Dispositif d'hébergement d'urgence : carence de l'Etat quand bien même la compétence est partagée

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Décision de justice

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Mots-clés

Hébergement d’urgence, Compétence partagée, Appel en cours

Rubriques

Institutions et collectivités publiques, Responsabilité

Résumé

Ce jugement précise les conditions dans lesquelles la carence de l’Etat dans le dispositif d’hébergement d’urgence peut être engagée, alors même que cette compétence est partagée avec le département.

Conclusions du rapporteur public

Philippe Chacot

Rapporteur public au tribunal administratif de Clermont-Ferrand

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DOI : 10.35562/alyoda.8334

Le département du Puy-de-Dôme indique qu’il a pris en charge l’hébergement de 118 familles entre le 1er janvier 2012 et le 31 décembre 2016 qui connaissaient de graves difficultés économiques, familiales, de logement, de santé ou qui étaient sans abri.
Le département du Puy-de-Dôme estime que cet hébergement relevait de l’Etat et que c’est en raison de la carence prolongée de l’Etat qu’il a été amené à assumer cette charge.

Le 27 décembre 2016, le département du Puy-de-Dôme a donc adressé à la préfecture du Puy-de-Dôme une demande préalable d’indemnisation d’un montant de 1.728.365,64 euros au titre de la prise en charge de l’hébergement de 118 familles. L’Etat n’a pas répondu à cette demande, faisant ainsi naître une décision implicite de rejet.

Par cette requête, enregistrée le 14 avril 2017, le département du Puy-de-Dôme, demande au tribunal, dans le dernier état de ses écritures, de condamner l’Etat à lui verser la somme de 1.698.866,04 euros en réparation du coût de l’hébergement d’urgence financé par le département, palliant ainsi la carence de l’Etat (pour 102 familles).

Les intérêts au taux légal sont également demandés à compter du 27 décembre 2016.

Le département du Puy-de-Dôme soutient que :

  • la responsabilité de l’Etat est engagée du fait de la carence fautive dans la prise en charge de 102 familles dans le Puy-de-Dôme ;

  • du fait de cette carence, le département a dû se substituer à l’Etat afin d’assurer l’hébergement de ces personnes.

Avant d’en venir à l’examen du fond nous traitons en premier lieu un point de recevabilité.

Dans son mémoire du 26 octobre 2017, le département du Puy-de-Dôme soutient que la faute de l’Etat réside non seulement dans la carence à assumer l’hébergement d’urgence au titre des dispositions du code de l’action sociale et des familles, mais également dans l’inexécution des mesures d’éloignement dont font l’objet certaines des familles hébergées aux frais du département. La faute de l’Etat serait donc constituée par l’inexécution des obligations de quitter le territoire.

Le préfet en défense fait valoir qu’il s’agit là d’un moyen nouveau, que le département ne pouvait soulever après l’expiration du délai de recours, en application de l’article R. 611-7-1 du code de justice administrative.

Nous ne pensons pas que vous pourrez suivre le préfet.

Dès lors que nous sommes dans un litige de plein contentieux de responsabilité, il serait plus judicieux de parler, non pas de moyens, mais plutôt de cause juridique nouvelle, qui ne peut être soulevée après l’expiration du délai de recours.

Toutefois, comme nous allons le voir, la responsabilité de l’Etat est engagée sur le terrain de la faute et le « moyen nouveau » soulevé par le département relatif à l’inexécution des obligations de quitter le territoire constitue en réalité un argument nouveau qui entre dans la cause juridique de la faute. Il s’agirait donc là d’une deuxième faute invoquée à l’appui de l’action indemnitaire, mais pas d’une cause juridique nouvelle.

L’irrecevabilité sera donc écartée.

Nous en venons maintenant à l’examen de la responsabilité de l’Etat en commençant par examiner l’existence ou non d’une faute.

Nous estimons à la vue des jurisprudences du Conseil d’Etat en la matière que nous sommes dans un régime de responsabilité qui relève de la faute simple.

Voir pour s’en convaincre CE, 30 mars 2016, Département de Seine-St-Denis, n° 382437 A

Dans cet arrêt de principe, qui traite des compétences respectives de l’Etat et du département en matière d’hébergement d’urgence, en application des dispositions du code de l’action sociale et des familles, le Conseil d’Etat relève que le département dispose de « la faculté qui lui est ouverte de rechercher la responsabilité de l’Etat en cas de carence avérée et prolongée »,

Voir également CAA de Lyon, 26 décembre 2013, Ministère des affaires sociales et de la santé c/ Département de l’Isère, n° 12LY01493

Carence en matière d’hébergement d’urgence ?

Le département du Puy-de-Dôme soutient en premier lieu que la responsabilité de l’Etat est engagée du fait de la carence fautive dans la prise en charge de 102 familles dans le Puy-de- Dôme.

Les dispositions applicables sont celles de l’article L. 121-7 du code de l’action sociale et des familles qui prévoit que : « Sont à la charge de l’Etat au titre de l’aide sociale : (…) / 8° Les mesures d'aide sociale en matière de logement, d'hébergement et de réinsertion, mentionnées aux articles L. 345-1 à L. 345-3 ; (…) / 10° Les frais d'accueil et d'hébergement des étrangers dans les centres d'accueil pour demandeurs d'asile mentionnés à l'article L. 348-1. ».Aux termes des articles L. 345-1 à L. 345-3 du même code : « Bénéficient, sur leur demande, de l'aide sociale pour être accueillies dans des centres d'hébergement et de réinsertion sociale publics ou privés les personnes et les familles qui connaissent de graves difficultés, notamment économiques, familiales, de logement, de santé ou d'insertion, en vue de les aider à accéder ou à recouvrer leur autonomie personnelle et sociale. Les étrangers s'étant vu reconnaître la qualité de réfugié ou accorder le bénéfice de la protection subsidiaire en application du livre VII du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile peuvent être accueillis dans des centres d'hébergement et de réinsertion sociale dénommés “centres provisoires d'hébergement” » / « Dans chaque département est mis en place, sous l'autorité du représentant de l'Etat, un dispositif de veille sociale chargé d'accueillir les personnes sans abri ou en détresse, de procéder à une première évaluation de leur situation médicale, psychique et sociale et de les orienter vers les structures ou services qu'appelle leur état. Cette orientation est assurée par un service intégré d'accueil et d'orientation, dans les conditions définies par la convention conclue avec le représentant de l'Etat dans le département (…) » / « Toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d'hébergement d'urgence. (…) ».Aux termes de l’article L. 345-8 : « Bénéficient, sur leur demande, de l'aide sociale pour être accueillis dans les centres d'accueil pour demandeurs d'asile les étrangers en possession d'un des documents de séjour mentionnés à l'article L. 742-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile. »

Il résulte donc de ces dispositions que l’hébergement d’urgence relève de la responsabilité première (principale) de l’Etat.

Mais cette compétence est également partagée avec le département qui a la charge, notamment, de l’hébergement d’urgence, en vertu de sa compétence en matière d’aide sociale qu’il tient des dispositions des articles L. 121-1 et suivants du code de l’action sociale et des familles et qui concernent les femmes enceintes, les mères isolées avec de jeunes enfants, ainsi que les mineurs et jeunes majeurs isolés.

Par ailleurs, toujours en vertu des dispositions du code de l’action sociale et des familles (L. 121-3 et L. 121-4 du code), le département peut intervenir en matière d’hébergement d’urgence, dans les conditions qu’il a lui-même définies dans son règlement départemental d’aide sociale.

Voir pour un rappel des compétences complémentaires de l’Etat et du département en matière d’hébergement d’urgence CE ministre des affaires sociales c/ M et Mme R. n° 400074. A

Nous précisons enfin que les obligations de l’Etat en matière d’hébergement d’urgence, résultant de l’article L. 121-7 du code de l’action sociale et des familles sont des obligations de moyens et non de résultats ainsi que cela a été jugé par la Haute juridiction : CE 12 mars 2019, OFII c / M. F. et Mme A. n 428031 et 428294

Or, en l’espèce le département ne démontre pas la carence de l’action de l’Etat en matière d’hébergement d’urgence. En effet il ne suffit pas d’arguer que le département a pris en charge un certain nombre de familles pour qu’on en déduise nécessairement et automatiquement une carence de l’Etat.

Comme nous venons de l’indiquer le département a la possibilité, au titre du principe de libre administration des collectivités locales, de décider d’adopter dans son règlement sanitaire départemental des règles d’hébergement supra légales c’est à dire plus favorables que celles prévues par la loi. Mais selon le principe « qui décide paye », le département doit alors assumer financièrement les conséquences de ses choix politiques.

Mais dans cette affaire le préfet du Puy-de-Dôme démontre amplement dans son premier mémoire en défense les efforts très importants consentis par l’Etat dans le département sur la période considérée de quatre années, pour augmenter considérablement les dispositifs d’hébergement d’urgence.
Nous n’allons pas vous inonder de chiffres et nous vous renvoyons aux écritures du préfet. Mais tout de même quelques chiffres significatifs : les places d’hébergement d’urgence sur la période (2012-2017) ont été multipliées par presque 9 (de 49 places à 273 places).

D’autres capacités d’accueil ont été développées : doublement des places en centre d’accueil pour demandeurs d’asiles (cada) 210 places à 477 places. Doublement également des places pour le dispositif d’hébergement d’urgence des demandeurs d’asile (55 places à 104 places).

Néanmoins en dépit de cet effort considérable, le dispositif reste saturé, notamment en raison des demandes présentées par des déboutés du droit d’asile et les demandeurs d’asile.
Mais, la circonstance que le dispositif est saturé ne permet pas de démontrer automatiquement une carence de l’Etat.

Par ailleurs, le préfet vous indique que L’Etat a adopté une politique de priorisation de l’hébergement d’urgence en fonction de l’appréciation de la situation de « détresse », telle que prévue à l’article L. 345-2-2 du code de l’action sociale et des familles. Le dispositif étant saturé, et ne permettant pas de prendre en charge toutes les demandes, les demandes sont traitées selon un ordre de priorité.

Cette modalité d’action a déjà été validée par la jurisprudence : CE 3 août 2015, Mme B. n 392173

Dans ces conditions vous ne pourrez que constater que le département, à qui incombe la charge de la preuve, ne démontre pas la carence fautive de l’Etat dans ce dispositif ni pour l’ensemble des 102 familles concernées ni pour chaque famille concernée individuellement.
Voir CAA Lyon 26 déc. 2013 ministère des affaires sociales c/ département de l’Isère n° 12LY01493 et TA de Montreuil 7 déc. 2017 département Seine St Denis n° 1608099 C+

Aussi en l’absence de faute dans la mise en œuvre du dispositif d’hébergement d’urgence la responsabilité de l’Etat ne sera pas retenue.

Carence de la police des étrangers ?

Vous auriez également écarté le moyen tiré d’une carence de l’Etat à exécuter les mesures d’éloignement des étrangers faisant l’objet d’un refus d’asile définitif ou d’une obligation de quitter le territoire suite à un refus de titre de séjour.

En effet le département se garde bien de vous indiquer quelle disposition légale ou réglementaire imposerait à l’Etat d’exécuter les mesures d’éloignement concernant les étrangers déboutés d’asile ou de titre de séjour.
Le sujet est bien évidemment politique et polémique, mais il n’est en aucun cas juridique, car aucun texte, à notre connaissance, n’impose une telle obligation aux services de l’Etat.Le moyen sera donc écarté comme non assorti des précisions suffisantes.

Mais c’est surtout en raison de l’absence de démonstration de la réalité du préjudice que vous pourriez rejeter cette requête. Comme nous l’avons dit, le département exerce en matière d’aide sociale des missions qu’il tient directement de la loi, notamment au bénéfice des femmes enceintes et des mères isolées avec de jeunes enfants, ainsi qu’au bénéfice des mineurs et jeunes majeurs isolés.

Si les mesures d'aide sociale relatives à l'hébergement des familles qui connaissent de graves difficultés, notamment économiques ou de logement, ainsi que l’accueil et l’hébergement des demandeurs d’asile sont en principe à la charge de l'Etat, cette compétence n’exclut pas l’intervention supplétive du département, dans les conditions qu’il a lui-même définies par le règlement départemental d’aide sociale. En clair, le département peut adopter des mesures en matière d’hébergement d’urgence plus favorables que les conditions légales, mais si tel est le cas, il doit alors assumer ses choix et ne pas se retourner contre l’Etat.

En l’espèce, et comme le soutient avec raison le préfet, les documents produits par le département c’est à dire des documents comptables, la liste des personnes ou des familles hébergées, ne sont pas suffisants pour démonter que les personnes prises en charge par le département relevaient de l’hébergement d’urgence défini aux articles L. 345-1 et suivants du code de l’action sociale et des familles, pour une partie ou pour la totalité de la période considérée.

Le préfet relève d’ailleurs que sur les 102 familles prises en charge par le département 60 familles sont des « déboutés » d’asile et 28 familles sont en situation irrégulière au regard de la réglementation des étrangers. Il s’agit donc là de familles qui n’entrent pas dans le champ de l’hébergement d’urgence, sauf circonstances particulières, qui ne sont pas démontrées en l’espèce.

Le préfet remarque également que le listing présenté par le département comprend des personnes ou familles (notamment des femmes enceintes, ou des femmes seules accompagnées de très jeunes enfants) qui relevaient de la compétence du département au titre de l’aide sociale à l’enfance. Ces personnes ne relevaient donc pas, en tout état de cause, du dispositif à la charge de l’Etat et le département ne peut donc pas présenter sérieusement la facture, sans avoir pris la peine de vérifier ce qu’il demandait. Enfin, dernière observation pour la bonne bouche, le préfet fait remarquer que le département du Puy-de-Dôme, dans la somme qu’il réclame, englobe une somme de 198.493 euros au titre de la prise en charge des petits déjeuners pour les personnes hébergées à l’hôtel.

Or ce type de dépense n’a pas à être pris en charge dans le cadre du dispositif de l’hébergement d’urgence. Encore une fois, il appartient au département d’assumer les conséquences de ses choix politiques.

Dans ces conditions, le département du Puy-de-Dôme, qui ne démontre pas avoir financé ces hébergements, en lieu et place de l’Etat, n’établit pas la réalité du préjudice allégué et il n’est pas fondé à en réclamer l’indemnisation, ce qui conduira au rejet de sa requête.

Par ces motifs nous concluons au rejet de la requête.

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