Prolifération des grands cormorans : indemnisation des préjudices subis par les exploitants de pisciculture

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Décision de justice

CAA Lyon, 3ème chambre – N° 09LY02049 – M. B. - EARL de l’étang de Galetas – 07 janvier 2011 – C+

Juridiction : CAA Lyon

Numéro de la décision : 09LY02049

Numéro Légifrance : CETATEXT000023563659

Date de la décision : 07 janvier 2011

Code de publication : C+

Index

Mots-clés

Responsabilité du fait des lois, Rupture d'égalité devant les charges publiques, Dommage anormal et spécial, Evaluation du préjudice, Aléas, Causes exonératoires, Grands cormorans, Loi du 10 juillet 1976, Prolifération des animaux sauvages, Espèces protégées

Rubriques

Urbanisme et environnement, Responsabilité

Résumé

Application de la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature - Dommage anormal et spécial causé à des activités - Préjudice indemnisable - Part du préjudice excédant les pertes résultant normalement de l'aléa d'exploitation. Cf. CE Section, 30 juillet 2003, Association pour le développement de l'aquaculture en région Centre (ADARC), N° 215957, p. 367.

Indemnisation de préjudices résultant de la prolifération des animaux sauvages appartenant à des espèces dont la destruction a été interdite en application des dispositions de la loi n° 76-629 du 10 juillet 1976. Ces préjudices doivent faire l'objet d'une indemnisation lorsque, et dans la mesure où, excédant les aléas inhérents à l'activité en cause, ils revêtent un caractère grave et spécial et ne sauraient, dès lors, être regardés comme une charge incombant normalement aux intéressés. Par conséquent, l'indemnisation est seulement due pour la part du préjudice excédant les pertes résultant normalement de l'aléa d'exploitation.

Responsabilité de la puissance publique – Réparation - Évaluation du préjudice - Montant du préjudice indemnisable - Préjudice résultant de la prolifération des animaux sauvages appartenant à des espèces dont la destruction a été interdite en application des dispositions de la loi du 10 juillet 1976 (1) - Part du préjudice excédant les pertes résultant normalement de l'aléa d'exploitation.

Indemnisation de préjudices résultant de la prolifération des animaux sauvages appartenant à des espèces dont la destruction a été interdite en application des dispositions de la loi n° 76-629 du 10 juillet 1976. Ces préjudices doivent faire l'objet d'une indemnisation lorsque, et dans la mesure où, excédant les aléas inhérents à l'activité en cause, ils revêtent un caractère grave et spécial et ne sauraient, dès lors, être regardés comme une charge incombant normalement aux intéressés. Par conséquent, l'indemnisation est seulement due pour la part du préjudice excédant les pertes résultant normalement de l'aléa d'exploitation.

Conclusions du rapporteur public

Cathy Schmerber

Rapporteur public à la cour administrative d'appel de Lyon

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DOI : 10.35562/alyoda.5867

Propriété de la famille B., depuis 1931 vous dit-on, l’étang de Galetas fait l’objet d’une exploitation en pisciculture par l’EARL de l’Etang de Galetas, dont M.B. est l’unique associé et le gérant, l’étang de 90 hectares, comme l’ensemble de la propriété d’environ 190 hectares appartenant au groupement foncier agricole La Tutellerie. Lors de l’audience du 30 novembre dernier, votre Chambre a déjà eu à connaître de la situation de cet étang, le GFA constestant la décision de classement « Natura 2000 » de ce site.

Vous êtes aujourd’hui saisis de l’appel formé par M.B.et par l’EARL contre le jugement en date du 25 juin 2009, par lequel le Tribunal administratif de Dijon a rejeté leur requête tendant à la condamnation de l’Etat à les indemniser des préjudices subis par l’activité piscicole du fait de l’accroissement du nombre d’oiseaux ichtyophages appartenant à des espèces protégées.

Les requérants critiquent tout d’abord la régularité du jugement attaqué : toutefois, en estimant que ceux-ci n’établissaient pas que les effectifs d’oiseaux ichtyophages protégés auraient été, au plan national, de nature à justifier la mise en place de mesures dérogatoires au dispositif de protection desdites espèces, instaurée par la directive « Oiseaux » et qu’en s’appuyant sur le constat selon lequel, la Fédération départementale des chasseurs de l’Yonne n’a recensé, au cours des hivers 2001 et 2002, que la présence de 5 hérons et de 10 grèbes huppés, le Tribunal administratif a suffisamment motivé son jugement concernant le rejet de la responsabilité pour faute de l’Etat et n’a pas, contrairement à ce que prétendent les requérants, omis de statuer sur la demande tendant à l’indemnisation des préjudices subis pour les années 2003 à 2007.

Venons-en à l’examen du fond et, en premier lieu, à la responsabilité pour faute.

M.B.et l’EARL de l’étang de Galetas soutiennent qu’en s’abstenant de mettre en place des mesures dérogatoires au dispositif de protection instauré par l’article 9 de la directive n° 079/409/CEE du 2 avril 1979 l’Etat aurait commis une faute de nature à engager sa responsabilité.

Cet article 9 permet en effet aux Etats membres d’adopter des mesures dérogatoires « pour prévenir les dommages importants aux cultures, au bétail, aux forêts, aux pêcheries et aux eaux… ».

Si les requérants indiquent que l’efficacité des mesures dérogatoires permettant l’abattage du grand cormoran est discutable, ils rappellent que leur moyen porte sur la carence de l’Etat à prendre des mesures dérogatoires pour les autres espèces d’oiseaux ichtyophages protégés, dont ils font valoir l’augmentation importante sur le site et le caractère également nuisible pour l’exploitation.

La distinction établie par les requérants entre le grand cormoran et les autres espèces, mériterait qu’ils justifient que les autres prédateurs puissent être reconnus comme étant des espèces aussi dévastatrices que le grand cormoran, ce qu’ils ne font pas, se bornant à discuter de l’augmentation du nombre d’individus. En revanche, en défense, le ministre produit une étude scientifique tendant à montrer que seul le cormoran est susceptible d’occasionner des dommages importants dans les piscicultures extensives : étude sur le bassin d’Arcachon comparant la capacité prédatrice du héron et du cormoran et révélant que le premier prélève 3% du stock et le second entre 64 et 97%. Les requérants ne produisent aucune étude scientifique contredisant ces données.

En l’absence de faute établie, vous écarterez ce premier fondement de responsabilité.

M.B.et l’EARL de l’étang de Galetas invoquent, en second lieu, la rupture d’égalité devant les charges publiques, en se prévalant de l’arrêt de section du Conseil d’Etat du 30 juillet 2003 n° 215957 « Association pour le développement de l’Aquaculture en Région Centre » et de l’arrêt rendu sur renvoi dans cette affaire par la Cour administrative de Bordeaux le 26 février 2004 n° 03BX01757.

Dans notre affaire, le jugement attaqué reprend le Considérant de principe ainsi posé par la jurisprudence et selon lequel : « le préjudice résultant de la prolifération des animaux sauvages appartenant à des espèces dont la destruction a été interdite en application des dispositions des articles 3 et 4 de la loi du 10 juillet 1976, relative à la protection de la nature, reprises par le code de l’environnement, doit faire l'objet d'une indemnisation par l'Etat lorsque, excédant les aléas inhérents à l'activité en cause, il revêt un caractère grave et spécial et ne saurait, dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés »

Les premiers juges ont toutefois considéré que l’existence d’un préjudice anormal et spécial n’était pas caractérisée: ils ont estimé qu’en l’absence de distinction entre les prélèvements de poissons imputables au grand cormoran, faisant l’objet, nous l’avons vu, de mesures dérogatoires, ou imputables aux autres espèces, le lien de causalité direct et certain entre les préjudices invoqués et la présence de ces autres espèces n’était pas établi. Le jugement considère que s’agissant du grand cormoran, M. B. a commis une faute exonérant totalement la responsabilité de l’Etat en s’abstenant de demandé des autorisations de tirs pour abattre ces oiseaux au-delà de la campagne 1996-1997.

Les requérants critiquent ce raisonnement en soutenant que le jugement est fondé à tort sur l’absence de preuve de ce que le préjudice serait la conséquence de la seule présence des cormorans, alors qu’ils n’ont jamais prétendu cela.

La distinction entre le grand cormoran et les autres prédateurs protégés n’a rien d’anecdotique, la question ainsi posée étant de savoir comment traiter, pour ce qui concerne la détermination du régime de responsabilité, une espèce pour laquelle l’Etat a fait usage de la possibilité, déjà évoquée d’adopter des mesures dérogatoires pour prévenir les dommages importants aux exploitants. Dans ses conclusions sous l’arrêt précité du Conseil d’Etat du 30 juillet 2003, le commissaire du gouvernement M. Lamy s’interroge sur cette distinction et, écartant la responsabilité pour faute, admet la responsabilité sans faute même pour la période au cours de laquelle l’espèce en cause – déjà le grand cormoran – faisait l’objet de telles mesures dérogatoires. L’arrêt ne se prononce pas, du fait du renvoi vers le juge d’appel. La CAA de Bordeaux admet la responsabilité sans faute sur l’ensemble de la période concernée et ne traite de la question des mesures dérogatoires qu’à l’occasion de l’examen de la faute des requérants.

En l’espèce, il nous semble que si la rédaction du jugement attaqué diffère, c’est le même raisonnement qui a été adopté, la faute des requérants ayant été jugée totalement exonératoire.

M.B.et l’EARL de l’étang de Galetas donnent l’impression de vouloir démontrer que leur situation est tellement proche de celle des pisciculteurs à l’origine des arrêts précités que vous ne pouvez que leur accorder l’indemnisation demandée.

Toutefois, ni ces arrêts, ni les conclusions du commissaire du gouvernement, ne reviennent sur le principe immuable selon lequel le préjudice indemnisable au titre de la rupture d’égalité devant les charges publiques doit présenter un caractère anormal et spécial ; ils ne remettent pas davantage en cause le principe selon lequel il incombe au demandeur d’établir la réalité de son préjudice, ainsi que l’existence d’un lien de causalité entre ce préjudice et le fait générateur invoqué, en l’espèce la protection de certaines espèces d’oiseaux ichtyophages présents sur le site de l’étang de Galetas.

Pour l’ensemble de ces éléments, M.B.et l’EARL de l’étang de Galetas vous renvoient à l’expertise, ordonnée le 6 septembre 2005 par le tribunal administratif de Dijon. Les conclusions de cette expertise font l’objet d’un certain nombre de remarques et d’interrogations de la part du ministre. Précisons, s’agissant du mémoire en défense enregistré le 13 octobre 2010, que les requérants font valoir dans un mémoire du 9 novembre 2010 que la clôture de l’instruction fait obstacle à ce qu’ils y apportent les éléments de réponse. La clôture de l’instruction n’empêche pourtant pas une partie de produire, l’opportunité de la suite à donner à un mémoire en réponse déposé après cette clôture vous appartenant ensuite. Par ailleurs et surtout, comme nous l’avons dit, il incombe aux requérants de démontrer l’existence d’un préjudice anormal et spécial.

Ainsi, celles des remarques du ministre que nous partageons auraient été relevées sans même l’intervention du mémoire en défense.

L’une des lacunes du rapport d’expertise réside, selon nous, dans la circonstance que l’analyse porte presque exclusivement sur la période 2001 à 2005. Si cette période correspond à celle pour laquelle une indemnisation est demandée et est visée par l’ordonnance prescrivant l’expertise, il ne faut pas perdre de vue que, s’agissant du lien de causalité, il ne peut résulter que de la démonstration d’une augmentation du nombre d’oiseaux ichtyophages protégés depuis la mise en œuvre de cette protection. Comme le fait remarquer l’expert lui-même dans son propos en page 8, « de tout temps, comme dans tout milieu naturel en équilibre, des oiseaux piscivores ont prélevé une certaine quantité de poissons ». Ainsi, les variations constatées sur la période 2001-2005 ne nous paraissent pas suffisantes pour établir une augmentation des espèces protégées, telle qu’elle a pu occasionner un préjudice anormal et spécial à l’exploitation de l’étang de Galetas. Le rapport d’expertise se réfère néanmoins à des évènements et comptages antérieurs à 2001, dont il résulte que plusieurs des espèces d’oiseaux en cause étaient présentes sur le site, parfois en nombres importants lors d’études menées en 1977-78, 1980 ou encore 1990.

S’il est vrai que nous ne disposons pas d’éléments selon le type d’espèce en cause, il paraît admis que le grand cormoran est un prédateur redoutable, grand consommateur de poissons. Or, le rapport d’expertise nous paraît surprenant dans certaines de ses conclusions relatives à cet oiseau en particulier. Le sérieux de l’inventaire réalisé en 2006 par le Museum National d’Histoire Naturelle est assez directement mis en cause par l’expert, du fait de l’absence de cormoran répertorié. L’expert semble contrarié par ce qu’il considère comme une lacune de l’inventaire, alors que la présence du grand cormoran est variable, l’oiseau étant régulièrement absent de plusieurs des comptages, mais l’expert n’hésite pas à extrapoler à partir de la présence avérée de ces oiseaux dans des dortoirs voisins, affirmant qu’ils viennent nécessairement se nourrir dans l’étang de Galetas.

Selon nous, pour l’ensemble des espèces en cause, l’augmentation significative de leur présence sur le site de l’étang de Galetas depuis leur protection n’est pas démontrée. Aucune comparaison avec d’autres sites ne permet de conclure à une concentration géographique des populations d’oiseaux ichtyophages comme celle prise en compte par le commissaire du gouvernement dans ses conclusions sous l’arrêt du 30 juillet 2003 pour admettre la spécialité du dommage.

Toujours en nous inspirant des conclusions de M. Lamy, le cas d’espèce étant effectivement assez comparable à celui soumis au Conseil d’Etat, nous pouvons nous intéresser aux pertes occasionnées par les prédateurs ou supposées comme leur étant imputables.

Sur ce point également, l’expertise nous laisse perplexe : l’expert est en effet plutôt affirmatif dans ses conclusions, mais son analyse ne nous paraît guère convaincante. Il fait état de prélèvements opérés par les oiseaux, ce qui n’est guère surprenant, mais procède par des calculs de moyennes et des suppositions, qui ne sont pas étayées par des faits objectifs et certains. Au contraire, l’expert admet honnêtement dans plusieurs passages de son rapport que de nombreux facteurs déterminent la rentabilité d’une exploitation piscicole et que la présence d’oiseaux ne constitue que l’un de ces facteurs.

Nous regrettons que le seul élément objectif intéressant selon nous n’ait pas été davantage exploité. L’expert a en effet examiné le résultat des pêches depuis 1991 pour faire un double constat : celui de rendements à l’hectare faibles, mais également celui de l’importance du nombre de poissons morts ou abîmés. Là encore, il est indiqué que la faiblesse des rendements est multifactorielle … Une autre donnée intéressante semble résulter de la variation dans l’empoissonnement, qui a augmenté, mais sans que l’expertise permette d’en tirer des conséquences pour le sujet qui nous intéresse.

Vous relèverez également que l’expertise semble évoquer une certaine fragilisation de l’exploitation par le choix de modifier les espèces de poissons élevés, afin de répondre à la demande du marché.

En résumé, l’expert paraît intimement convaincu de l’existence d’un préjudice résultant de la présence de certaines espèces d’oiseaux ichtyophages, mais il n’apporte la démonstration objective ni de la réalité de ce préjudice, ni de son caractère anormal et spécial, ni du lien de causalité avec une augmentation du nombre d’individus, non établie, du fait de leur protection.

Dans ces conditions, il nous paraît difficile d’admettre que l’exploitation de l’étang de Galetas est moins rentable qu’elle ne pourrait l’être en l’absence d’oiseaux ichtyophages en surnombre du fait de leur protection. Nous vous proposons de considérer que M.B. et l’étang de Galetas ne démontrent pas, en se référant aux seules conclusions de l’expertise, l’existence d’un préjudice anormal et spécial indemnisable du fait de la rupture d’égalité devant les charges publiques.

Si vous deviez néanmoins estimer que la responsabilité sans faute de l’Etat est engagée à l’encontre de M.B. et de l’étang de Galetas, vous devriez apprécier la faute éventuellement commise par le requérant en s’abstenant, s’agissant du seul grand cormoran, de renouveler les demandes d’autorisation de tirs. Là encore, les requérants se prévalent de la jurisprudence de la CAA de Bordeaux, mais, alors que dans l’arrêt de cette Cour, les tirs n’étaient destinés qu’à effaroucher les oiseaux et se révélaient inefficaces, M.B. peut être autorisé, s’il le demande et comme il a été plusieurs fois autorisé, à abattre un certain nombre d’oiseaux par campagne. L’inefficacité du procédé n’est pas démontrée. Comme le fait valoir le ministre, la circonstance que la population nationale n’a pas diminué, n’est pas significative, mais répond à l’objectif de protection, l’objectif de mesures dérogatoires comme les tirs étant seulement d’éviter une augmentation excessive.

Vous devriez alors, selon nous, retenir la faute des requérants, sans toutefois aboutir à une exonération totale de la responsabilité de l’Etat. En effet, pour admettre l’existence d’un préjudice anormal et spécial – ce que nous ne vous suggérons évidemment pas, vous l’aurez compris ! – vous devriez raisonner globalement, sans distinguer selon les espèces d’oiseaux en cause, alors que le grand cormoran est seul concerné par les tirs et donc par la faute des requérants.

Par ces motifs, nous concluons au rejet de la requête

Droits d'auteur

Ces conclusions ne sont pas libres de droits. Leur citation et leur exploitation commerciale éventuelles doivent respecter les règles fixées par le code de la propriété intellectuelle. Par ailleurs, toute rediffusion, commerciale ou non, est subordonnée à l’accord du rapporteur public qui en est l’auteur.

La responsabilité du fait des lois : un principe d'application limitée

Christophe Testard

Doctorant contractuel, Moniteur à l’Université Jean Moulin Lyon 3

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DOI : 10.35562/alyoda.5868

S’estimant victime de la multiplication des cormorans du fait de leur protection par la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature, M. B. réclamait réparation à l’Etat, sur le fondement de la responsabilité sans faute du fait des lois. Si, à l’instar de la Cour administrative d’appel de Lyon, le Conseil d’Etat reconnaît le principe de cette responsabilité, atténuée par la faute de la victime, il rappelle à la Cour l’obligation qui lui incombe de limiter la réparation aux seuls préjudices résultant des aléas normaux.

Traitant de la responsabilité administrative, le chargé de travaux dirigés se réjouit de la séance sur la responsabilité sans faute, spécialement lorsqu’il s’agit d’évoquer le fondement tiré de la rupture d’égalité devant les charges publiques : le régime est a priori balisé, la jurisprudence, relativement peu nombreuse, concordante et claire. Et pourtant, si l’étudiant l’entrevoit, l’enseignant a bien conscience que derrière la simplicité apparente, c’est d’une vision sociale dont ce régime se veut le reflet : celui d’une société qui face à la multiplication des risques n’en affiche pas moins une certaine solidarité.

L’affaire qui donne lieu à l’arrêt du Conseil d’Etat du 1er février 2012 a connu ses premiers développements il y a près de 7 ans. M. B. gère l’Étang de Galetas, situé à Domats, dans l’Yonne, par le biais de la EARL de l’Étang de Galetas, dont il est le seul et unique associé. Exerçant une activité piscicole, il estime subir un préjudice du fait de la multiplication d’oiseaux ichtyophages, ie se nourrissant principalement de poissons, et appartenant à des espèces protégées au titre de la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature et de la directive n° 79/409/CEE du 2 avril 1979.

Ainsi M. B. a-t-il tout d’abord saisi le juge des référés afin qu’il ordonne une expertise, ce qu’il fait par une ordonnance du 6 septembre 2005. L’expert désigné a rendu son rapport le 16 mai 2006. M. B a saisi alors le préfet de l’Yonne afin d’obtenir l’indemnisation de ses préjudices supposés. Le préfet a rendu une décision de rejet le 18 août 2006, que M. B. attaque devant le tribunal administratif de Dijon. Les juges de première instance, par un jugement en date du 25 juin 2009, rejettent à leur tour les prétentions de M. B., mais voient leur décision annulée par la Cour administrative d’appel de Lyon, dans un arrêt du 7 janvier 2011 (Rev.Jurisp.ALYODA 2011, n° 3, concl. C. SCHMERBER). Le Ministre de l’Écologie, sur le fond, ainsi que M. B sur le montant de la réparation, se pourvoient en cassation.

Les juges ont utilisé la palette des solutions offertes par le droit de la responsabilité administrative. Le tribunal administratif a tout d’abord rejeté la responsabilité de l’Etat sur le fondement de la faute, en estimant que le requérant n’apportait pas la preuve que des mesures de régulation des oiseaux auraient été nécessaires au regard de leur nombre. L’inaction contestée de l’Etat n’était donc pas fautive. La Cour administrative d’appel, saisie du jugement, reprend ce fondement de la responsabilité pour faute pour l’écarter, selon les mêmes motifs que le tribunal : le requérant ne peut prouver d’une part, la prolifération des oiseaux, et d’autre part le lien de causalité avec son préjudice. Mais la Cour évoque un élément nouveau : le requérant a commis une faute en ne renouvelant pas les demandes d’autorisation de tirs prévues par la directive. Cette négligence serait à même d’exonérer l’Etat de sa responsabilité pour faute. Par ailleurs, la Cour se prononce également sur la responsabilité sans faute du fait des lois, fondement qui est le seul repris par le Conseil d’Etat dans la décision commentée.

Cet arrêt est révélateur des ambiguïtés du principe actuel de la responsabilité de l’Etat du fait des lois, lequel connaît un certain renouveau depuis quelques années mais dont les conséquences pratiques restent limitées. S’il s’inscrit dans la jurisprudence récente tendant à faciliter la reconnaissance de la responsabilité sans faute de l’Etat (I), l’arrêt du 1er février est surtout pour le juge l’occasion de préciser les modalités de la réparation, qui viennent très largement réduire cette dernière (II).

1. – L’engagement de la responsabilité sans faute de l’Etat législateur facilité

Si l’on s’intéresse à la responsabilité sans faute de l’Etat sur le fondement de la rupture d’égalité devant les charges publiques, on ne peut que constater la constance de la jurisprudence en la matière. L’arrêt ici commenté n’est qu’une illustration d’une jurisprudence classique qui consacre le principe de la responsabilité de l’Etat législateur (A), tout en l’assortissant d’une exception qu’il convient d’interpréter strictement (B).

A. - La reconnaissance classique de la responsabilité de l’Etat législateur

La jurisprudence administrative a depuis fort longtemps rompu avec la souveraineté de la loi, bien avant les limitations que devait lui apporter la Constitution de 1958. En effet, la question de la responsabilité de l’Etat du fait de la loi, si elle a pu agiter la doctrine et le juge, fait aujourd’hui partie des « blocs de granit » jetés sur le sol du droit administratif. A ce titre, la décision commentée n’en est qu’une des illustrations.

On sait ainsi, au moins depuis l’arrêt d’Assemblée du Conseil d’Etat du 14 janvier 1938, Société anonyme des produits laitiers « La Fleurette » (Rec. p. 25), que la loi qui serait source de préjudices peut entrainer la responsabilité de l’Etat. Le juge ne va pas jusqu’à reconnaître que la loi peut être fautive, mais simplement que si elle cause un préjudice à une personne physique ou morale, elle doit conduire à réparation. L’importance du revirement opéré par le Conseil d’Etat, même si un certain nombre d’arrêts tendaient à l’annoncer, n’en doit pas moins être relevée. Et il convient de constater la constance avec laquelle cette jurisprudence a été appliquée et étendue aux autres activités normatives de l’Etat : les actes administratifs individuels (CE 1949 Société des Ateliers du Cap Janet, Rec. p. 450) et réglementaires (CE 1961, Vannier, Rec. p. 60 ; CE 1963, Cmne de Gavarnie, Rec. p. 113), les conventions internationales (CE 1966, Compagnie générale d’énergie radio-électrique ; Rec. p. 257) et plus récemment la coutume internationale (CE 23 sept. 2011, Mme S., RFDA 2012, p. 46, concl. C. ROGER-LACAN).

En espèce, le caractère préjudiciable de la loi ne faisait aucun doute : c’est la protection des espèces en cause qui conduit à leur prolifération, et donc à la destruction partielle de l’activité piscicole de M. B. Pour autant, l’exigence de protection ne saurait être fautive : seule la responsabilité sans faute s’imposait. Le Conseil d’Etat avait d’ailleurs eu l’occasion d’admettre cette responsabilité dans une affaire similaire : « le préjudice résultant de la prolifération des animaux sauvages appartenant à des espèces dont la destruction a été interdite en application des dispositions des articles 3 et 4 de la loi du 10 juillet 1976, relative à la protection de la nature, reprises par le code de l’environnement, doit faire l’objet d’une indemnisation par l’Etat […] » (CE 30 juill. 2003, Association pour le développement de l’Aquaculture en Région Centre) .

La problématique de la responsabilité de l’Etat du fait des lois a tout de même trouvé un nouveau souffle du fait de la place du droit international, et de son insertion dans la hiérarchie des normes. C’est le régime même de la responsabilité qui est en cause : la loi étant soumise au droit international, ne faut-il pas considérer qu’elle est fautive lorsqu’elle est prise en violation de ce droit ? La responsabilité sans faute de l’Etat est-elle toujours un régime adéquat pour une norme dont le législateur ne maîtrise plus tous les tenants et aboutissants ? L’arrêt du Conseil d’Etat de février 2012 s’inscrit dans cette problématique. Le régime des espèces d’oiseaux protégées ici concerné est certes issu de la loi de 1976 modifiée, mais se trouve également très largement encadré par la directive du Conseil du 2 avril 1979, dite « directive oiseaux ». La responsabilité aurait pu être engagée sur ce fondement. Pour autant, le Conseil d’Etat et la Cour administrative d’appel avant lui se sont fondés, à juste titre au regard de la hiérarchie des normes, uniquement sur le régime législatif français. L’affaire ne posait de ce fait pas de difficulté dans la mesure où ce régime est parfaitement conforme à la directive.

Il reste que la question du fondement de la responsabilité n’est pas résolue, et le juge administratif fait preuve d’une certaine prudence : il a pris soin dans son arrêt d’Assemblée Gardedieu (8 fév. 2007, Rec. p. 78, concl. DEREPAS) de ne pas se placer sur le terrain de la faute. Mais en revanche, cet arrêt ne laisse pas de doute, au regard de sa formulation, sur la nécessité de trouver un nouveau fondement à la responsabilité sans faute de l’Etat « normateur » : le Conseil a en effet distingué le cas classique de la responsabilité sans faute fondée sur la rupture d’égalité devant les charges publiques, d’un nouveau cas de responsabilité sans faute de l’Etat sur le fondement « des obligations qui sont les siennes pour assurer le respect des conventions internationales par les autorités publiques ». Il convient sans doute d’attendre les avancées de la jurisprudence pour identifier l’existence d’un nouveau fondement à la responsabilité sans faute.

L’arrêt du 1er février 2012 s’inscrit donc ici dans un classicisme parfait, même s’il réitère certaines avancées récentes.

B. – L’exclusion de la responsabilité de l’Etat par le législateur : une exception expresse et interprétée strictement

Le régime de responsabilité sans faute du fait des lois étant particulièrement favorable à l’indemnisation, il supporte tout de même une exception, interprétée très largement par le passé mais aujourd’hui appréciée plus strictement par la jurisprudence administrative. L’arrêt commenté s’inscrit dans la droite ligne de la jurisprudence récente.

On soulignera que certains auteurs considèrent cette exception comme une simple condition de l’engagement de la responsabilité de l’Etat législateur. Il nous semble cependant qu’il s’agit d’une véritable exception dans la mesure où elle peut faire échec à la reconnaissance du principe même de la responsabilité, là où la condition se situe au niveau de la mise en œuvre du principe.

Ainsi, le régime de responsabilité sans faute du fait des lois contient dès le départ, une exception de taille : le législateur ne doit pas avoir exclu le principe de la responsabilité du fait de la loi en cause (V. notamment CE Sect. 22 nov. 1957, Compagnie de navigation Fraissinet, Rec. p. 635). Cette notion d’exclusion était interprétée de manière très large par la jurisprudence, puisque dans le silence de la loi, et dès lors que celle-ci répondait à un intérêt général jugé essentiel, la réparation était exclue. Le juge faisait ainsi la part belle à l’implicite et, au regard de la théorie de la loi et de l’intérêt général qui est censé s’y attacher, il était quasiment impossible que la responsabilité de l’Etat législateur puisse être engagée. La liste est longue des arrêts qui tout en rappelant le principe de responsabilité n’en écartait pas moins son application. Le Conseil d’Etat excluait ainsi toute réparation du fait d’une loi intervenu dans un but d’intérêt général jugé supérieur, tel que la répression d’activités frauduleuses (CE 14 janv. 1938, Compagnie générale de grande pêche, Rec. p. 23), dangereuses (CE 6 janv. 1956, Manufacture françaises d’armes et de cycles, Rec. p. 3), la lutte contre la hausse des prix (CE 15 juil. 1949, Ville d’Elbeuf, Rec. p. 359) ou encore la lutte en faveur des économies d’énergie (CE 24 oct. 1984, Sté Claude Publicité, Rec. p. 338) .

Prenant en compte ces difficultés pratiques, le juge a quelque peu fait évoluer sa position en la matière en dénuant de tout effet le silence de la loi. Le Conseil d’Etat considère en effet que l’absence de position expresse du législateur en la matière ne saurait, à elle seule, exclure la responsabilité de l’Etat (CE  2 nov. 2005, Société coopérative agricole Ax’ion, Rec. p. 468) . Le faisceau d’indices utilisé par le juge amoindrit dès lors la place de l’implicite, et la formule reprise dans l’arrêt commenté est sans équivoque : « le silence d’une loi sur les conséquences que peut comporter sa mise en œuvre ne saurait être interprété comme excluant, par principe, tout droit à réparation des préjudices que son application est susceptible de provoquer ». Il faut saluer cette évolution qui va dans le sens du droit actuel de la responsabilité.

Ainsi le principe de responsabilité sans faute du fait des lois est-il aujourd’hui très favorable aux victimes dans son principe. Les conditions de son application n’en demeurent pas moins assez encadrées.

2. – Le maintien de strictes conditions de mise en œuvre du droit à réparation

Plus que sur la reconnaissance de la responsabilité sans faute de l’Etat législateur, l’intérêt de l’arrêt commenté se situe dans ses conditions de mise en œuvre. Cette dernière suppose classiquement l’existence d’un lien de causalité entre le fait générateur du dommage et le préjudice. La responsabilité sans faute présente à cet égard des particularités rappelées ici par le juge. La réparation peut ainsi se voir atténuée, soit parce que le lien de causalité est rompu par une cause d’exonération, comme la faute de la victime (A), soit parce que le préjudice ne dépasse pas l’aléa inhérent à l’activité de la victime (B).

A. – La faute de la victime ou l’atténuation de la responsabilité de l’Etat

Il est relativement classique de relever l’existence de quatre causes exonératoires de la responsabilité, à savoir la faute de la victime, le fait d’un tiers, la force majeure et le cas fortuit. De la même manière, la jurisprudence a eu l’occasion d’affirmer que seules deux de ces causes étaient susceptibles de s’appliquer en matière de responsabilité sans faute : la faute de la victime et la force majeure (CE 22 oct. 1971, Ville de Fréjus, Rec. p. 630) . Ces principes sont classiques et l’intérêt de la jurisprudence doit être recherché de manière plus pratique dans leur mise en œuvre.

L’affaire de l’Étang de Galetas s’attache à préciser la place de la faute de la victime. En effet, le régime de protection des grands cormorans a donné lieu à des mesures de régulation mises en place par l’Etat au titre de la directive n° 079/409/CEE précitée qui prévoit la possibilité de telles mesures. Le régime est ainsi organisé autour d’un plan national de régulation, qui permet aux préfets d’accorder, sur demande des exploitants de pisciculture, des autorisations de tirs. L’objectif de régulation repose ainsi sur une demande des principales victimes de la prolifération des oiseaux. Aussi, le juge a-t-il pris en compte cette possibilité réglementaire, qui permet, à défaut de le supprimer, de limiter le préjudice des exploitants.

Le Conseil d’Etat confirme en l’espèce la position de la Cour administrative d’appel de Lyon. Celle-ci avait tout d’abord relevé que M. B. avait mis en œuvre cette possibilité de régulation, en demandant des autorisations de tirs pour les années 1995 à 1997. Dès lors, le fait qu’il n’ait pas demandé ces autorisations pour les années concernées, soit entre 2001 et 2008, est de nature à limiter la responsabilité de l’Etat. Car l’enjeu est bien là : il n’est pas question d’exonérer entièrement l’Etat de toute responsabilité, mais bien de déterminer dans quelle mesure la faute de M.B. a pu conduire à aggraver son propre préjudice. Il appartient ainsi au juge de déterminer cet équilibre. En espèce, la Cour a estimé que la moitié du préjudice, évalué à 100 000 euros, était imputable à la négligence de M. B. Cette proportion n’est pas remise en cause par le Conseil d’Etat, et il semble qu’elle soit adaptée : les possibilités de régulation offertes par l’Etat semblent parfaitement adaptées à la surpopulation des cormorans, sans remettre en cause leur statut d’espèce protégée. Il est donc justifié que l’exploitant qui ne met pas en œuvre cette possibilité, en connaissance de cause, en assume la responsabilité.

Mais le Conseil d’Etat casse tout de même l’évaluation du préjudice donnée par la Cour sur le fondement de la notion d’aléa anormal.

B. - L’acceptation nécessaire d’un aléa « normal »

La notion d’aléa « normal » relève presque de la tautologie : l’aléa est un risque hypothétique mais que l’on envisage. Sa réalisation, lorsqu’elle se produit, est donc normale. Mais ici, la notion de normalité utilisée par le juge concerne plus spécialement le degré de gravité de l’aléa davantage que sa réalisation. La normalité renvoie alors à l’idée que la société étant par nature porteuse de risque, ce risque doit être accepté avec ses conséquences. Il arrive simplement que certaines conséquences soient, du fait de leur gravité, étrangères à l’aléa normal induit par cette société.

L’aléa normal appartient donc à ces notions dont les contours sont évanescents et surtout soumis à l’appréciation du juge, chargé de sonder le degré d’acceptation du risque par la société. Il convient d’ailleurs ici de souligner l’indétermination terminologique du juge et de la doctrine : l’expression est tantôt celle d’aléa « anormal », d’aléa « ordinaire », ou encore d’aléa « inhérent » à telle ou telle activité…

Pour autant, ce rôle du juge relève en réalité de l’obligation, ce qui a conduit le Conseil d’Etat à censurer l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon. En effet, la position des juges du Palais Royal est un véritable rappel à l’ordre : « il appartenait [à la Cour] de rechercher dans quelle mesure le préjudice subi dépassait l’aléa inhérent à l’exploitation afin, le cas échéant, de ne prévoir l’indemnisation que de la part de ce préjudice excédant les pertes résultant normalement de cet aléa ». A ce titre, le Conseil d’Etat rappelle deux précisions utiles : le juge doit d’une part, prendre en compte et définir l’aléa normal, et d’autre part tirer les conséquences de ce risque minimal, en limitant le cas échéant la réparation. Il convient donc que le juge fixe le seuil permettant de déterminer l’aléa normal. Cette évaluation est bien-sûr faite cas par cas.

La conséquence de cette obligation du juge est défavorable à la victime : si M. B. doit amputer aux 100 000 euros de l’évaluation du préjudice la moitié de la somme, liée à sa faute, il doit également y soustraire la part de l’aléa normal. Son indemnisation sera ainsi inférieure à 50 000 euros. Il serait vain de tenter ici une estimation de la part d’indemnisation qui sera accordée à M.B.

Si cette notion d’aléa anormal est classique en matière de responsabilité sans faute, nous nous permettrons d’interroger son caractère relatif, nécessairement fluctuant, et donc imprécis. Il apparait cependant comme une soupape nécessaire, une prise en compte réaliste de la multiplication des risques, dont il appartient au juge de tenir compte.

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