des conseils municipaux dans des domaines qui ne relèvent pas de leurs compétences, la plupart du temps pour des motifs purement politiques. (…) Nous ne pouvons que déplorer, à titre personnel, cette tendance qui conduit à encombrer inutilement la juridiction administrative. ». De sa place, et d’un strict point de vue contentieux, sa remarque ne peut être que partagée. Véritable tonneau des Danaïdes (J. Waline, « La réforme de la juridiction administrative : un tonneau des Danaïdes ? » in Mélanges Jean-Marie Auby, Dalloz, 1992, p. 34), l’obstruction du rôle des juridictions administratives est régulièrement dénoncée au nom des droits du justiciable. Or, le maire de Clermont-Ferrand ne peut ignorer une telle situation, ni même méconnaître le traitement contentieux des arrêtés anti-cirques avec animaux sauvages et donc pouvait présager l’annulation d’une telle interdiction. Reste que, l’autorité de police, qu’est le maire d’une commune, demeure une autorité politique. Partant, les actes qu’il adopte sont bien des actes administratifs, mais ils sont aussi des actes politiques.

Pour reprendre une expression de Guy Carcassonne appliquée au droit parlementaire (D. Baranger, C‑M. Pimentel, A. Le Divellec, « Entretien avec Guy Carcassonne », Jus Politicum, n° 02, 2009), c’est la « polyfonctionnalité » des mesures de police administrative qui est mise en lumière par ce cas d’espèce. La mesure de police est certes mobilisée pour atteindre un objectif initial, mais elle peut aussi être détournée pour poursuivre une fin différente. Autrement dit, une mesure de police a, d’une part, une fonction normative en ce qu’elle vise à restreindre certaines libertés pour préserver l’ordre public et d’autre part, une fonction tribunitienne en ce que l’autorité qui l’adopte fait usage d’un pouvoir dont elle jouit pour porter un message proprement politique et relayer l’opinion d’une partie de ses administrés. Par l’adoption d’un arrêté qu’il pouvait deviner illégal, le maire de Clermont-Ferrand a réinscrit le bien-être animal à l’agenda politique et alimente les discussions publiques sur le sujet. Ces lignes en sont la preuve. Assurément, ce fait peut être controversé, compte-tenu du risque de dérives liberticides et démagogiques. Seulement, pour décrire le droit administratif tel qu’il est et pour rendre compte des phénomènes qui s’y rattachent, il nous paraît opportun d’insister sur la nature politique de ce droit.

Par conséquent, la solution prise par le tribunal administratif de Clermont-Ferrand était attendue mais n’en est pas moins signifiante. Elle expose les penchants pudiques du droit administratif contemporain. Dans ce sens, elle met aussi en lumière la difficulté du juge administratif à protéger la condition animale.

II. – Un domptage délicat : l’intégration difficile de la cause animale

L’originalité des décisions clermontoises réside dans la tentative de la commune défenderesse de faire du respect de la condition animale une composante de l’ordre public. Un essai que le juge clermontois n’a pas transformé juridiquement (A.) à la faveur des libertés (B.) .

A. – Une condition animale écartée

Faisant valoir un motif autre que celui initialement indiqué, le maire de Clermont-Ferrand a tenté de régulariser son arrêté en opposant aux requérants que « le respect de la condition animale est une composante de l’ordre public, au sens des dispositions des articles L. 2212-1 et L. 2212-2 du CGCT ». Mais le juge a écarté cette analyse.

En substituant son motif initial par l’existence du respect de la condition animale comme composante de l’ordre public (avouant ainsi à demi-mot qu’elle avait conscience qu’aucune circonstance locale ne permettait l’intervention du maire), la commune défenderesse espérait sans doute un raisonnement analogue à celui qui a révélé la dignité de la personne humaine en tant qu’élément de l’ordre public. Effectivement, depuis la célèbre jurisprudence Commune de Morsang-sur-Orge (CE, Ass., 27 oct. 1995, Cne de Morsang-sur-Orge, n° 0136727, Lebon p. 372), le juge administratif reconnaît comme tel la dignité de la personne humaine, de telle sorte qu’au nom de ce principe, une autorité de police peut intervenir sans avoir à justifier de circonstances locales.

Il était donc astucieux de la part de la commune de Clermont-Ferrand et de son conseil de vouloir faire de la condition animale une sœur jumelle de la dignité humaine, pour purger l’illégalité de l’arrêté litigieux. C’est d’ailleurs une idée qui, chemin faisant, s’est installée dans les écrits de la doctrine juridique. L’amplification progressive de la protection de la sensibilité animale depuis la fin du XIXème siècle ayant trouvé son point d’orgue avec la loi du 16 février 2015 (introduisant dans le Code civil le nouvel article 515-14 selon lequel « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité »), la doctrine animaliste et une partie de la doctrine publiciste appellent de leurs vœux la possible protection de la condition animale par des pouvoirs de police générale. Ainsi, pour Florence Nicoud, « l'animal étant considéré comme un être sensible, sa dignité ne mérite-t-elle pas également d'être protégée, au moyen notamment des pouvoirs de police générale du maire ? » (« Maltraitance à animaux et pouvoir de police du maire », AJDA 2011, p. 1446) . De la même manière, certains auteurs considèrent la dignité humaine comme « un outil pertinent » pour qu’une autorité de police administrative restreigne l’accès à une tauromachie (J. Kirszenblat, L’animal en droit public, Thèse de doctorat en Droit, Université d’Aix-Marseille, 2018, p. 136) . D’autres identifient dans les conclusions du commissaire Frydman sur l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge ( RFDA 1995, p. 1204, concl. P. Frydman), « tous les ingrédients utiles à une assimilation de la corrida au lancer de nains » (P. Harang, « La corrida, l'aiguillon et le nain », AJDA 2013, p. 2196) .

B. – Des dérives potentielles évitées

Ces aspirations, soutenues désormais par certaines communes et leurs avocats, révèlent les prolongements du concept de « dignité humaine » et ravivent la crainte qu’ait été ouverte la boîte de Pandore (C. Tukov, « La République a-t-elle gagné en ouvrant la Boîte de Pandore ? », JCP Adm. 2014, n° 03) . En consacrant la dignité de la personne humaine comme composante de l’ordre public, ce dernier s’est vu donné par le Conseil d’État une dimension immatérielle et spirituelle, là où il était classiquement compris comme un « ordre matériel et extérieur » (M. Hauriou, Précis de droit administratif, 12ème éd., Sirey, 1933, p. 549) . Du même coup, le juge a fait de l’élévation d’autres composantes immatérielles une éventualité. Néanmoins, en en reconnaissant de nouvelles, le juge donnerait une base légale à des restrictions de libertés. Aux libertés économiques, comme dans le cas d’espèce, mais aux libertés politiques aussi, telles que la liberté d’opinion ou d’expression. Par exemple, une exposition qui, pour mieux dénoncer l’horreur des abattoirs, diffuserait des scènes d’animaux brûlé vifs ou battus à mort ne pourrait-elle pas être interdite au nom du respect de la condition animale ? Certes, les mesures de police reconnues comme contraire à la dignité de la personne humaine par le juge sont rares et ce dernier a su éviter une instrumentalisation de ce principe (v. par ex., CE, ord., 16 avr. 2015, Sté Grasse Boulangerie, n° 0389372) . Il n’en demeure pas moins que mettre entre ces mains un outil dont il sera le seul à déterminer le contenu ne paraît pas être un idéal à poursuivre. D’autant plus qu’en cherchant un jeu de miroirs avec le principe de dignité, les règles cardinales du droit de la police administrative seraient malmenées. Comme le note Benoît Plessix, « dans le cas de la dignité humaine, l’ordre public immatériel tient … en échec les deux piliers du régime de la police administrative en droit français (l’adaptation et la conciliation), l’interdiction étant en effet l’unique mesure possible pour mettre un terme à des atteintes qui ne dépendent jamais de circonstances particulières » (Droit administratif général, 3ème éd., LexisNexis, 2020, p. 869) . S’agissant de la condition animale, le procédé serait alors identique.

Que notre propos soit bien compris : il ne s’agit pas de s’inscrire dans un « conservatisme borné » (J-P. Marguénaud, « Rapport de synthèse » in F-X Roux-Demare (dir.), L’animal et l’homme, Mare & Martin, 2019, p. 373) mais plutôt de tirer les conséquences ultimes d’une certaine logique. Ainsi, il peut être admis une évolution dans le rapport à l’animal qui irait de l’utilité humaine à l’intérêt animal. Plus largement, la reconnaissance du bien-être animal comme un enjeu de société permet de réinterroger la place de l’humain dans son rapport à la biodiversité et, subséquemment, de penser l’unité du vivant. Seulement, croyons-nous que les composantes de l’ordre public ne soient pas le lieu pour cette considération et inquiétons-nous qu’une domination des libertés soit toujours davantage légitimée par des notions fuyantes, vaporeuses et absolues. La cause animale peut être défendue par le juge mais, en l’état du droit, des troubles matériels, reliés à la sûreté, la sécurité et la salubrité, doivent être caractérisés (A. Moreau, « Encadrement des cirques présentant des animaux vivants : quelle place pour le maire ? Trois questions à... Arielle Moreau », AJCT 2020, p. 119) . Elle peut aussi être soutenue par le législateur, permettant ainsi un débat démocratique sur le sujet. Tel est d’ailleurs le cas puisqu’une proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la maltraitance animale a été adoptée, en première lecture, par l’Assemblée nationale le 29 janvier dernier (D. Goetz, « Lutte contre la maltraitance animale : adoption de la proposition de loi par l'Assemblée nationale », Dalloz actualités, 2 février 2021) . Celle-ci prévoit notamment l’interdiction progressive des delphinariums, des animaux sauvages dans les cirques et des élevages de visons pour la production de fourrure. À ce jour, cette proposition de loi est toujours en discussion et fera l’objet d’une discussion en séance publique au Sénat les 30 septembre et 1er octobre prochain.

Alors que le regard sur les animaux semble changer, la position conservatrice du juge administratif apparaît devant nos yeux et d’aucun ne voit plus qu’elle. Mais la marge de manœuvre du juge est sans doute étroite. Celui-ci doit trouver l’équilibre entre une relation renouvelée avec la Nature et une préservation avérée de la Liberté. Surtout, la protection animale appelle un changement englobant et paradigmatique : sortir de l’anthropocentrisme. Or, le juge ne saurait être le seul maître d’œuvre de ce « changement de civilisation » (R. Debray, Le siècle vert. Un changement de civilisation, Tracts Gallimard, 2020, 56 p) .

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