Lorsque le juge administratif décide d’annuler un arrêté préfectoral pris sur le fondement d’une disposition législative ayant fait l’objet quelques mois auparavant d’une abrogation par le Conseil constitutionnel saisi d’une QPC, est-il autorisé à faire application de la jurisprudence Association AC ! afin de moduler dans le temps les effets de son annulation ? La réponse était d’autant moins évidente que le Conseil constitutionnel avait lui-même fait usage de ses pouvoirs de modulation, en décidant notamment que l’abrogation s’appliquerait à toutes les « instances en cours » (parmi lesquelles l’affaire dont la Cour était saisie). Pourtant, la Cour administrative d’appel répond de façon positive : le respect de l’autorité de chose jugée des décisions du Conseil constitutionnel n’empêche nullement que le juge du litige puisse, en cas de conséquences manifestement excessives liées au caractère rétroactif de l’annulation qu’il prononce, moduler dans le temps les effets de cette dernière.
La Commune de Saint-Marcellin – qui fait partie de la Communauté de communes du pays de Saint-Marcellin – a obtenu l’annulation par le Tribunal administratif de Grenoble de l’arrêté préfectoral fixant la composition du conseil de la Communauté (TA Grenoble, 10 juillet 2014, Commune de Saint-Marcellin, n° 1400749) : la Commune n’y détenait en effet que 20% des sièges, alors qu’elle représente 35% de la population. L’arrêté préfectoral se fondant sur l’article L. 5211-6-1-I du CGCT, la Commune avait en cours d’instance posé une question prioritaire de constitutionnalité : or, la même question avait été posée quelques mois auparavant dans un autre litige et le Conseil constitutionnel, dans une décision n° 2014-405 QPC du 20 juin 2014, Commune de Salbris, avait déclaré contraire à la Constitution une partie de l’article et décidé que cette déclaration d’inconstitutionnalité était applicable aux instances en cours à la date du 20 juin 2014 (article 2 de la décision) . Le Tribunal administratif de Grenoble en a dès lors déduit que l’arrêté attaqué devait être annulé, « sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens » (cons. 6) .
Appel est alors interjeté par la Communauté de communes, qui demande également le sursis à exécution du jugement de première instance.
Une première difficulté tient à la recevabilité du recours car l’appel émane d’une personne qui n’avait pas la qualité de partie en première instance : si la Communauté de communes y a été appelée en qualité d’observateur, elle n’a pas produit de mémoire (que le Président Jean-Paul Martin et le Rapporteur public Marc Clément soient ici chaleureusement remerciés : le premier, pour ses informations ; et le second, pour la transmission de ses conclusions). La Cour a soulevé d’office ce moyen pour finalement ne pas le retenir. Si rien n’est mentionné dans l’arrêt lui-même, il semble que la solution applicable à un intervenant en défense (CE Sect. 9 janvier 1959, De Harennes, Leb. p. 24 ; René Chapus, Droit du contentieux administratif, Montchrestien, 13ème éd. 2008, p. 781) s’applique également à une personne appelée en la cause (concl. Yann Aguila sur CE 10 janvier 2005, Association Quercy-Périgord, n° 265838, AJDA 2005, p. 334) : l’appel est recevable dès lors que l’appelant aurait pu faire tierce opposition au jugement de première instance faisant droit au recours. En l’occurrence, nul doute que l’annulation de l’arrêté préfectoral préjudiciait aux droits de la Communauté de communes, dès lors qu’elle impliquait celle de toutes les délibérations adoptées par le conseil communautaire à compter de son entrée en fonctions.
La question de la recevabilité du recours réglée, reste l’essentiel, c’est-à-dire la réponse au fond aux deux requêtes. Or, dans sa première requête en annulation du jugement du Tribunal administratif de Grenoble, la Communauté de communes demande également, à titre subsidiaire, une modulation des effets de l’annulation de l’arrêté préfectoral.
Cette demande subsidiaire est à l’origine de l’intérêt principal de l’arrêt : car si la confirmation de l’annulation de l’arrêté préfectoral était attendue, compte tenu de la décision QPC précitée du Conseil constitutionnel (§ I), la réponse à la demande de modulation dans le temps des effets de l’annulation n’allait nullement de soi et apparaît tout à fait novatrice (§ II).
I. Une réponse attendue quant à l’annulation de l’arrêté préfectoral
La question de la légalité de la disposition contestée de l’article L. 5211-6-1 du CGCT avait déjà été tranchée, on l’a dit, par le Conseil constitutionnel, saisi quelques mois auparavant d’une demande de QPC (décision n° 2014-405 QPC du 20 juin 2014, préc.). Or dans cette décision, le Conseil a non seulement déclaré la disposition contraire à la Constitution, mais également précisé les conditions d’application dans le temps de son abrogation (A). Dès lors, la confirmation par la Cour administrative d’appel de l’annulation de l’arrêté préfectoral ne faisait guère de doute (B).
A -La décision n° 2014-405 QPC du Conseil constitutionnel
Celui-ci avait donc été saisi par le Conseil d’Etat (décision n° 0375278 du 11 avril 2014) d’une QPC posée par la Commune de Salbris concernant l’article L. 5211-6-1-I, 2ème alinéa du CGCT, autorisant les communes membres d’un EPCI à s’accorder sur une répartition des sièges au sein du conseil communautaire dérogeant au principe de proportionnalité par rapport à la population de chaque commune membre. On ne s’attardera pas ici sur le fond de la décision, qui voit le Conseil constitutionnel estimer logiquement qu’il y a méconnaissance du principe d’égalité devant le suffrage, et déclarer l’inconstitutionnalité de la disposition (cons. 6 ; pour des commentaires, cf. par ex. Françoise Sempé, La décision Commune de Salbris : des effets à neutraliser, AJDA 2014, p. 2360).
En revanche, mérite attention la question des effets conférés à cette déclaration d’inconstitutionnalité. Le principe, posé par l’article 62 de la Constitution, est que la disposition déclarée inconstitutionnelle « est abrogée à compter de la publication de la décision (…) ou d’une date ultérieure fixée par cette décision » (2ème al.). C’est donc celui d’une disparition pour l’avenir, même si l’article ajoute que le Conseil « détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». En fait, depuis ses décisions QPC n° 2010-108 et 2010-110 du 25 mars 2011, le Conseil constitutionnel reprend un considérant de principe selon lequel la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la QPC ainsi qu’aux instances en cours à la date de la décision : comme l’écrit Jacques Petit, il admet donc ici la portée rétroactive de son abrogation (Droit administratif général, LGDJ, 9ème éd. 2014, n° 70). Il s’agit en fait de conférer portée utile aux instances en cours (y compris celle ayant donné lieu à la QPC). Plus généralement, l’article 62 réserve au Conseil constitutionnel « le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et [de] reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration » (cons. 5, décision n° 2010-108 QPC).
Dans la présente affaire, le Conseil constitutionnel use pleinement de ces possibilités : car s’il retient le principe d’une entrée en vigueur de l’abrogation « à compter du jour de [sa] décision » (cons. 8, décision n° 02014-405 QPC) et refuse, du fait de conséquences « manifestement excessives » le principe d’une application rétroactive, il réserve deux cas – dont celui des instances en cours à la date du 20 juin 2014 – pour lesquels l’abrogation « est applicable » (cons. 9) .
Par ailleurs on rappelle que l’article 62 (dernier al.) de la Constitution confère autorité de chose jugée aux décisions du Conseil constitutionnel, puisque celles-ci « s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ».
Par conséquent, le litige concernant la composition du conseil de la communauté de communes de Saint Marcellin étant encore « en cours » au 20 juin 2014, le Tribunal administratif devait faire application de l’abrogation du Conseil constitutionnel et en déduire l’annulation de l’arrêté préfectoral. On observe en outre qu’il l’a fait quelques jours seulement après l’adoption de cette jurisprudence (l’audience du Tribunal administratif ayant eu lieu de 27 juin 2014) : il est d’ailleurs probable qu’il a lui-même différé la date de son jugement afin d’attendre la décision du Conseil, signe que le dialogue des juges fonctionne bien.
B- La confirmation logique de l’annulation de l’arrêté préfectoral
La Communauté de communes s’appuyait sur l’utilisation par le Conseil constitutionnel dans sa décision du terme « abrogation » pour en déduire que celle-ci ne saurait concerner que les instances de plein contentieux en cours, dans lesquelles le juge analyse la légalité de la situation litigieuse au jour où il statue. A l’inverse, l’abrogation ne saurait s’appliquer au contentieux de l’excès de pouvoir dans lequel le juge doit se placer, pour apprécier la légalité de l’acte contesté, à la date de l’adoption de ce dernier : or, le jour de l’adoption de l’arrêté préfectoral (le 11 octobre 2013), l’article L. 5211-6-1 du CGCT était bel et bien applicable, et a été respecté.
Il est vrai qu’en droit administratif général, les règles de disparition des actes administratifs unilatéraux reposent sur la distinction rigoureuse entre l’abrogation (pour l’avenir) et le retrait (rétroactif). Par ailleurs, l’article 62 (2ème al.) de la Constitution semble reprendre cette définition, dès lors qu’il parle d’abrogation uniquement lorsque la déclaration d’inconstitutionnalité vaut pour l’avenir. Toutefois le terme est très souvent utilisé (cf. par ex. Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, PUF) de manière plus générale pour désigner l’annulation. D’ailleurs, dans sa décision n° 02014-405 QPC, le Conseil constitutionnel prévoit qu’ « afin de préserver l’effet utile de la déclaration d’inconstitutionnalité à la solution des instances en cours (…) il y a lieu de prévoir que l’abrogation (…) est applicable dans ces instances » (cons. 9 : souligné par nous) : on voit bien que l’abrogation vise justement ici des cas d’application rétroactive. En outre, le Conseil constitutionnel, lorsqu’il vise « les instances en cours » ne distingue aucunement le plein contentieux et l’excès de pouvoir.
C’est pourquoi la Cour administrative d’appel en déduit à bon droit que l’abrogation à laquelle a procédé le Conseil constitutionnel « entraîne nécessairement la nullité de l’arrêté du 11 octobre 2013 du préfet de l’Isère » (cons. 5) . Le juge use ici du terme très fort de « nullité », impliquant le caractère rétroactif de l’annulation prononcée. Il confirme, ce faisant, le jugement du Tribunal administratif.
Dès lors, si l’arrêté préfectoral disparaît rétroactivement, il faut rétablir l’état du droit comme si l’arrêté n’avait jamais été pris : c’est donc la légalité de l’ensemble des délibérations du conseil de communauté élu sur son fondement qui est remise en cause. On imagine l’ampleur des conséquences et leur caractère potentiellement « manifestement excessif ». C’est pourquoi la communauté de communes requérante use de la possibilité, ouverte par la fameuse jurisprudence Association AC ! (CE, assemblée, 11 mai 2004, Leb. p. 197 ; GAJA), de demander au juge de moduler les conséquences de l’annulation en considérant comme définitifs les effets de l’arrêté contesté, voire en les différant dans le temps.
II. Une réponse inédite et hardie quant à la possibilité pour le juge administratif de moduler dans le temps les effets de l’annulation
La Cour accepte donc de prendre en considération la demande de la Communauté de communes tendant à ce que soient différés les effets de l’annulation : elle accepte ce faisant l’applicabilité de la jurisprudence Association AC ! même si la réponse apportée est finalement négative (A). Or une telle solution, si elle doit être approuvée, n’était nullement évidente du fait que le Conseil constitutionnel avait déjà lui-même opéré une telle modulation (B).
A- Une solution audacieuse
La jurisprudence Association AC ! était déjà en elle-même hardie, puisque si elle rappelle le principe de l’effet rétroactif de l’annulation d’un acte administratif, elle autorise le juge administratif à y déroger à titre exceptionnel lorsque cela entraînerait des « conséquences manifestement excessives » : il appartient alors au juge de procéder à une sorte de « balance des intérêts » au regard des divers intérêts publics ou privés en présence, d’une part, du principe de l’égalité et du droit à un recours effectif, d’autre part. Ces conditions, posées dès l’arrêt du 11 mai 2004, sont reprises par la Cour (cons. 6) .
Mais l’audace de la solution est ici renforcée du fait que le Conseil constitutionnel avait déjà lui-même procédé à la modulation des effets de sa décision, ce que ne manque pas de rappeler la Cour (cons. 7) . Plus précisément, il se refuse à une remise en cause immédiate de la répartition des sièges dans les communautés concernées du fait de ses « conséquences manifestement excessives ». Il réserve toutefois le cas – afin de préserver l’effet utile de sa décision – des instances en cours ; ainsi que – afin de garantir le respect du principe d’égalité devant le suffrage pour les élections à venir – celui où le conseil municipal d’au moins une des communes membres viendrait à être partiellement ou intégralement renouvelé (cons. 9) .
Dès lors, la prise en compte des effets de l’annulation n’a-t-elle pas déjà eu lieu ? Au surplus, émanant d’une décision du Conseil constitutionnel, ne doit-elle pas s’imposer au juge administratif sans aucune discussion possible ? Le Conseil d’Etat a ainsi précisé, dans un arrêt d’assemblée du 13 mai 2011, Mme M’R. (req. n° 316734, Leb. p. 211 avec les conclusions Edouard Geffray), que lorsque le Conseil constitutionnel a fait usage de ce pouvoir de modulation, « il appartient au juge, saisi d’un litige relatif aux effets produits par la disposition déclarée inconstitutionnelle, de les remettre en cause en écartant, pour la solution de ce litige, le cas échéant d’office, cette disposition, dans les conditions et limites fixées par le Conseil constitutionnel ou le législateur » (cons. 4) .
Il semble ici étroitement enserrer l’office du juge du litige.
Pourtant, la Cour innove en formulant un considérant solennel selon lequel « le pouvoir de modulation du Conseil constitutionnel ne saurait par principe exclure celui du juge dont il a entendu réserver l’office dans l’instance en cours » (cons. 8) . L’habileté réside dans le fait que le juge considère que cette préservation de l’office du juge dans les instances en cours se fonde sur la décision même du Conseil constitutionnel.
Une telle affirmation, pour être inédite, n’en paraît pas moins légitime.
B- Une solution justifiée
En effet, chaque juge statue dans une affaire et un contexte donnés. Le Conseil constitutionnel statue de façon générale sur la constitutionnalité d’une disposition législative. Toutefois, dire qu’il statue également de façon abstraite nous semble inadapté car justement, la modulation des effets de l’annulation montre qu’il prend en compte les conséquences de sa décision. Seulement il ne peut opérer de distinction entre les litiges que selon des critères objectifs qui vont d’ailleurs varier avec les données de chaque affaire : la date de naissance de l’instance, le contexte électoral des collectivités concernées par exemple. Il ne peut envisager l’ensemble des configurations concrètes qui pourront se présenter.
Tandis que le juge administratif, lui, est saisi de « situations particulières pour lesquelles l’annulation pure et simple » pourrait présenter « un caractère excessif » (cf. les conclusions de M. Marc Clément). Dans une telle hypothèse, il ne paraît pas illégitime de considérer que le juge du litige conserve un pouvoir propre de modulation, selon les données propres à l’affaire. En effet, l’autorité de chose jugée par le Conseil constitutionnel paraît préservée puisque le juge administratif commence bien par annuler les actes administratifs pris sur le fondement de la disposition abrogée par le Conseil. C’est ensuite qu’il s’interroge sur la nécessité de déroger au caractère rétroactif de cette annulation. Encore cette dérogation doit-elle rester exceptionnelle, respecter les critères posés par la jurisprudence Association AC ! et surtout les « conditions et limites » formulées par le Conseil constitutionnel. Tous ces éléments sont assurément fort délicats à manier.
Et la Cour montre ici une prudence certaine car elle s’interdit finalement d’aller plus avant dans l’examen des conclusions aux fins d’annulation de la Communauté de communes faute de « précisions, notamment sur la nature ou la portée particulière de certaines délibérations » : ce serait, selon elle, « méconnaître l’autorité de la chose jugée par le Conseil constitutionnel » (cons. 8) . L’audace fait place à une certaine retenue du juge.
On ne peut, pour conclure, manquer de faire le parallèle entre la source de ces évolutions de l’office du juge, selon qu’il s’agit du Conseil constitutionnel et du juge administratif. Pour le premier, c’est une disposition constitutionnelle adoptée en même temps que la mise en place de la QPC qui vient donner nombre de précisions sur le pouvoir de modulation qui en découle (article 62, 2ème al. Constitution). Pour le second, un revirement – voire une simple évolution – de jurisprudence, émanant de l’intéressé lui-même (le juge administratif) suffit …
Certes, encore faut-il qu’une telle jurisprudence soit consacrée par le Conseil d’Etat : on ne devrait d’ailleurs pas tarder à être fixé, du fait que l’arrêt ici commenté vient d’être frappé d’un recours en cassation.
Tout de même, il est frappant de constater le silence persistant du législateur français à l’endroit de pans aussi importants de notre procédure administrative contentieuse.