En 2009, la commune de Saint-Rambert d’Albon a décidé de procéder à la construction de deux tennis couverts. Le 13 novembre 2009, le maire de cette commune a passé un contrat avec la société SMC2 portant sur le lot n° 02 « structure tennis » de l’opération, pour un montant représentant environ 300 000 €. La société ACS Production, spécialisée dans l’architecture textile, notamment de structures sportives couvertes, indique avoir souhaité se porter candidate à ce marché mais y avoir renoncé en raison des irrégularités de la procédure qu’elle a rapidement décelées.
Au début de l’année 2010, elle a saisi le Tribunal administratif de Grenoble d’une demande tendant, d’une part, à l’annulation de la délibération du conseil municipal de Saint-Rambert-d’Albon autorisant le maire à signer avec la SARL SMC2 le contrat litigieux et du contrat lui-même, et d’autre part, à la condamnation de la commune à lui verser la somme de 111 587, 34 € en réparation du préjudice résultant pour elle d’une perte de chance de remporter ce marché.
Elle relève appel du jugement par lequel le TA a rejeté intégralement ses demandes. Devant vous, elle demande l’annulation du contrat litigieux et la condamnation de la commune à lui verser la somme précitée.
La requête n’étant pas la reproduction littérale des écritures de première instance, elle n’est pas irrecevable. V. CE 27 juin 2005, M., n° 259446, A.
La requérante critique tout d’abord le jugement, en tant qu’il lui a opposé un défaut d’intérêt à agir contre le contrat dont elle demandait l’annulation, et il nous semble qu’elle est fondée à le faire.
En effet, le seul fait de n’avoir pas présenté sa candidature à l’attribution d’un marché n’exclut pas la qualité de concurrent évincé, laquelle ouvre la voie du recours créé par la décision « Sté Tropic Travaux signalisation » (CE Ass., 16 juillet 2007, n° 291545, A) .
Une décision CE 16 novembre 2009, Min. Immigration, n° 328826, B l’a déjà jugé a contrario, et le Conseil d’État l’a récemment confirmé dans son avis « Société Gouelle » (CE 11 avril 2012, n° 355446, A, aux conclusions de N. Boulouis) .
Le recours est ouvert à tout concurrent qui aurait eu intérêt à conclure le contrat, alors même qu’il n’aurait pas présenté sa candidature, qu’il n’aurait pas été admis à présenter une offre ou qu’il aurait présenté une offre inappropriée, irrégulière ou inacceptable.
En l’espèce, la requérante nous paraît suffisamment justifier que son champ habituel d’activité lui aurait permis de présenter sa candidature à l’attribution du contrat litigieux. Elle avait d’ailleurs exprimé son intérêt pour la procédure de passation litigieuse en écrivant à la commune.
Nous vous proposons d’admettre son intérêt pour agir et, dès lors, d’annuler le jugement en tant qu’il a rejeté, comme irrecevables, ses conclusions tendant à l’annulation du contrat.
Statuant dans le cadre de l’évocation, vous devrez écarter l’autre fin de non-recevoir opposée à la demande de la société ACS Production, tirée de sa tardiveté.
Vous savez que le recours créé par la décision « Tropic » précitée doit, aux termes mêmes de cette décision, être exercé dans le délai de 2 mois à compter de l’accomplissement des mesures de publicité appropriées, notamment au moyen d’un avis mentionnant à la fois la conclusion du contrat et les modalités de sa consultation, dans le respect des secrets protégés par la loi. À défaut de telles mesures de publicité, même dans l’hypothèse où la publicité de la conclusion d’un contrat n’est pas exigée par le code des marchés publics, le délai de 2 mois ne court pas.
V. également CAAL 5 mai 2011, Sté SMTP, n° 10LY00134, C.
En l’espèce, la commune ne justifie pas avoir effectué des mesures de publicité de nature à faire courir le délai de recours contre le contrat.
L’autre fin de non-recevoir opposée à la demande doit donc être écartée.
Sur le fond, la requérante soulève divers moyens dont l’un au moins nous parait fondé.
La requérante soutient en premier lieu que la procédure est entachée d’une rupture d’égalité entre les candidats au motif que la commune s’est adjoint les conseils d’un maître d’œuvre qui était dans une situation de conflit d’intérêt et nous croyons ce moyen fondé.
Il résulte de l’instruction que M. Robin, gérant du cabinet de maîtrise d’œuvre choisi par la commune pour, notamment, l’assister dans la procédure de passation du marché, notamment dans l’analyse des offres, est le père du gérant de l’entreprise SMC2, à laquelle le marché a été attribué. En outre, il a déposé un brevet, qu’il a transmis à son fils, correspondant à une technique dont la société SMC2 a proposé la mise en œuvre dans une variante, laquelle a obtenu la meilleure notation au terme de l’analyse des offres réalisées par lui-même.
Le conflit d’intérêt dans lequel se trouvait le maitre d’œuvre nous paraît ici manifeste. Or, il est jugé que le maitre de l’ouvrage, qui est soumis à un principe général d’impartialité, ne doit pas s’adjoindre le concours d’une personne se trouvant dans une telle situation, sauf à accomplir des diligences particulières pour que cette situation n’ait aucune conséquence sur l’égalité entre les candidats.
V. CE 24 juin 2011, Ministre de l'écologie, du développement durable, des transports et du logement et société Autostrade per l'Italia S.P.A., 347720 347779, B.
Dans ses conclusions sur cette affaire, N. Boulouis déduisait d’une jurisprudence assez abondante relative au principe d’impartialité, que « l’administration est présumée manquer à l’impartialité lorsqu’elle s’entoure d’avis, susceptibles d’avoir une incidence sur le sens de la décision, donnés par des personnes en situation de conflit d’intérêts, c'est-à-dire, pour reprendre la définition suggérée par un récent rapport « détenteurs d’un intérêt qui, par sa nature et son intensité, peut raisonnablement être regardé comme étant de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif [des] fonctions. ».
Il proposait, certes, une application plus souple du principe en matière de passation de contrats publics, compte tenu des difficultés à prévenir ce type de situations : lorsqu’elle s’adjoint un conseiller technique pour la passation de marchés de travaux, l’administration ne connaît pas encore l’identité des candidats à ces marchés, de sorte qu’elle ne peut s’assurer à l’avance qu’il n’y aura aucun lien entre eux et ledit conseiller.
Pour autant, il estimait qu’il appartient à la personne publique « de s’assurer par elle-même qu’aucun lien susceptible de mettre en cause leur impartialité n’existe, auquel cas le recours à une solution radicale n’est pas à exclure », la solution radicale étant sans doute la résiliation du contrat, évoquée plus haut dans les conclusions.
Il proposait une appréciation pragmatique du lien existant entre le conseil de la personne publique et le candidat à un marché.
En l’espèce, compte tenu du lien de filiation existant entre le maitre d’œuvre et le gérant de l’entreprise attributaire, dont il résulte de l’instruction qu’il était connu de la commune, M. Robin doit, selon nous être regardé comme « détenteur d’un intérêt qui, par sa nature et son intensité, peut raisonnablement être regardé comme étant de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif [des] fonctions. ».
L’existence d’un lien de filiation direct nous paraît avoir déjà été regardé a contrario par la jurisprudence comme caractérisant un conflit d’intérêt : dans la décision CE 9 mai 2012, Commune de Saint-Maur-des-Faussés, n° 355756, A, le Conseil d’État considère qu’une entreprise ne peut être empêchée de concourir à l’attribution d’un marché au seul motif d’un lien de parenté entre son gérant et un conseiller municipal, de surcroit actionnaire de cette société, dès lors qu’il n’est pas allégué que ce conseiller, qui avait seulement pris part à la délibération décidant du principe des travaux à effectuer, aurait exercé une influence particulière sur le vote relatif à l’attribution du marché.
A contrario, la seule influence exercée sur le choix de l’entreprise attributaire par une personne ayant un lien de parenté avec le gérant de celle-ci, paraît suffisante, en soi, à caractériser un conflit d’intérêt, contraire au principe d’impartialité.
Or, en l’espèce, le cabinet Pierre Robin, cotraitant de la maitrise d’œuvre, a assisté le maître de l’ouvrage pour la passation des contrats de travaux, notamment en rédigeant le dossier de la consultation et en réalisant l’analyse des offres des différents candidats, à l’issue de laquelle il a recommandé le choix de l’entreprise SMC2, avis qui a nécessairement influencé le pouvoir adjudicateur, quand bien-même le choix final lui appartenait. À cet égard, N. Boulouis, dans ses conclusions précitées, rappelait que même lorsque l’avis technique délivré ne lie pas l’administration, l’absence d’impartialité de celui qui le délivre vicie la procédure.
Ainsi, sans même rechercher si le lien de filiation entre l’un des maîtres d’œuvre et le gérant de l’une des sociétés candidates a réellement avantagé cette dernière, la situation était contraire au principe d’impartialité, dès lors que le maitre d’œuvre était amené à délivrer un avis susceptible d’influencer la décision du maitre de l’ouvrage.
Le débat sur le brevet déposé par le maitre d’œuvre et cédé à son fils, confirme, s’il en était besoin, le conflit d’intérêt ayant caractérisé la situation du maitre d’œuvre. Celui-ci a été amené à noter les propositions de l’entreprise gérée par son fils, laquelle, dans sa variante, proposait de mettre en œuvre le procédé breveté. L’inventeur dudit procédé ne pouvait manquer de le trouver excellent. C’est d’ailleurs cette proposition qui a obtenu le plus de points.
Que cette proposition ait ou non réellement été la meilleure, que le brevet ait ou non conféré un avantage à son détenteur, on voit bien les difficultés que l’analyse des offres par le père du gérant de la société attributaire et le donateur du brevet ne pouvaient manquer de soulever. D’autant que celui-ci, qui n’avait pas fait état de ces circonstances, a expressément recommandé le choix de l’entreprise dont son fils était gérant comme attributaire du marché, et que cet avis a été suivi.
Nous vous proposons donc d’accueillir le moyen tiré de la rupture d’égalité entre les candidats du fait de l’absence de procédure respectant le principe d’impartialité.
Un tel vice est grave, non régularisable, et susceptible, par nature, d’avoir eu une incidence sur le choix de l’attributaire. Pour le raisonnement à tenir, v. la décision « Sté Tropic Travaux signalisation » et la décision récente CE 10 décembre 2012, Sté Lyonnaise des Eaux France, n° 355127, B.
Seule son annulation nous paraît constituer une sanction adaptée à cette irrégularité. Au demeurant, le marché ayant été entièrement exécuté, la résiliation n’aurait que peu de sens.
En revanche, vous rejetterez les conclusions tendant à la démolition de l’ouvrage qui ne sont pas au nombre des conséquences que le juge peut tirer de l’irrégularité d’un contrat.
Avant d’examiner les conclusions à fin d’indemnisation, nous disons un mot d’un autre moyen soulevé par la requérante, qui paraît également sérieux. Il est tiré de ce que le maître de l’ouvrage n’avait pas annoncé son intention de négocier.
Certains tribunaux administratifs ont accueilli un tel moyen et considéré qu’il appartenait au pouvoir adjudicateur de préciser expressément s’il entendait faire usage de la faculté de négocier, précision de nature à exercer une influence sur la présentation des offres.
V. TA de Lille 5 avril 2011, Préfet du Nord, n° 1003008, 1003228, C+ ; TA Nantes 6 avril 2012, Sté ACS Production, n° 0902901 ; TA de Caen 26 janvier 2012, Sté routière Pérez, n° 1002197, C+.
Aux termes de ces jugements, une telle information est une caractéristique principale de la procédure au sens de l’article 42 du code des marchés publics, laquelle doit être indiquée, ainsi que les principales modalités de son déroulement, dans le règlement de la consultation. V. TA de Pau, référé, 4 août 2009, Sté Delta construction, n° 0901509, C+. Nous pensons également que l’annonce de l’intention d’avoir recours à la négociation peut avoir une incidence sur la présentation des offres et les stratégies mises en œuvre par les entreprises, notamment s’agissant du prix proposé. La procédure serait donc irrégulière également pour ce motif.
Toutefois, dans la mesure où il n’est pas soutenu que cela aurait eu une incidence sur le choix du cocontractant, les conséquences à tirer de ce vice ne seraient sans doute pas aussi radicales que celles à tirer de la rupture de l’égalité entre les candidats.
C’est ce dernier moyen que nous vous proposons de retenir et, ainsi qu’il a été dit, il devrait vous conduire à annuler le contrat litigieux, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens soulevés par la requérante.
S’agissant des conclusions de la société ACS tendant à l’indemnisation de son manque à gagner, il nous semble que vous ne pourrez que les rejeter : si la circonstance qu’elle n’a pas présenté d’offre ne nous paraît pas de nature, en soi, à exclure toute indemnisation, la requérante se borne à alléguer, sans le démontrer aucunement, qu’elle a été privée d’une chance sérieuse d’emporter le marché. Cette seule affirmation n’est pas suffisante pour l’établir.
V., pour le raisonnement à tenir, CE 18 juin 2003, Groupement d'entreprises solidaires ETPO Guadeloupe, Société Biwater et Société Aqua, n° 249630, B et « Commune de la Rochelle » (CE 8 février 2010, 314075, A.
Par ces motifs, nous concluons à la réformation du jugement en tant qu’il a rejeté les conclusions de la société ACS tendant à l’annulation du contrat litigieux ; à l’annulation dudit contrat ; à la condamnation de la commune à payer à la requérante la somme de 2000 € au titre de l’article L761-1 du code de justice administrative ; au rejet du surplus des conclusions de la société ACS ; au rejet des conclusions de la commune et de la société SMC2 présentées au titre de l’article L761-1 du code de justice administrative.