La Cour administrative d’appel de Lyon rend un arrêt qui paraît fragiliser, sur le plan juridique, l’existence du mémorial du génocide arménien, place Antonin Poncet, dans le centre-ville de Lyon.
Si elle confirme l’annulation de l’autorisation d’occupation du domaine public accordée par la Communauté urbaine de Lyon pour l’édification du mémorial, la Cour administrative d’appel de Lyon adopte un raisonnement différent de celui des juges de première instance. Elle considère, contrairement au Tribunal administratif de Lyon, que la communauté urbaine est restée propriétaire de la place Antonin Poncet et, à ce titre, demeure compétente pour délivrer des autorisations d’occupation temporaire comportant emprise sur le domaine public. Ceci étant, l’autorisation a été délivrée à l’Association pour le mémorial du génocide des Arméniens dont les statuts prévoyaient la dissolution une fois le monument achevé. L’obligation d’entretien mise à la charge de l’occupant se retrouve donc sans débiteur, ce qui, selon la Cour, porte atteinte à l’obligation de conservation du domaine public et justifie l’annulation. En réalité, cette décision, telle qu’elle est motivée par les juges d’appel, ne menace pas réellement l’existence du mémorial. L’autorisation étant annulée, la communauté urbaine se retrouve tout simplement propriétaire du monument par voie d’accession. L’essentiel est que la Cour n’a pas été jusqu’à considérer que le mémorial, par ses dimensions et son aspect esthétique, n’était pas compatible avec l’affectation à l’utilité publique de la place Antonin Poncet. Elle refuserait donc très probablement d’enjoindre sa démolition, si des requérants venaient à le lui demander.
Site du Mémorial Lyonnais du Génocide des Arméniens
Un nouvel obstacle juridique vient contrarier l’édification du mémorial inauguré en avril 2006 pour commémorer les massacres et les déportations des Arméniens sous l’Empire Ottoman, place Antonin Poncet, dans le centre-ville de Lyon, à quelques pas de la place Bellecour.
Les partisans de ce mémorial ont déjà été confrontés à bien des difficultés. D’un coût de 180 000 euros, financés pour les deux tiers par la communauté arménienne de la région et le reste par la ville de Lyon, la construction avait été retardée d’un an par une association de riverains et une conseillère municipale UMP qui contestaient son esthétique. Le sénateur-maire de Lyon, Gérard Collomb, a par ailleurs reçu des milliers de lettres de protestation de Turcs.
L’existence du mémorial paraît aujourd’hui remise en cause par l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon du 28 décembre 2010. Cette décision confirme en effet l’annulation des deux arrêtés du 4 avril 2005 et du 5 avril 2006 respectivement signés par le Président de la Communauté urbaine et son vice-président, autorisant l’Association pour le mémorial lyonnais du génocide des Arméniens (MLGA) à réaliser, au pied du clocher de l’ancien hôpital de la Charité, un monument en souvenir du génocide arménien.
Si la Cour rejette la requête de la communauté urbaine de Lyon contre le jugement rendu le 3 avril 2008 par le Tribunal administratif de Lyon à la demande de l’Association de défense et de protection des places Bellecour et Antonin Poncet et de Mme D., elle donne tout de même tort aux juges de première instance sur les motifs qu’ils ont retenu pour justifier l’annulation.
En effet, en 1972, la communauté urbaine de Lyon, compétente en matière de voirie et de parcs de stationnement selon l’article 4 de la loi du 31 décembre 1966 relative aux communautés urbaines, est devenue propriétaire de plein droit, sur le territoire de la ville de Lyon, de la place Antonin Poncet, sur laquelle existait alors un parking.
Or, ce parking a été depuis supprimé et remplacé par un parc de stationnement souterrain.
Pour le Tribunal administratif de Lyon, la suppression du parking situé sur la place a eu pour effet de priver la communauté urbaine de la compétence de délivrer des autorisations d’occupation temporaire sur celle-ci. Le tribunal a donc indissociablement lié la compétence de la communauté urbaine en matière de parcs de stationnement à la compétence pour délivrer des permissions de voirie.
C’est ce raisonnement qu’infirme la Cour administrative d’appel de Lyon.
Certes, elle admet, à l’instar du tribunal, que « depuis la suppression du parking (…) la communauté urbaine de Lyon n’exerce légalement plus aucune compétence sur la place ». Celle-ci, désormais aménagée en promenade, ne peut en effet être considérée ni comme une voie publique ni même comme une dépendance de la voie publique.
Pour autant, la communauté urbaine est restée propriétaire de la place Antonin Poncet et, à ce titre, demeure compétente pour délivrer des autorisations d’occupation temporaire comportant emprise sur le domaine public.
Le Président de la Communauté urbaine de Lyon était donc bien compétent pour accorder l’autorisation litigieuse. En revanche, le vice-président de la communauté urbaine, ne bénéficiant d’une délégation de signature de la part du Président qu’en matière de « voirie et signalisation » ne l’était pas pour signer le second arrêté attaqué.
Ceci étant, la compétence que détient la personne publique propriétaire du domaine public de délivrer des permissions de voirie, se trouve traditionnellement encadrée par la jurisprudence. La Cour rappelle, par un considérant classique que « si, dans l’exercice de ses pouvoirs de gestion du domaine public, il appartient à l’administration d’accorder à titre temporaire des autorisations d’occupation privatives dudit domaine, ces autorisations ne peuvent légalement intervenir que si, compte tenu des nécessités de l’intérêt général, elles se concilient avec les usages conformes à la destination du domaine que le public est normalement en droit d’y exercer, ainsi qu’avec l’obligation qu’a l’administration d’assurer la conservation de son domaine public ».
C’est la violation de cette obligation de conservation des biens du domaine public qui pèse sur les personnes publiques propriétaires qui va justifier l’annulation de l’arrêté du 4 avril 2004.
En effet, l’arrêté autorise l’Association pour le mémorial lyonnais du génocide des Arméniens à construire un monument et met à sa charge des obligations particulières d’entretien, de propreté, de sécurité et de responsabilité. Or, les statuts de l’Association prévoient la dissolution de cette dernière après la réalisation du mémorial. Les obligations mises à la charge de l’Association se retrouvent par conséquent sans débiteur et la conservation du domaine public est susceptible d’en pâtir.
Selon la Cour administrative d’appel de Lyon, la communauté urbaine est donc restée propriétaire de la place Antonin Poncet en dépit de la suppression du parking situé sur la place (I). Pour autant, est-elle encore compétente pour délivrer des autorisations d’occupation temporaires comportant emprise, et si tel est le cas, dans quelle mesure ? La Cour apporte à ces questions des réponses tout à fait classiques (II).
I. – La détermination délicate du propriétaire de la place Antonin Poncet
Les juges d’appel ont raisonné en deux temps, se posant successivement deux questions : la Communauté urbaine de Lyon est-elle toujours compétente en matière de voirie et parcs de stationnement sur la place Antonin Poncet ? Dans la négative, la disparition de cette compétence entraîne-t-elle celle du droit de propriété ?
A. – La disparition de la compétence de la communauté urbaine en matière de parcs de stationnement sur la place Antonin Poncet
Selon la Cour, la communauté urbaine a perdu la compétence en matière de voirie et parcs de stationnement qu’elle exerçait sur la place Antonin Poncet depuis la suppression du parking situé sur ladite place et son remplacement par un parc souterrain.
La position de la Cour est sur ce point assez rigoureuse car s’il est vrai que la place Antonin Poncet comporte désormais des parties engazonnées et arborées, elle reste encerclée par quatre voies publiques : elle est davantage traversée par des piétons pressés de passer d’une voie à une autre que par des promeneurs arpentant tranquillement ses allées, au demeurant fort courtes. En outre, c’est par cette place que l’on accède au parking souterrain. On aurait d’ailleurs pu se demander si la place n’était pas l’accessoire de ce dernier.
Ceci étant, la disparition de la compétence n’entraîne pas pour autant celle du droit de propriété.
B. – Le maintien du droit de propriété de la communauté urbaine sur la place Antonin Poncet
Il ne fait pas de doute qu’en 1972, la Communauté urbaine de Lyon est devenue propriétaire de la place Antonin Poncet en application des dispositions combinées des articles 4 et 21 de la loi du 31 décembre 1966 relative aux communautés urbaines.
En effet, l’article 21 codifiée à l’article L. 5215-28 du Code général des collectivités territoriales a institué une véritable dérogation au principe d’inaliénabilité des biens du domaine public consacré aux articles L. 3111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques et L. 1311-1 du Code général des collectivités territoriales. Pour être cédé, un bien doit être préalablement désaffecté puis déclassé formellement. Or, l’article L. 5215-28 prévoit que « les immeubles et meubles faisant partie du domaine public des communes appartenant à l’agglomération sont affectés de plein droit à la communauté urbaine, dès son institution, dans la mesure où ils sont nécessaires à l’exercice des compétences de la communauté. Le transfert définitif de propriété ainsi que des droits et obligations attachés aux biens transférés est opéré par accord amiable [...] ».
Ce transfert de propriété est-il conditionné par le maintien de la compétence qui l’a justifié ?
La Cour refuse clairement de prendre position sur ce point et vient en quelque sorte botter en touche en exigeant « un acte contraire » pour formaliser la réintégration de la place dans le patrimoine de la ville de Lyon.
Toutefois, sans affirmer le caractère irréversible du transfert de propriété, la Cour administrative de Lyon doute ouvertement du fait que la disparition de la compétence relative aux parcs de stationnement de la communauté urbaine sur la place Antonin Poncet entraîne réintégration du bien dans le patrimoine de la ville de Lyon. Par l’emploi de l’expression « à supposer que », la Cour marque en effet sa préférence pour la reconnaissance d’un véritable droit de propriété, entier, parfait et non conditionné à l’exercice d’une compétence précise.
Cette préférence se justifie pourtant simplement, grâce à un élément textuel : l’article L. 5215-28 du Code général des collectivités territoriales évoque en effet un « transfert définif de propriété ». Ainsi peut-il être interprété comme instituant un mécanisme dérogatoire au régime de droit commun de la mise à disposition, prévu par l’article L. 1321-1 du Code général des collectivités territoriales, selon lequel « le transfert d’une compétence entraîne de plein droit la mise à la disposition de la collectivité bénéficiaire des biens meubles et immeubles utilisés, à la date de ce transfert, pour l’exercice de cette compétence ». Sans être propriétaire, la collectivité bénéficiaire de la mise à disposition assume, selon l’article L. 1321-2, « l’ensemble des obligations du propriétaire ». Mais, en cas de désaffectation des biens mis à disposition, « la collectivité propriétaire recouvre l’ensemble de ses droits et obligations sur les biens désaffectés » (art. L. 1321-3 CGCT) .
On soulignera au passage que le Code général de la propriété des personnes publiques a entendu généraliser le dispositif dérogatoire de l’article L. 5215-28 CGCT en autorisant, par dérogation au principe d’inaliénabilité du domaine public, les cessions de biens du domaine public entre personnes publiques, sans déclassement préalable, dès lors que « les biens sont destinés à l’exercice des compétences de la personnes publique qui les acquiert et relèveront de son domaine public » (art. L. 3112-1 CGPPP) . De telles dispositions étaient attendues, afin de contrecarrer la jurisprudence administrative – jugée souvent excessivement rigoureuse par la doctrine – qui déclarait illégale toute cession en propriété d’un bien du domaine public à une autre collectivité publique, en dépit du maintien de la même affectation à l’utilité publique (v. C.A.A. Paris, 8 juillet 2004, Région Ile-de-France - N° 001PA01073 - Inédit au recueil Lebon) . Les transferts de compétences entre personnes publiques rendent souvent nécessaire une redistribution de la propriété des dépendances domaniales et légitiment de ce fait, une entorse au principe d’inaliénabilité.
II. – La compétence pour délivrer des autorisations d’occupation temporaires : la réaffirmation de solutions classiques
Tout d’abord, la Cour lie la compétence pour délivrer des autorisations d’occupation temporaires (AOT) comportant emprise sur le domaine public à la qualité de propriétaire. Elle rappelle ensuite les limites classiquement opposées par la jurisprudence à l’exercice de cette compétence, et notamment l’obligation de conservation du domaine.
A. – Une compétence liée à la qualité de propriétaire
A défaut d’acte formalisant le retour de la place Antonin Poncet dans le patrimoine de la ville de Lyon, la communauté urbaine en est demeurée propriétaire et « à ce titre, (…) est restée compétente pour délivrer des autorisations d’occupation temporaires comportant emprise ».
La Cour reprend ici la distinction classique, consacrée notamment dans l’arrêt du Conseil d’Etat du 14 juin 1972, Elkoubi, entre les permis de stationnement, occupations privatives du domaine public sans emprise au sol, et les permissions de voirie, qui impliquent l’exécution de travaux pour modifier l’assiette du domaine public.
Alors que l’autorité compétente pour délivrer des permis de stationnement est celle qui exerce la police de l’ordre public sur le bien considéré, concernant les permissions de voirie, c’est l’autorité chargée de la police de la conservation, c’est-à-dire en principe la personne publique propriétaire, qui peut les accorder.
La délivrance d’une AOT avec emprise n’est donc pas liée à l’exercice d’une compétence mais est attachée au droit de propriété. Il s’agit là-encore d’une solution traditionnellement admise par la jurisprudence. Ainsi, dans l’arrêt du 23 octobre 1968, Consorts Brun, le Conseil d’Etat avait-il reconnu le département de la Seine compétent pour accorder une AOT en vue de l’installation d’un buffet-restaurant dans un palais de justice dont il était propriétaire, alors même que le palais était affecté au service public étatique de la justice.
B. – Une occupation sans occupant ou la violation de l’obligation de conservation du domaine public
La Cour administrative d’appel de Lyon reprend enfin le considérant classique consacré par l’arrêt du Conseil d’Etat du 3 mai 1963, Commune de Saint-Brévin-les-Pins : une AOT ne peut être délivrée que si elle est compatible « avec les usages conformes à la destination du domaine que le public est normalement en droit d’y exercer », ainsi qu’avec l’obligation qu’a l’administration d’assurer la conservation de son domaine public ».
La Communauté urbaine de Lyon a violé cette dernière obligation en délivrant l’AOT à l’Association pour le mémorial lyonnais du génocide des Arméniens alors même que les statuts de cette dernière prévoyaient sa dissolution juste après la réalisation du monument. Une fois dissoute, l’Association ne pouvait évidemment plus assurer l’entretien, la propreté, la sécurité et la responsabilité concernant le monument. On se retrouve dans le cas singulier d’une occupation sans occupant.
De prime abord, la décision de la Cour peut paraître relativement sévère car la délivrance de l’AOT, nécessairement « précaire et révocable » (art. L. 2122-3 CGPPP) ne portait pas atteinte en elle-même à l’intégrité du domaine public. A la dissolution de l’association, l’administration disposait des moyens juridiques nécessaires pour protéger le domaine public : elle aurait pu exiger la démolition du mémorial, ce qui était politiquement très délicat, ou bien reprendre le monument sans indemnité et supporter alors les frais de son entretien. La Cour aurait donc pu très bien considérer qu’en ne s’opposant pas à l’existence du monument, la communauté urbaine en était devenue propriétaire.
En réalité, l’annulation de l’autorisation d’occupation du domaine public, telle qu’elle est motivée par les juges d’appel, revient à considérer la communauté urbaine propriétaire du monument, par voie d’accession (art. 552 Code civil) : déjà propriétaire de la place, elle possède aussi ce qui est situé dessus. L’essentiel est que la Cour n’a pas été jusqu’à considérer que le mémorial, par ses dimensions et son aspect esthétique, n’était pas compatible avec l’affectation à l’utilité publique de la place Antonin Poncet. Elle refuserait donc très probablement d’enjoindre sa démolition, si des requérants venaient à le lui demander.
Ainsi l’arrêt rendu le 28 décembre 2010 ne fragilise-t-il pas réellement l’existence du monument.