Dans la mesure où le décompte général doit intégrer tous les éléments actifs et passifs résultant d’obligations ayant une existence certaine à la date de son établissement, sa notification par le pouvoir adjudicateur au titulaire du marché public, sans inclusion en son sein des sommes litigieuses et sans émission de réserves ainsi que sa signature par le mandataire du groupement titulaire dudit marché le rendent définitif, ce qui a pour effet de mettre fin aux relations contractuelles. Par conséquent, le pouvoir adjudicateur ne peut plus rechercher la responsabilité des membres du groupement titulaire du marché concerné sur le terrain contractuel.
Si les relations juridiques entre un constructeur et le maître d’ouvrage font l’objet d’une jurisprudence étoffée, le contentieux administratif opposant maître d’ouvrage et maître d’œuvre recèle certains arcanes.
La région Auvergne, maître d’ouvrage de l’opération de construction du célèbre Centre européen du volcanisme, Vulcania, a rencontré des difficultés lors de la phase d’exécution du marché, principalement dues à l’effondrement d’une dalle. En ont découlé un arrêt du chantier et un retard notable de la construction, conduisant la Région Auvergne à demander au Tribunal Administratif de Clermont-Ferrand de condamner le groupement de maîtrise d’œuvre au titre des réparations nécessaires suite à l’incident. A titre subsidiaire elle demande la condamnation du maître d’œuvre au titre du manquement à son devoir de conseil. Par ailleurs, un second litige concernant l’établissement du décompte général de la maîtrise d’œuvre oppose les maîtres d’œuvre, qui se prévalent de travaux supplémentaires à la région Auvergne, laquelle demande la condamnation de ces derniers au titre du solde négatif de leur décompte.
Le Tribunal Administratif de Clermont-Ferrand a par plusieurs arrêts condamné les maîtres d’œuvre à indemniser la région Auvergne concernant les réparations nécessaires (TA de Clermont-Ferrand, 31 décembre 2010, n° 0701733), et a rejeté les demandes des parties liées au décompte général de la maîtrise d’œuvre (TA de Clermont-Ferrand, 31 décembre 2010, n° 0802130).
Les maîtres d’œuvre comme la région Auvergne ont interjeté appel de ce jugement devant la Cour administrative d’appel de Lyon. Le 21 juin 2012, le juge lyonnais annule le jugement du Tribunal administratif. Il fonde sa décision sur les caractéristiques propres au décompte général en estimant que si la région Auvergne a notifié le décompte général sans intégrer « les éléments actifs et passifs résultant d’obligations ayant une existence certaine à la date de son établissement », elle ne peut ultérieurement rechercher la responsabilité contractuelle des maîtres d’œuvre sur ces fondements.
La Cour Administrative d’Appel de Lyon s’inscrit dans la lignée des nombreux contentieux nés de l’établissement du décompte général, et pour lesquelles de nombreuses hésitations demeurent. Pour répondre à ces incertitudes, le juge confirme dans un premier temps que la règle de l’intangibilité du décompte général a un effet extinctif sur les relations contractuelles tout en laissant ouverte la possibilité de maintenir ces relations grâce à l’établissement de réserves.
I. - L’effet extinctif du décompte général sur les relations contractuelles
Depuis que le Conseil d’Etat a conféré au décompte général un rôle majeur dans l’établissement des limites de la responsabilité contractuelle (CE, Section, 6 avril 2007, Centre Hospitalier Général de Boulogne-sur-Mer), il revient aux juridictions administratives d’en déterminer les contours.
Véritable "image financière de l'exécution des stipulations du marché" selon Nicolas Boulouis (CE, Section, 6 avril 2007, Centre hospitalier général de Boulogne-sur-Mer, concl. N. Boulouis, RFDA, 2007, p.712), le décompte général est le document contractuel qui a pour effet de fixer les droits et obligations financiers nés de l’exécution du marché et qui, par conséquent, est susceptible d’éteindre, une fois devenu définitif, les relations contractuelles entre le maître d’ouvrage et ses cocontractants. En l’espèce, pour rejeter les demandes de la région Auvergne, la Cour administrative d’appel de Lyon a démontré que le décompte général ayant été établi, il n’était plus possible de rechercher la responsabilité des titulaires du marché.
Pour le Conseil d’Etat, faire du décompte général le document scellant la responsabilité contractuelle des cocontractants était un élément initialement protecteur du maître d’ouvrage. Or, le présent arrêt démontre qu’en pratique cette protection peut mettre en difficulté le maître de l’ouvrage.
Le doute demeurait quant à la possibilité de transposer la jurisprudence Centre Hospitalier général de Boulogne-sur-Mer des marchés de travaux aux marchés de maîtrise d’œuvre, dans toutes les dimensions de ces derniers. La question se posait principalement au regard de l’obligation de conseil et de la mission d’assistance dans l’établissement des décomptes généraux définitifs du maître d’œuvre. Le Conseil d’Etat a apporté les premières réponses en précisant que le maître de l’ouvrage peut rechercher la responsabilité du maître d’œuvre au titre des fautes que ce dernier a commises lors de l’établissement du décompte général et définitif, dans l’hypothèse où son propre décompte n’est pas devenu définitif (CE, 7 juin 2010, Société Iosis Sud-Ouest) . Malgré ces précisions, et comme le souligne le rapporteur public, Mme Vinet, dans ses conclusions, il n’existe pas dans la jurisprudence du Conseil d’Etat « de réserves relatives à l’existence d’un décompte général devenu définitif lorsqu’est mise en jeu la responsabilité du maître d’œuvre pour manquement à son obligation de conseil à la réception ou à sa mission d’assistance dans l’établissement des décomptes généraux des entreprises. » (CAA, 21 juin 2012, présent arrêt, concl. C. Vinet).
La Cour administrative d’appel retient alors, dans un considérant clair et ne souffrant aucune ambiguïté, que le décompte général doit intégrer « tous les éléments actifs et passifs résultant d’obligations ayant une existence certaine à la date de son établissement ». Le juge lyonnais prend ici le contrepied de son homologue marseillais pour qui les fautes du maître d’œuvre dans l’établissement des décomptes du marché de travaux n’entrent pas dans le champ d’application de la jurisprudence Centre Hospitalier Général de Boulogne-sur-Mer (CAA Marseille, 10 octobre 2011, Sté R2C) .
En attendant une délimitation du périmètre du décompte général par le Conseil d’Etat, l’arrêt de la Cour administrative d’appel démontre au demeurant la nécessité pour les maîtres d’ouvrage de faire preuve d’une grande vigilance dans l’établissement des décomptes généraux. En l’espèce, une expertise était sur le point de s’achever lorsque la région Auvergne a notifié le décompte général au maître d’œuvre alors qu’aucune disposition du CCAG-PI ne l’y obligeait. Au contraire, si le maître de l’ouvrage avait attendu la fin de l’expertise en intégrant certaines conclusions de celle-ci au décompte général, le maître de l’ouvrage aurait pu rechercher la responsabilité contractuelle du groupement.
La solution proposée par la Cour administrative d’appel implique la prise en compte par le maître d’ouvrage de nouveaux impératifs et donc de nouvelles méthodes. Le juge lyonnais avait déjà donné son interprétation en la matière ouvrant une possibilité de dérogation à l’article 12.32 du CCAG-PI (Décret du 26 décembre 1978, abrogé) . En effet, la Cour avait alors considéré que la personne publique pouvait « demander à ce que soient imputés au débit des cotraitants les dépenses et les chefs de préjudices qui découleraient directement des manquements du maître d'œuvre mais dont elle ne pouvait connaître la nature et le montant à la date d'établissement du décompte ». (CAA Lyon, 8 décembre 2011, Commune de Tignes) .
Ce raisonnement doit conduire à une pratique nouvelle de la part des personnes publiques dans leurs relations avec leur maître d’œuvre.
Tout d’abord, il convient d’établir le décompte général en prenant en compte toutes les composantes du marché. Si une créance, quelle qu’en soit la nature, était clairement identifiée par la personne publique, elle doit l’inscrire dans ce décompte général qui figera les droits et obligations financiers nés de l’exécution du marché : incidents dans l’exécution des travaux, retards, fautes du maître d’œuvre dans l’établissement des décomptes ou dans sa mission de conseil. Si ces éléments ne figurent pas au décompte général, la personne publique sera réputée avoir renoncé à la responsabilité contractuelle du maître d’œuvre, conformément à la jurisprudence traditionnelle en la matière.
Cette porte étant fermée, le juge lyonnais ouvre une fenêtre par laquelle le maître d’ouvrage pourrait venir rechercher la responsabilité d’un maître d’œuvre défaillant. En effet, dans un second temps, le présent arrêt confirme la position de la Cour administrative d’appel de Lyon dans son précédent arrêt Commune de Tignes en considérant que les parties ne peuvent solder ce qui est inconnu à la date d’établissement du décompte, ni les éléments ayant fait l’objet de réserve expresses.
Cette solution semble donc concilier le principe de l’intangibilité du décompte et sa conséquence principale qu’est l’extinction des relations contractuelles avec des possibilités raisonnables pour le maître d’ouvrage de rechercher le maître d’œuvre, à des conditions qu’il convient de développer.
II. - L’intangibilité fissurée du décompte général : la rémanence des relations contractuelles par l’émission de réserves
Le décompte général respecte deux règles complémentaires dont les frontières sont parfois brouillées : la règle de l’intangibilité et celle de l’indivisibilité du décompte. Si la première signifie que l’établissement du décompte cristallise les droits et obligations des parties, la seconde implique qu’en toute hypothèse, un élément du décompte ne puisse être isolé.
En l’espèce, le Tribunal administratif de Clermont-Ferrand avait semble-t-il fait pencher la balance du côté d’une forte indivisibilité du décompte général en estimant que la réclamation présentée par la maîtrise d’œuvre suffisait à ce que le décompte général ne puisse être considéré comme définitif. Or, l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon infirme ce raisonnement.
En premier lieu, le juge lyonnais affirme que les contestations formulées dans les réserves sont détachables du reste du décompte général. Ainsi, concernant les réserves des cocontractants des personnes publiques, qui doivent être matérialisées sous la forme de mémoires en réclamations, le Conseil d’Etat avait déjà admis que les éléments contestés puissent l’être indépendamment des autres éléments du décompte (CE 29 mars 1989, SA « Entreprise Henri Faure ») . Ainsi, l’indivisibilité du décompte étant atténuée, l’intangibilité du décompte est limitée et permet aux réserves émises par le maître de l’ouvrage comme par le titulaire du marché de de maintenir partiellement les relations contractuelles.
La Cour administrative d’appel de Lyon semble reconnaître la faculté des cocontractants d’émettre des réserves afin de garantir une certaine équité dans la négociation financière qui vient clore le contrat. Il est vrai que la solution retenue par le Tribunal administratif de Clermont-Ferrand conduisait à une dissymétrie dans la négociation : le cocontractant était limité aux réserves qu’il avait émises dans sa réclamation, tandis que le maître de l’ouvrage était libre de reprendre le décompte.
La solution du juge d’appel est plus nuancée et offre un meilleur équilibre entre les parties, chacune ne pouvant rechercher la responsabilité contractuelle de l’autre que dans la limite des réserves qu’elle formule à l’encontre du décompte général. Il conviendra alors pour le titulaire du marché de contester le décompte avec une précision à laquelle le juge administratif sera attentif (pour le degré de précisions requis, v. CE 29 janvier 1993, SEMAVIM).
Ainsi que l’a rappelé le rapporteur public dans ses conclusions, « le décompte s’apparente à une transaction sur l’exécution financière du marché » (concl. C. Vinet, op. cit.) . Cependant, la solution retenue par la Cour administrative d’appel de Lyon ampute la transaction d’une partie de ses potentialités. Il était jusque-là tout à fait envisageable qu’une personne publique n’intègre pas dans son décompte toutes les sommes qu’elle pourrait exiger de son cocontractant, dans l’espoir que celui-ci n’exige pas à son tour certaines sommes. La principale difficulté pour le titulaire du marché était qu’il restait limité par le périmètre des réclamations qu’il formait sur certains points de cette proposition, créant ainsi le déséquilibre dénoncé par la Cour administrative d’appel. Cependant, la solution retenue dans l’arrêt du 21 juin 2012 peut annoncer un autre type de déséquilibre. En effet, dans un souci d’éviter le contentieux, une personne publique qui souhaiterait transiger avec son cocontractant en lui proposant un décompte « allégé » de certaines sommes entrerait dans une improbable négociation en un seul round.
Voilà pourquoi la Cour administrative d’appel de Lyon impose très clairement au maître de l’ouvrage que le décompte général intègre tous « les éléments actifs et passifs résultant d’obligations ayant une existence certaine à la date de son établissement ». Si par cette solution le juge sécurise le processus d’établissement du décompte général en permettant de définir clairement le périmètre de la responsabilité contractuelle des cocontractants, les hypothèses de contestation de ces décomptes croîtront sans nul doute, et avec elles peut-être davantage de contentieux. L’établissement d’une telle règle nécessiterait donc une certaine pédagogie afin que les personnes publiques, dans l’établissement des décomptes généraux, intègre effectivement tous les éléments ayant une existence certaine, anticipant ainsi sur d’éventuels recours en responsabilité contractuelle.