S’estimant victime de la multiplication des cormorans du fait de leur protection par la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature, M. B. réclamait réparation à l’Etat, sur le fondement de la responsabilité sans faute du fait des lois. Si, à l’instar de la Cour administrative d’appel de Lyon, le Conseil d’Etat reconnaît le principe de cette responsabilité, atténuée par la faute de la victime, il rappelle à la Cour l’obligation qui lui incombe de limiter la réparation aux seuls préjudices résultant des aléas normaux.
Traitant de la responsabilité administrative, le chargé de travaux dirigés se réjouit de la séance sur la responsabilité sans faute, spécialement lorsqu’il s’agit d’évoquer le fondement tiré de la rupture d’égalité devant les charges publiques : le régime est a priori balisé, la jurisprudence, relativement peu nombreuse, concordante et claire. Et pourtant, si l’étudiant l’entrevoit, l’enseignant a bien conscience que derrière la simplicité apparente, c’est d’une vision sociale dont ce régime se veut le reflet : celui d’une société qui face à la multiplication des risques n’en affiche pas moins une certaine solidarité.
L’affaire qui donne lieu à l’arrêt du Conseil d’Etat du 1er février 2012 a connu ses premiers développements il y a près de 7 ans. M. B. gère l’Étang de Galetas, situé à Domats, dans l’Yonne, par le biais de la EARL de l’Étang de Galetas, dont il est le seul et unique associé. Exerçant une activité piscicole, il estime subir un préjudice du fait de la multiplication d’oiseaux ichtyophages, ie se nourrissant principalement de poissons, et appartenant à des espèces protégées au titre de la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature et de la directive n° 79/409/CEE du 2 avril 1979.
Ainsi M. B. a-t-il tout d’abord saisi le juge des référés afin qu’il ordonne une expertise, ce qu’il fait par une ordonnance du 6 septembre 2005. L’expert désigné a rendu son rapport le 16 mai 2006. M. B a saisi alors le préfet de l’Yonne afin d’obtenir l’indemnisation de ses préjudices supposés. Le préfet a rendu une décision de rejet le 18 août 2006, que M. B. attaque devant le tribunal administratif de Dijon. Les juges de première instance, par un jugement en date du 25 juin 2009, rejettent à leur tour les prétentions de M. B., mais voient leur décision annulée par la Cour administrative d’appel de Lyon, dans un arrêt du 7 janvier 2011 (Rev.Jurisp.ALYODA 2011, n° 3, concl. C. SCHMERBER). Le Ministre de l’Écologie, sur le fond, ainsi que M. B sur le montant de la réparation, se pourvoient en cassation.
Les juges ont utilisé la palette des solutions offertes par le droit de la responsabilité administrative. Le tribunal administratif a tout d’abord rejeté la responsabilité de l’Etat sur le fondement de la faute, en estimant que le requérant n’apportait pas la preuve que des mesures de régulation des oiseaux auraient été nécessaires au regard de leur nombre. L’inaction contestée de l’Etat n’était donc pas fautive. La Cour administrative d’appel, saisie du jugement, reprend ce fondement de la responsabilité pour faute pour l’écarter, selon les mêmes motifs que le tribunal : le requérant ne peut prouver d’une part, la prolifération des oiseaux, et d’autre part le lien de causalité avec son préjudice. Mais la Cour évoque un élément nouveau : le requérant a commis une faute en ne renouvelant pas les demandes d’autorisation de tirs prévues par la directive. Cette négligence serait à même d’exonérer l’Etat de sa responsabilité pour faute. Par ailleurs, la Cour se prononce également sur la responsabilité sans faute du fait des lois, fondement qui est le seul repris par le Conseil d’Etat dans la décision commentée.
Cet arrêt est révélateur des ambiguïtés du principe actuel de la responsabilité de l’Etat du fait des lois, lequel connaît un certain renouveau depuis quelques années mais dont les conséquences pratiques restent limitées. S’il s’inscrit dans la jurisprudence récente tendant à faciliter la reconnaissance de la responsabilité sans faute de l’Etat (I), l’arrêt du 1er février est surtout pour le juge l’occasion de préciser les modalités de la réparation, qui viennent très largement réduire cette dernière (II).
1. – L’engagement de la responsabilité sans faute de l’Etat législateur facilité
Si l’on s’intéresse à la responsabilité sans faute de l’Etat sur le fondement de la rupture d’égalité devant les charges publiques, on ne peut que constater la constance de la jurisprudence en la matière. L’arrêt ici commenté n’est qu’une illustration d’une jurisprudence classique qui consacre le principe de la responsabilité de l’Etat législateur (A), tout en l’assortissant d’une exception qu’il convient d’interpréter strictement (B).
A. - La reconnaissance classique de la responsabilité de l’Etat législateur
La jurisprudence administrative a depuis fort longtemps rompu avec la souveraineté de la loi, bien avant les limitations que devait lui apporter la Constitution de 1958. En effet, la question de la responsabilité de l’Etat du fait de la loi, si elle a pu agiter la doctrine et le juge, fait aujourd’hui partie des « blocs de granit » jetés sur le sol du droit administratif. A ce titre, la décision commentée n’en est qu’une des illustrations.
On sait ainsi, au moins depuis l’arrêt d’Assemblée du Conseil d’Etat du 14 janvier 1938, Société anonyme des produits laitiers « La Fleurette » (Rec. p. 25), que la loi qui serait source de préjudices peut entrainer la responsabilité de l’Etat. Le juge ne va pas jusqu’à reconnaître que la loi peut être fautive, mais simplement que si elle cause un préjudice à une personne physique ou morale, elle doit conduire à réparation. L’importance du revirement opéré par le Conseil d’Etat, même si un certain nombre d’arrêts tendaient à l’annoncer, n’en doit pas moins être relevée. Et il convient de constater la constance avec laquelle cette jurisprudence a été appliquée et étendue aux autres activités normatives de l’Etat : les actes administratifs individuels (CE 1949 Société des Ateliers du Cap Janet, Rec. p. 450) et réglementaires (CE 1961, Vannier, Rec. p. 60 ; CE 1963, Cmne de Gavarnie, Rec. p. 113), les conventions internationales (CE 1966, Compagnie générale d’énergie radio-électrique ; Rec. p. 257) et plus récemment la coutume internationale (CE 23 sept. 2011, Mme S., RFDA 2012, p. 46, concl. C. ROGER-LACAN).
En espèce, le caractère préjudiciable de la loi ne faisait aucun doute : c’est la protection des espèces en cause qui conduit à leur prolifération, et donc à la destruction partielle de l’activité piscicole de M. B. Pour autant, l’exigence de protection ne saurait être fautive : seule la responsabilité sans faute s’imposait. Le Conseil d’Etat avait d’ailleurs eu l’occasion d’admettre cette responsabilité dans une affaire similaire : « le préjudice résultant de la prolifération des animaux sauvages appartenant à des espèces dont la destruction a été interdite en application des dispositions des articles 3 et 4 de la loi du 10 juillet 1976, relative à la protection de la nature, reprises par le code de l’environnement, doit faire l’objet d’une indemnisation par l’Etat […] » (CE 30 juill. 2003, Association pour le développement de l’Aquaculture en Région Centre) .
La problématique de la responsabilité de l’Etat du fait des lois a tout de même trouvé un nouveau souffle du fait de la place du droit international, et de son insertion dans la hiérarchie des normes. C’est le régime même de la responsabilité qui est en cause : la loi étant soumise au droit international, ne faut-il pas considérer qu’elle est fautive lorsqu’elle est prise en violation de ce droit ? La responsabilité sans faute de l’Etat est-elle toujours un régime adéquat pour une norme dont le législateur ne maîtrise plus tous les tenants et aboutissants ? L’arrêt du Conseil d’Etat de février 2012 s’inscrit dans cette problématique. Le régime des espèces d’oiseaux protégées ici concerné est certes issu de la loi de 1976 modifiée, mais se trouve également très largement encadré par la directive du Conseil du 2 avril 1979, dite « directive oiseaux ». La responsabilité aurait pu être engagée sur ce fondement. Pour autant, le Conseil d’Etat et la Cour administrative d’appel avant lui se sont fondés, à juste titre au regard de la hiérarchie des normes, uniquement sur le régime législatif français. L’affaire ne posait de ce fait pas de difficulté dans la mesure où ce régime est parfaitement conforme à la directive.
Il reste que la question du fondement de la responsabilité n’est pas résolue, et le juge administratif fait preuve d’une certaine prudence : il a pris soin dans son arrêt d’Assemblée Gardedieu (8 fév. 2007, Rec. p. 78, concl. DEREPAS) de ne pas se placer sur le terrain de la faute. Mais en revanche, cet arrêt ne laisse pas de doute, au regard de sa formulation, sur la nécessité de trouver un nouveau fondement à la responsabilité sans faute de l’Etat « normateur » : le Conseil a en effet distingué le cas classique de la responsabilité sans faute fondée sur la rupture d’égalité devant les charges publiques, d’un nouveau cas de responsabilité sans faute de l’Etat sur le fondement « des obligations qui sont les siennes pour assurer le respect des conventions internationales par les autorités publiques ». Il convient sans doute d’attendre les avancées de la jurisprudence pour identifier l’existence d’un nouveau fondement à la responsabilité sans faute.
L’arrêt du 1er février 2012 s’inscrit donc ici dans un classicisme parfait, même s’il réitère certaines avancées récentes.
B. – L’exclusion de la responsabilité de l’Etat par le législateur : une exception expresse et interprétée strictement
Le régime de responsabilité sans faute du fait des lois étant particulièrement favorable à l’indemnisation, il supporte tout de même une exception, interprétée très largement par le passé mais aujourd’hui appréciée plus strictement par la jurisprudence administrative. L’arrêt commenté s’inscrit dans la droite ligne de la jurisprudence récente.
On soulignera que certains auteurs considèrent cette exception comme une simple condition de l’engagement de la responsabilité de l’Etat législateur. Il nous semble cependant qu’il s’agit d’une véritable exception dans la mesure où elle peut faire échec à la reconnaissance du principe même de la responsabilité, là où la condition se situe au niveau de la mise en œuvre du principe.
Ainsi, le régime de responsabilité sans faute du fait des lois contient dès le départ, une exception de taille : le législateur ne doit pas avoir exclu le principe de la responsabilité du fait de la loi en cause (V. notamment CE Sect. 22 nov. 1957, Compagnie de navigation Fraissinet, Rec. p. 635). Cette notion d’exclusion était interprétée de manière très large par la jurisprudence, puisque dans le silence de la loi, et dès lors que celle-ci répondait à un intérêt général jugé essentiel, la réparation était exclue. Le juge faisait ainsi la part belle à l’implicite et, au regard de la théorie de la loi et de l’intérêt général qui est censé s’y attacher, il était quasiment impossible que la responsabilité de l’Etat législateur puisse être engagée. La liste est longue des arrêts qui tout en rappelant le principe de responsabilité n’en écartait pas moins son application. Le Conseil d’Etat excluait ainsi toute réparation du fait d’une loi intervenu dans un but d’intérêt général jugé supérieur, tel que la répression d’activités frauduleuses (CE 14 janv. 1938, Compagnie générale de grande pêche, Rec. p. 23), dangereuses (CE 6 janv. 1956, Manufacture françaises d’armes et de cycles, Rec. p. 3), la lutte contre la hausse des prix (CE 15 juil. 1949, Ville d’Elbeuf, Rec. p. 359) ou encore la lutte en faveur des économies d’énergie (CE 24 oct. 1984, Sté Claude Publicité, Rec. p. 338) .
Prenant en compte ces difficultés pratiques, le juge a quelque peu fait évoluer sa position en la matière en dénuant de tout effet le silence de la loi. Le Conseil d’Etat considère en effet que l’absence de position expresse du législateur en la matière ne saurait, à elle seule, exclure la responsabilité de l’Etat (CE 2 nov. 2005, Société coopérative agricole Ax’ion, Rec. p. 468) . Le faisceau d’indices utilisé par le juge amoindrit dès lors la place de l’implicite, et la formule reprise dans l’arrêt commenté est sans équivoque : « le silence d’une loi sur les conséquences que peut comporter sa mise en œuvre ne saurait être interprété comme excluant, par principe, tout droit à réparation des préjudices que son application est susceptible de provoquer ». Il faut saluer cette évolution qui va dans le sens du droit actuel de la responsabilité.
Ainsi le principe de responsabilité sans faute du fait des lois est-il aujourd’hui très favorable aux victimes dans son principe. Les conditions de son application n’en demeurent pas moins assez encadrées.
2. – Le maintien de strictes conditions de mise en œuvre du droit à réparation
Plus que sur la reconnaissance de la responsabilité sans faute de l’Etat législateur, l’intérêt de l’arrêt commenté se situe dans ses conditions de mise en œuvre. Cette dernière suppose classiquement l’existence d’un lien de causalité entre le fait générateur du dommage et le préjudice. La responsabilité sans faute présente à cet égard des particularités rappelées ici par le juge. La réparation peut ainsi se voir atténuée, soit parce que le lien de causalité est rompu par une cause d’exonération, comme la faute de la victime (A), soit parce que le préjudice ne dépasse pas l’aléa inhérent à l’activité de la victime (B).
A. – La faute de la victime ou l’atténuation de la responsabilité de l’Etat
Il est relativement classique de relever l’existence de quatre causes exonératoires de la responsabilité, à savoir la faute de la victime, le fait d’un tiers, la force majeure et le cas fortuit. De la même manière, la jurisprudence a eu l’occasion d’affirmer que seules deux de ces causes étaient susceptibles de s’appliquer en matière de responsabilité sans faute : la faute de la victime et la force majeure (CE 22 oct. 1971, Ville de Fréjus, Rec. p. 630) . Ces principes sont classiques et l’intérêt de la jurisprudence doit être recherché de manière plus pratique dans leur mise en œuvre.
L’affaire de l’Étang de Galetas s’attache à préciser la place de la faute de la victime. En effet, le régime de protection des grands cormorans a donné lieu à des mesures de régulation mises en place par l’Etat au titre de la directive n° 079/409/CEE précitée qui prévoit la possibilité de telles mesures. Le régime est ainsi organisé autour d’un plan national de régulation, qui permet aux préfets d’accorder, sur demande des exploitants de pisciculture, des autorisations de tirs. L’objectif de régulation repose ainsi sur une demande des principales victimes de la prolifération des oiseaux. Aussi, le juge a-t-il pris en compte cette possibilité réglementaire, qui permet, à défaut de le supprimer, de limiter le préjudice des exploitants.
Le Conseil d’Etat confirme en l’espèce la position de la Cour administrative d’appel de Lyon. Celle-ci avait tout d’abord relevé que M. B. avait mis en œuvre cette possibilité de régulation, en demandant des autorisations de tirs pour les années 1995 à 1997. Dès lors, le fait qu’il n’ait pas demandé ces autorisations pour les années concernées, soit entre 2001 et 2008, est de nature à limiter la responsabilité de l’Etat. Car l’enjeu est bien là : il n’est pas question d’exonérer entièrement l’Etat de toute responsabilité, mais bien de déterminer dans quelle mesure la faute de M.B. a pu conduire à aggraver son propre préjudice. Il appartient ainsi au juge de déterminer cet équilibre. En espèce, la Cour a estimé que la moitié du préjudice, évalué à 100 000 euros, était imputable à la négligence de M. B. Cette proportion n’est pas remise en cause par le Conseil d’Etat, et il semble qu’elle soit adaptée : les possibilités de régulation offertes par l’Etat semblent parfaitement adaptées à la surpopulation des cormorans, sans remettre en cause leur statut d’espèce protégée. Il est donc justifié que l’exploitant qui ne met pas en œuvre cette possibilité, en connaissance de cause, en assume la responsabilité.
Mais le Conseil d’Etat casse tout de même l’évaluation du préjudice donnée par la Cour sur le fondement de la notion d’aléa anormal.
B. - L’acceptation nécessaire d’un aléa « normal »
La notion d’aléa « normal » relève presque de la tautologie : l’aléa est un risque hypothétique mais que l’on envisage. Sa réalisation, lorsqu’elle se produit, est donc normale. Mais ici, la notion de normalité utilisée par le juge concerne plus spécialement le degré de gravité de l’aléa davantage que sa réalisation. La normalité renvoie alors à l’idée que la société étant par nature porteuse de risque, ce risque doit être accepté avec ses conséquences. Il arrive simplement que certaines conséquences soient, du fait de leur gravité, étrangères à l’aléa normal induit par cette société.
L’aléa normal appartient donc à ces notions dont les contours sont évanescents et surtout soumis à l’appréciation du juge, chargé de sonder le degré d’acceptation du risque par la société. Il convient d’ailleurs ici de souligner l’indétermination terminologique du juge et de la doctrine : l’expression est tantôt celle d’aléa « anormal », d’aléa « ordinaire », ou encore d’aléa « inhérent » à telle ou telle activité…
Pour autant, ce rôle du juge relève en réalité de l’obligation, ce qui a conduit le Conseil d’Etat à censurer l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon. En effet, la position des juges du Palais Royal est un véritable rappel à l’ordre : « il appartenait [à la Cour] de rechercher dans quelle mesure le préjudice subi dépassait l’aléa inhérent à l’exploitation afin, le cas échéant, de ne prévoir l’indemnisation que de la part de ce préjudice excédant les pertes résultant normalement de cet aléa ». A ce titre, le Conseil d’Etat rappelle deux précisions utiles : le juge doit d’une part, prendre en compte et définir l’aléa normal, et d’autre part tirer les conséquences de ce risque minimal, en limitant le cas échéant la réparation. Il convient donc que le juge fixe le seuil permettant de déterminer l’aléa normal. Cette évaluation est bien-sûr faite cas par cas.
La conséquence de cette obligation du juge est défavorable à la victime : si M. B. doit amputer aux 100 000 euros de l’évaluation du préjudice la moitié de la somme, liée à sa faute, il doit également y soustraire la part de l’aléa normal. Son indemnisation sera ainsi inférieure à 50 000 euros. Il serait vain de tenter ici une estimation de la part d’indemnisation qui sera accordée à M.B.
Si cette notion d’aléa anormal est classique en matière de responsabilité sans faute, nous nous permettrons d’interroger son caractère relatif, nécessairement fluctuant, et donc imprécis. Il apparait cependant comme une soupape nécessaire, une prise en compte réaliste de la multiplication des risques, dont il appartient au juge de tenir compte.