Cette ordonnance mérite d’être remarquée dans la mesure où le Président de la Cour administrative d’appel de Lyon fait explicitement référence à l’adage nemo auditur, sans toutefois l’opposer directement aux requérants.
Le droit public serait « plus hermétique aux adages » que le droit privé (P. Deumier, X. Magnon, « Les adages en droit public. Propos introductifs », RFDA 2014, p. 3). Mais le juge administratif n’y est pas totalement insensible, comme en témoigne cette ordonnance du Président de la Cour administrative d’appel de Lyon.
Alors qu’ils s’étaient présentés comme des époux, tous deux de nationalité serbe, dans le cadre de l’instruction de leurs demandes de titres de séjour en qualité de réfugiés, puis devant le tribunal administratif de Lyon, les requérants ont soutenu pour la première fois en appel qu’ils n’étaient pas mariés et que l’un d’eux n’était pas de nationalité serbe. La carte d’identité de Mme Y. produite devant les autorités administratives, aurait été un faux. Les requérants alléguaient, en conséquence, l’erreur de fait commise par le préfet.
Plutôt que de rejeter la requête sur le fondement de l’adage Nemo auditur propriam turpitudinem allegans, le Président de la Cour administrative d’appel de Lyon se borne à constater que les intéressés ne rapportaient pas la preuve du bien-fondé de leurs allégations. Comme Grotius, qui pour renforcer sa thèse de la rationalité du droit naturel, avait, sans aller jusqu’à nier l’existence de Dieu, seulement imaginé que Dieu n’existe pas (etiamsi daremus non esse Deum – en admettant même que Dieu n’existe pas, DGP, Prol., § XIIl), le Président de la Cour fait prudemment référence à l’adage nemo auditur, sans aller jusqu’à l’opposer directement aux requérants : « en admettant même qu’ils puissent se prévaloir de leur propre turpitude pour contester la légalité des décisions préfectorales dont il s’agit, leur requête n'est manifestement pas susceptible d’entraîner l’infirmation du jugement attaqué ; que, dès lors, elle doit être rejetée ».
Cette ordonnance mérite d’être remarquée tant sont rares les décisions qui font explicitement référence à l’adage nemo auditur. Pourtant, ce dernier irrigue bien des champs du droit public (v. en ce sens, Hélène Hoepffner, Julie Klein, « Les adages communs au droit public et au droit privé », RFDA 2014, p. 201, § 16 et s.). Comme le souligne le professeur David Bailleul (« La règle « nul ne peut invoquer sa propre turpitude » en droit administratif, RDP 2011, p. 1235), c’est dans le contentieux subjectif que l’adage nemo auditur est le plus souvent invoqué par les parties et que le juge est par conséquent amené à en connaître.
Ainsi, en matière contractuelle, le non-respect par le concessionnaire de ses obligations contractuelles, à l’origine de la résiliation du contrat pour faute, fait obstacle à ce qu’il puisse prétendre à une indemnité couvrant son manque à gagner sur le terrain quasi-délictuel. La Cour administrative d’appel de Marseille, affirme expressément que la société « ne peut, dès lors et du fait de sa propre turpitude, demander réparation du préjudice subi résultant du manque à gagner qu'elle escomptait » de l’exécution du contrat (C.A.A. Marseille, 6ème chambre, 4 juillet 2006, Commune de Juvignac, N° 03MA02393 ; arrêt cité par D. Bailleul, préc.)
La consécration de l’exigence de loyauté des relations contractuelles, par l’arrêt Commune de Béziers du 28 décembre 2009, qui permet au juge du contrat d’écarter les moyens d’irrégularité qu’une partie invoque alors même qu'elle est l’auteur de cette irrégularité ou qu’elle en avait connaissance lors de la conclusion du contrat, peut également être interprétée comme une application de l’adage nemo auditur. Le commissaire du gouvernement Emmanuel Glaser se réfère d’ailleurs expressément à l’adage, en rappelant que le Conseil d’État en faisait déjà application dans des arrêts anciens (C.E., 29 décembre 1920, X. c/ Ministre de la Guerre, Leb. p. 1159 ; C.E., 1er avr. 1932, Sieur Bagnolet, Leb. p. 432 ; C.E. 10 juill. 1946, Sieur P.r, Leb. p. 199 ; C.E., 21 mars 1962, Société nationale des chantiers de reconstruction, Leb. p. 200), avant d’y renoncer à partir des années 1960 (C.E., Sect., 13 juill. 1961, Société d'entreprises générales et de travaux publics pour la France et les colonies, Leb. p. 473 ; C.E., Sect., 28 janvier 1977, Ministre de l'Économie et des Finances c/ société Heurtey, Leb. p. 50 ; C.E., 7/2 ssr, 16 novembre 2005, M. A. et commune de Nogent-sur-Marne, N° 262360, Leb. p. 507).
Dans le droit de la responsabilité extra-contractuelle, l’application de l’adage nemo auditur est susceptible de faire obstacle à la possibilité même d’engager la responsabilité de l'administration en opposant à la victime son propre comportement fautif. La doctrine fait fréquemment le lien entre l’exception d’illégitimité et nemo auditur (pour une distinction, v. D. Bailleul, préc.).
Le contentieux objectif est plus réfractaire à l’application de l’adage nemo auditur, estime D. Bailleul, (préc.), qui souligne toutefois que la subjectivisation du recours pour excès de pouvoir favorise la prise en compte d’éléments tenant aux parties et à leurs agissements respectifs. « Le droit au procès équitable, écrit-il, tend à rééquilibrer la relation contentieuse entre les individus et l’État en ravalant ce dernier au rang de simple partie, ce qui (…) par répercussion, effet sans doute plus inattendu, expose davantage les individus eux-mêmes à se voir opposer leur propre comportement là où l'intérêt de la légalité pouvait inciter le juge à ne pas y accorder trop d'importance. »
En l’état actuel des choses, l’adage nemo auditur reste plus rarement opposé aux administrés, dans le cadre du contrôle de légalité. Le juge se montre, par exemple, assez souple lorsqu’il s’agit d’apprécier la légitimité de l’intérêt dont se prévaut un requérant pour agir. Ainsi a-t-il été jugé qu’un professeur, ayant délibérément attribué des notes sans rapport avec les mérites des candidats, était sans intérêt lui donnant qualité pour contester la décision d'organiser des épreuves de remplacement « destinées à pallier les conséquences de ses propres agissements » (C.E., 4/1 ssr, 22 sept. 1993, Université de Nancy 2, N° 79575, T. Leb. p. 939). À l’inverse, un étudiant qui, au cours de son année de redoublement, n’a cessé de manquer les enseignements et les contrôles de connaissances, « ne s'est pas placé dans une situation rendant ses conclusions de recours pour excès de pouvoir illégitimes et lui interdisant de contester le refus de réinscription qui lui a été opposé » (C.A.A. Douai, 17 oct. 2002, no 99DA20259, arrêts cités par D. Bailleul).
L’adage est susceptible d’être opposé à l’administration elle-même, faisant par exemple obstacle à ce que les « les autorités de l'État (puissent) se prévaloir des dispositions d'une directive qui n'ont pas fait l'objet d'une transposition en droit interne » (C.E., Sect., 23 juin 1995, SA Lilly France, N° 149226, Leb. p. 257, concl. C. Maugüé).
S’agissant du contentieux des étrangers, d’autres juridictions administratives ont été confrontées, avant la Cour lyonnaise, à l’application de l’adage nemo auditur. Ainsi la Cour administrative d’appel de Paris a-t-elle opposé l’adage à un étranger qui soutenait que le rapport médical établi à sa demande et adressé par ses soins à l’autorité préfectorale était irrégulier, « ne peut invoquer sa propre turpitude en reprochant à l'autorité préfectorale de s'être fondée sur un rapport médical irrégulier » (C.A.A. Paris, 2ème chambre, 13 avril 2012, Mme F. A., N° 11PA02124 ; C.A.A. Paris, 8ème chambre, 11 avril 2011, N° 10PA02335). De la même façon, un étranger qui a adressé une demande de titre de séjour par voie postale et ne s’est pas présenté à cet effet à la préfecture de son domicile, comme l’exige l’article R. 311-1 CESEDA, « ne peut à cet égard invoquer utilement sa propre turpitude », en soutenant que le refus de son titre de séjour est fondé sur une demande irrecevable (C.A.A. Versailles, 4e chambre, 20 septembre 2011, M. M. Nicolae A., N° 10VE02847).
Ainsi cette ordonnance témoigne-t-elle sans doute, comme l’arrêt Béziers I dans le contentieux contractuel, d’une sensibilité accrue du juge à certaines considérations de moralité.