Soucieux de lutter contre les mouvements secondaires de demandeurs d’asile au sein de l’Union européenne, les États membres ont adopté une Convention relative à la détermination de l'État responsable de l'examen d'une demande d'asile. Ce système est basé sur la confiance réciproque que s’accordent les États quant aux garanties auxquelles pourront accéder les demandeurs dans tout pays européen. Toutefois, en cas de « défaillances systémiques » de l’État responsable de la demande d’asile, il peut être décidé de ne pas procéder au transfert du demandeur.
Monsieur et madame C., ressortissants kosovars entrés en France fin 2014 avec leur fille née en 2010, ont présenté une demande d’asile auprès de la préfecture du Rhône en janvier 2015. La préfecture leur a refusé l’admission au séjour au motif que, la famille ayant déjà déposé une demande de protection en Hongrie, la responsabilité de l’examen de leur demande relevait de cet État partie au règlement Dublin III (Règl. n° (UE) 604/2013 du Parlement européen et du Conseil 26 juin 2013 : JOUE n° L 180, 29 juin) . Le couple a contesté ces décisions de remise ainsi que son assignation à résidence devant le Tribunal administratif de Lyon qui, par un jugement en date du 21 août 2015, a rejeté la demande tendant à l’annulation des arrêtés préfectoraux de remises aux autorités hongroises et d’assignation à résidence.
La Cour administrative d’appel de Lyon a été saisie par le couple qui demande l’annulation du jugement rendu en première instance le 21 août 2015 ainsi que l’annulation pour excès de pouvoir des décisions de la préfecture du Rhône ordonnant leur remise aux autorités hongroises. Les requérants évoquent le non-respect de différentes garanties procédurales et se fondent sur le fait qu’ils auraient subi des mauvais traitements durant leur séjour en Hongrie, pays dans lequel il existerait des « défaillances systémiques » dans le traitement des demandes d’asile.
Dans un arrêt en date du 31 mai 2016, la Cour administrative d’appel de Lyon estime que la production de documents généraux sur la situation en Hongrie ne permet pas d’établir que les requérants courent un risque personnel que leur demande d’asile ne soit pas traitée dans des conditions conformes à l'ensemble des garanties exigées par le droit d'asile. Pourtant, les juridictions européennes ont pu prendre en compte de tels documents et de nombreuses sources concordantes pointent les problèmes structurels existant en Hongrie dans le traitement des demandes d’asile. Les décisions concernant les remises à la Hongrie dans le cadre du règlement Dublin sont pour l’heure contradictoires. Dès lors, si la solution retenue par la Cour administrative d’appel n’est pas surprenante (1), il n’en demeure pas moins qu’elle s’avère discutable (2).
1. Défaillances systémiques et existence d’un risque personnel : une solution prévisible
Le droit européen de l’asile est basé sur le principe de confiance mutuelle entre les États parties au règlement Dublin et donc sur une présomption de respect du droit d’asile par tous les États. Ce principe de confiance mutuelle est souligné par la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) dans ses arrêts relatifs au règlement Dublin et notamment dans son arrêt N.S. c/ Royaume Uni (CJUE, Grande ch. 21 décembre 2011, C-411/10, N.S. c/ Royaume Uni) : « Il ressort de l’examen des textes constituant le système européen commun d’asile que celui-ci a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des États y participant, qu’ils soient États membres ou États tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la convention de Genève et le protocole de 1967, ainsi que dans la CEDH, et que les États membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard » (pt 78) . La jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme relative aux affaires « Dublin » va dans le même sens (Cour EDH, K. R. S. c/ Royaume-Uni, 2 décembre 2008, n° 32733/08) . Toutefois, cette présomption de respect du droit d’asile a pu être remise en cause.
C’est la Cour de Strasbourg qui, la première, a estimé, dans des affaires concernant la Grèce, que les États parties se devaient d’« écarter la présomption selon laquelle les autorités grecques respecteraient leurs obligations internationales en matière d’asile » (Cour EDH [GC], M.S.S. c/ Belgique et Grèce, 21 janvier 2011, n° 30696/09, § 345) . La CJUE lui a fait écho, dans son arrêt N.S. précité, estimant que « dans des situations telles que celles en cause dans les affaires au principal, afin de permettre à l’Union et à ses États membres de respecter leurs obligations relatives à la protection des droits fondamentaux des demandeurs d’asile, il incombe aux États membres, en ce compris les juridictions nationales, de ne pas transférer un demandeur d’asile vers l’État membre responsable au sens du règlement n° 343/2003 lorsqu’ils ne peuvent ignorer que les défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans cet État membre constituent des motifs sérieux et avérés de croire que le demandeur courra un risque réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la charte » (pt 94) . Ces solutions prétoriennes ont entraîné une modification de la Convention relative à la détermination de l'État responsable de l'examen d'une demande d'asile et le règlement dit « Dublin III », qui s’est substitué le 1er janvier 2014 au règlement « Dublin II » (Règlement (CE) no 343/2003 du Conseil du 18 février 2003) prévoit dans son article 3 que « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable ».
En droit interne, le Conseil d’État a fait une application intéressante de ces notions en ce qui concerne la situation en Hongrie. De jurisprudence constante, le juge administratif présume la conformité du système d’asile de l’État de réadmission aux droits fondamentaux et donc la légalité des décisions préfectorales de transfert prises dans le cadre du règlement Dublin : « la Hongrie [étant] un État membre de l'Union européenne et partie tant à la convention de Genève du 28 juillet 1951 sur le statut des réfugiés [...] qu'à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales [...], la réadmission d'un demandeur d'asile vers [cet État n'est pas], par elle-même, constitutive d'une atteinte grave au droit d'asile » (CE réf., 29 août 2013, n° 371572, cons. 8) .
Cependant, cette présomption de respect des droits fondamentaux n’est pas irréfragable et il appartient aux justiciables qui contestent la décision préfectorale de remise à un autre État partie d’apporter la preuve de l’existence de risques personnels en cas de mise en œuvre du règlement Dublin. Il s’agit en effet pour le requérant de démontrer qu’il court un risque personnel avéré, la production de documents généraux n’étant pas suffisante pour le Conseil d’État pour renverser la présomption de respect des droits fondamentaux : « les documents d'ordre général relatifs aux modalités d'application des règles relatives à l'asile par les autorités hongroises, notamment le rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés en date du 24 avril 2012, que citent les requérants, ne suffisent pas à établir que la réadmission d'un demandeur d'asile vers la Hongrie est, par elle-même, constitutive d'une atteinte grave au droit d'asile » (CE réf., n° 371572, précité, cons. 8) . Dans le contentieux relatif aux remises Dublin à destination de la Hongrie, le Conseil d’État a dès lors pu conclure à l’existence d’un risque personnel dans certaines espèces (CE réf., n° 371572, précité) mais à l’absence de caractère probant des allégations des justiciables dans d’autres (CE réf., 7 février 2014, n° 375111 ; CE réf., 24 novembre 2014, n° 385661) .
La Cour administrative d’appel de Lyon reprend les deux critères établis par le Conseil d’État en exigeant premièrement l’existence « d’un risque sérieux » que la demande d’asile ne soit pas traitée par les autorités hongroises « dans des conditions conformes à l'ensemble des garanties exigées par le respect du droit d'asile » (CE réf., n° 371572, précité, cons. 8) et, deuxièmement, que la preuve de l’existence de ce risque personnel soit apportée. Ainsi, en l’espèce, la Cour administrative d’appel juge que « les articles et documents généraux produits au dossier ne permettent pas d'établir qu'il existe un risque sérieux que les demandes d'asile de M. et Mme C...ne soient pas traitées par les autorités hongroises dans des conditions conformes à l'ensemble des garanties exigées par le droit d'asile alors qu'au demeurant la Hongrie, Etat-membre de l'Union européenne, est partie tant à la convention de Genève du 28 juillet 1951 sur le statut des réfugiés, complétée par le protocole de New-York, qu'à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales » (cons. 17) . Puis la Cour poursuit en rejetant l’existence d’un risque personnel : « [les requérants] n'établissent pas avoir subi des mauvais traitements dont ils font état lors de leur séjour en Hongrie ni, qu'ainsi qu'ils le font valoir, ils seraient exposés à des traitements inhumains ou dégradants en raison des conditions d'accueil en Hongrie » (ibid.).
Le refus de la juridiction administrative de reconnaître l’existence d’un risque sur la base de documents généraux amène à se poser la question de savoir comment la preuve d’un tel risque peut être apportée dans la pratique. En effet, « [j]ustifié en droit, un tel niveau d'exigence demeure pratiquement problématique en considération de la vulnérabilité - tant matérielle que psychique - de nombre de demandeurs d'asile dont on voit mal qu'une proportion conséquente d'entre eux parvienne à surmonter les difficultés liées à la charge de la preuve pour emporter la conviction du juge et renverser la présomption » (C. Brami, AJDA 2013. 2382, 2 décembre 2013).
Dès lors, si la solution retenue par la Cour administrative d’appel de Lyon était prévisible, elle n’en demeure pas moins critiquable en ce qu’elle fait reposer sur le demandeur d’asile une charge de la preuve particulièrement difficile à renverser et risque donc de le priver des garanties liées au droit d’asile. Or, en ce qui concerne le traitement des demandes d’asile en Hongrie, le risque de ne jamais voir sa demande d’asile examinée semble particulièrement important.
2. L’absence de prise en compte d’informations générales concordantes : une solution discutable
Les cours européennes apparaissent moins strictes que le juge administratif quant à la charge de la preuve et la possibilité d’user de documents d’ordre général. Ainsi, le juge de Strasbourg dans sa décision M.S.S. contre Belgique et Grèce précitée considère-t-il que « la situation générale était connue des autorités belges et estime qu’il n’y a pas lieu de faire peser toute la charge de la preuve sur le requérant » (§352). Dans le même sens, la CJUE relève qu’un État ne peut valablement transférer un demandeur d'asile « lorsqu'il ne peut ignorer » les défaillances existant dans l’État responsable (CJUE, N.S. c/ Royaume Uni, précité, pt 94), les États pouvant tirer leur connaissance de la situation de « documents d'ordre général relatifs aux modalités d'application des règles relatives à l'asile » par l'État membre requis (ibid., pts 90 et s.) .
En ce qui concerne la situation en Hongrie, force est de constater qu’il semble assez peu probable que les différents États parties ignorent les difficultés existantes. En effet, la situation des demandeurs d’asile dans ce pays est pointée du doigt tant par les organisations internationales (voir entre autres les nombreux communiqués du HCR sur la question) que par les ONG (Human Rights Watch, Amnesty international, ECRE, etc.) . Toutefois, malgré ces nombreux rapports concordants et le fait que la CJUE et la CEDH soulignent l’importance de la prise en compte de documents généraux et la nécessité de ne pas faire peser toute la charge de la preuve sur les justiciables, pour l’heure, cela n’a pas donné lieu au constat de l’existence d’une situation de défaillances systémiques du mécanisme de demande d’asile hongrois devant leur office.
La CJUE ne s’est pas prononcée directement sur l’existence de défaillances systémiques en Hongrie mais sur un point précis : la possibilité de renvoyer un demandeur d’asile vers un pays tiers sûr (CJUE, 17 mars 2016, C-695/15 PPU, Mirza) . Cette question est d’importance en ce qui concerne la Hongrie, les requérants arguant généralement du fait (comme dans l’arrêt qui nous concerne) qu’ils risquent d’être renvoyés vers la Serbie sans que leur demande d’asile ne soit examinée en cas de mise en œuvre du règlement Dublin vers la Hongrie. Saisie d’une question préjudicielle par le tribunal hongrois de Debrecen, la CJUE a conclu que « le fait qu’un État membre ait admis être responsable de l’examen d’une demande de protection internationale en application du règlement Dublin III ne fait pas obstacle à ce que cet État membre envoie, par la suite, le demandeur vers un pays tiers sûr » (§46). Rien ne s’oppose donc à ce que les autorités hongroises, qui considèrent la Serbie comme un pays d’origine sûr depuis le 1er août 2015, y renvoient les demandeurs d’asile y ayant transité (ce qui est le cas de la plupart d’entre eux) alors même que les chances de voir leur demande d’asile examinée dans ce pays sont quasi nulles (voir la position du HCR) .
La Cour de Strasbourg a, pour sa part, estimé dans un arrêt Mohammadi c/Autriche du 3 juillet 2014 (n° 2283/12) que le transfert du requérant soudanais vers la Hongrie n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme car les rapports relatifs à la situation des demandeurs d’asile en Hongrie, et en particulier aux personnes qui y sont transférées dans le cadre du règlement Dublin, ne font pas apparaître de défaillances systématiques dans le système hongrois d’examen des demandes d’asile et de rétention des demandeurs d’asile (§105) . Toutefois, la législation hongroise relative aux demandes de protection internationale a connu d’importantes évolutions depuis cet arrêt (voir rapport AIDA), il n’est donc pas impossible que le juge européen, saisi de nouveaux cas de remises à la Hongrie dans le cadre du règlement Dublin, fasse évoluer sa position. En effet, le 28 septembre 2015, le Président de la première section de la Cour de Strasbourg a invité le Commissaire aux droits de l’homme à présenter des observations écrites concernant les affaires S.O. c/Autriche (n°44825/15) et A.A. c/ Autriche (n°44944/15) . Le Commissaire pointe de graves dysfonctionnements et souligne l’introduction en Hongrie de mesures restreignant gravement l’accès à une protection internationale. Toutefois, la Cour de Strasbourg ne sera pas amenée à prendre position pour le moment sur le système d’asile hongrois, les deux affaires en question ayant été radiées du rôle : dans un cas, le requérant ne s’est plus manifesté auprès de la Cour et, dans l’autre, la demande d’asile a été examinée par les autorités autrichiennes.
Toutefois, les observations écrites du Commissaire aux droits de l’homme, à l’instar des rapports de différentes ONG, ont été prises en compte par plusieurs juridictions en Europe qui s’y réfèrent pour annuler des décisions de transfert vers la Hongrie (parmi de nombreux autres arrêts : Cour administrative de Düsseldorf, 3 septembre 2015 ; Cour constitutionnelle autrichienne, 24 novembre 2015, n°E1363/20 ; Conseil du contentieux des étrangers, 28 avril 2016, n°166 721), concluant dans certains États à l’existence de défaillances systémiques en Hongrie (par exemple en Finlande) .
Ainsi, à l’heure actuelle, la situation des demandeurs d’asile faisant l’objet d’une décision de transfert Dublin à destination de la Hongrie, appelle des réponses contrastées de la part des différentes juridictions. La Cour administrative d’appel de Lyon a choisi d’inscrire sa solution dans la droite ligne de la jurisprudence constante du Conseil d’État en refusant de prendre en compte uniquement des documents généraux sur le système d’asile hongrois et en faisant peser la charge de la preuve sur le couple de requérants. Si la Cour de Lyon se réfère à l’arrêt de la CJUE du 17 mars 2016 pour étayer son raisonnement tendant à un rejet, elle aurait pu, au vu de la situation familiale des requérants, parents d’une enfant de 6 ans, prendre en compte l’arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme Tarakhel contre Suisse (4 novembre 2014, n° 29217/12) dans lequel la Cour fait obstacle à la réadmission d’une famille de demandeurs d’asile de la Suisse vers l’Italie car « les autorités suisses n’ont pas au préalable obtenu des autorités italiennes une garantie individuelle concernant, d’une part, une prise en charge adaptée à l´âge des enfants et, d´autre part, la préservation de l’unité familiale » (§ 122).