Dans le cadre du budget participatif d’Annecy, un porteur de projet avait vu son projet déclaré irrecevable par l’exécutif de la collectivité. Il conteste la décision d’irrecevabilité. Le tribunal administratif de Grenoble rejette la requête au motif que l’acte serait une mesure préparatoire.
Première décision portant sur le fond du droit applicable aux budgets participatifs, le jugement commenté propose de qualifier ces outils de consultation ouverte facultative. Cela emporte l’application des principes du droit de la démocratie participative, en plein développement. Toutefois, à rebours de la jurisprudence sur les décisions administratives d’irrecevabilité, la juridiction qualifie de manière très contestable la décision attaquée de « mesure préparatoire ». Ce faisant, elle restreint considérablement la justiciabilité des actes jalonnant les budgets participatifs. L’effectivité de principes encadrant les procédures démocratiques s’en trouve drastiquement limitée. Il est pourtant possible de penser un régime contentieux renforçant cette effectivité.
Un budget participatif consiste pour une personne publique à permettre aux habitants de décider de l’affectation d’une partie de son budget, voire de proposer eux-mêmes leurs propres projets. Les premiers budgets participatifs se sont tenus en France dès la fin des années 1990, sous l’influence du modèle de la ville de Porto Alegre au Brésil1. Ils ont connu un nouvel élan depuis les élections municipales de 2014. Alors que 6 communes avaient entrepris une démarche de budget participatif en 2014, on dénombre environ 465 budgets participatifs en cours en 2024, à tous les niveaux de collectivités territoriales2. D’autres personnes publiques en organisent, notamment des universités3. Des propositions sont formulées pour le budget général de l’État, selon des modalités plus spécifiques4. S’ils ne vont plus nécessairement de pair avec l’objectif de justice sociale via la redistribution des ressources qui caractérisait l’expérience brésilienne5, les budgets participatifs figurent parmi la panoplie d’outils permettant d’associer de près ou de loin les personnes non élues à la prise de décision, ce qui correspond à la notion de « démocratie participative ».
Une fois que son principe et ses modalités sont actés par la personne publique, un budget participatif se déroule généralement en deux phases. Les habitants proposent d’abord des projets à mettre en place dans la collectivité, et sont ensuite appelés à sélectionner ceux qu’ils préfèrent. Le plus souvent, le dispositif est ouvert assez largement aux « habitants », sans considération de nationalité, et des mineurs sont souvent autorisés à y prendre part. En pratique, les projets retenus sont mis en place par la collectivité organisatrice. Le point de savoir si, juridiquement, les budgets participatifs ont un caractère décisoire ou consultatif est incertain. Quoi qu’il en soit, dès lors qu’un organe délibérant les prévoit par délibération spéciale ou à l’occasion du vote du budget, leur caractère réglementaire ne saurait être dénié.
Nonobstant, aucune disposition législative ou réglementaire ne prévoit ce dispositif, de sorte que les budgets participatifs sont la parfaite illustration des paradoxes du droit français en matière de démocratie participative6. Mettre en place une simple consultation locale (CGCT, art. L. 1112-15 et s.) suppose de respecter des règles et une organisation très strictes (transmission du projet de délibération au représentant de l’État dans un délai minimal, organisation d’une campagne électorale, tenue de bureaux de vote, procès-verbaux de vote, etc.). Au contraire, instaurer un budget participatif, par lequel les habitants, y compris des non-électeurs, exerceront ce qui s’apparente à un véritable pouvoir de décision sur l’affectation de sommes non négligeables d’argent public (184 millions d’euros à l’échelle de la France en 2024, soit, pour ne prendre que les communes entre 50 000 et 200 000 habitants, 586 000€ par commune en moyenne en 20247) ne s’inscrit dans aucun cadre juridique spécifique. Une proposition de loi sénatoriale8 a certes été déposée en janvier 2023 pour reconnaître les budgets participatifs, mais le texte ne contient ni définition ni régime juridique – il n’a de surcroît pas été examiné.
Tel est bien ce qui pose difficulté avec le budget participatif d’Annecy. La commune a instauré ce dispositif en 2020, et sa première édition s’est tenue en 2021. Le 4 mars 2021, un particulier, M. A., a déposé un projet visant à instaurer une limitation de vitesse à 30 km/h sur l’ensemble du territoire de la commune. Le 2 septembre 2021, son projet a été rejeté par le maire pour irrecevabilité. Le 7 septembre, le porteur de projet formule un recours gracieux. Le silence gardé par l’administration sur un recours administratif valant décision de rejet (CRPA, art. L. 231-4, 2°), son recours a été rejeté. M. A a saisi le tribunal administratif de Grenoble pour demander l’annulation de la décision du 2 septembre. Il estime que la décision méconnaît le règlement du budget participatif, au motif que son projet répondait aux critères de recevabilité qui y étaient posés et que celui qu’on lui oppose n’y figurait pas.
Le tribunal administratif rejette la requête pour irrecevabilité. Il considère que l’acte en litige constitue non pas un acte décisoire, mais une mesure préparatoire. À la place, il invite implicitement le requérant à contester la délibération actant les projets finalement retenus suite au vote des habitants, en invoquant pour cela l’irrégularité de la procédure préalable.
Le jugement pose la question plus générale de la justiciabilité des actes adoptés dans le cadre des procédures de démocratie participative, et, derrière, de l’effectivité des principes entourant le recours à ces dispositifs participatifs. Ces principes, nous y reviendrons, tendent à se développer. Or, ils sont garants de la crédibilité, et donc de la légitimité, de ces procédures qui se veulent démocratiques, et qui devraient bénéficier des garanties attachées au contrôle juridictionnel. Tel est l’enjeu derrière cette affaire, enjeu à propos duquel le tribunal administratif de Grenoble, à notre sens, aurait pu offrir une analyse plus approfondie.
L’intérêt du jugement du tribunal administratif est double. D’une part, il propose une catégorisation juridique des budgets participatifs (I). D’autre part, il ouvre la voie à une réflexion sur le régime contentieux qui leur est applicable, réflexion nécessaire pour accompagner l’émergence des nouvelles formes de démocratie (II).
I. La catégorisation juridique des budgets participatifs
Le contentieux sur les budgets participatifs est encore peu fourni. À notre connaissance, à part le jugement commenté, cinq décisions portent sur des budgets participatifs, qui en constituent d’ailleurs rarement l’objet principal. L’une a été rendue en matière contractuelle9 et deux autres en matière électorale10. Les deux dernières sont des ordonnances qui concernent la contestation de décisions actant l’élimination d’un projet avant la phase des votes, ce qui est la configuration de l’affaire commentée. L’une acte le désistement de la requérante11 et l’autre, émanant du tribunal administratif grenoblois, rejette un référé-suspension pour défaut d’urgence12. Le jugement commenté constitue donc la première décision sur le fond au sujet d’un budget participatif.
Pour la première fois donc, le juge propose de qualifier ce dispositif de consultation ouverte facultative (A). Il en résulte que les principes du droit de la démocratie participative sont pleinement applicables à cet outil (B).
A. La qualification des budgets participatifs de consultation ouverte facultative
Aucun texte ne prévoit spécifiquement l’existence des budgets participatifs. Les conclusions sur le jugement commenté font référence à la loi sur la démocratie de proximité, dite loi Vaillant, du 27 février 2002, mais le dispositif contesté en l’espèce ne s’y raccroche que dans la mesure où les conseils de quartier, créés par la loi en question, sont appelés à prendre part, avec d’autres acteurs, au budget participatif. Les budgets participatifs ne sauraient non plus être rattachés au référendum local (CGCT, art. L. O1112-1 et s.) ni à la consultation locale (CGCT, art. L. 1112-15 et s.), dans la mesure où chacun de ces dispositifs est une opération en une unique phase consistant à faire voter par « oui » ou par « non » les électeurs sur un projet de délibération13.
On a eu l’occasion de l’écrire14, à défaut de texte spécifique, cet outil peut être rattaché à un cadre juridique récent, les « consultations ouvertes facultatives », régies par l’article L. 131-1 du code des relations entre le public et l’administration et l’arrêt pris par l’assemblée du contentieux du Conseil d’État, Occitanie de 201715. Telle est l’option retenue par le tribunal administratif de Grenoble, qui reprend l’un des considérants de principe de cette décision, selon lequel, en substance, les dispositions relatives au référendum local et à la consultation locale ne font pas obstacle à ce que « les collectivités territoriales puissent associer le public à la conception d’une réforme ou à l’élaboration d’un projet ou d’un acte en procédant à une consultation du public selon des modalités qu’elles fixent », ce qui est l’objet de l’article L. 131-1 du CRPA.
Qualifier les budgets participatifs de consultation ouverte facultative emporte au moins trois conséquences. Premièrement, cela les inscrit dans la marge de liberté dont les collectivités territoriales disposent pour déterminer elles-mêmes les modalités d’association des personnes non élues à la discussion des politiques et projets à mettre en place sur leur territoire, autrement dit, leur projet participatif. Cela vient, en prolongement, renforcer le principe d’autonomie financière des collectivités territoriales16.
Deuxièmement, ce rattachement vient clarifier la portée décisionnelle des budgets participatifs… en actant l’absence d’une telle portée décisionnelle – la doctrine est quant à elle partagée sur cette portée juridique17. Si cette solution peut être critiquée par les tenants d’une démocratie plus directe, il faut tout de suite relever qu’elle est plutôt cohérente avec l’état actuel du droit français, largement en retrait en ce domaine. Surtout, un tel rattachement aux consultations ouvertes facultatives permet de sauvegarder la légalité d’une bonne partie des budgets participatifs qui se développent sur le terrain. En effet, le principe général veut qu’il soit interdit à une autorité administrative de se défaire de son pouvoir de décision (prohibition de l’incompétence négative). En l’absence de texte à valeur au moins législative, il est donc illégal de mettre en place des dispositifs qui engagent juridiquement les collectivités à mettre en œuvre les projets proposés et choisis par les habitants. Les consultations ouvertes facultatives auxquelles le tribunal administratif de Grenoble rattache le budget participatif annécien sont des instruments purement consultatifs. Les qualifier ainsi leur ôte certes toute portée décisionnelle, mais les sauvegarde dans leur principe.
Il en découle une autre, et troisième, clarification. La transparence sur la portée, non décisionnelle, des consultations ouvertes facultatives est l’une des conditions de leur légalité18. Or, la pratique témoigne d’une forte ambiguïté sur la portée décisionnelle des budgets participatifs. Les instruments de communication employés envoient souvent un message tournant autour de l’idée selon laquelle les projets choisis par les habitants seront réalisés, laissant implicite qu’il s’agit en réalité d’un engagement politique, et non d’une règle juridique. Les acteurs publics concernés qui souhaitent s’assurer de la légalité de leur démarche gagneront donc à mettre fin à ces ambiguïtés discursives, en attendant une éventuelle reconnaissance législative. Quant à certaines collectivités qui choisissent délibérément de ne pas faire valider les projets retenus par l’assemblée délibérante, elles se positionnent clairement dans le champ politique, affirmant, non sans risque juridique élevé donc, leur volonté de respecter un principe de démocratie directe.
Le rattachement des budgets participatifs aux consultations ouvertes facultatives emporte l’application du droit commun de la démocratie participative.
B. L’application des principes du droit de la démocratie participative aux budgets participatifs
L’entrée en vigueur, le 1er janvier 2016, de l’article L. 131-1 du code des relations entre le public et l’administration, ainsi que l’intervention de l’arrêt Occitanie en 2017 ont été déterminants pour la démocratie participative, dans la mesure où ils sont venus respectivement expliciter et compléter les principes applicables aux consultations que les personnes publiques organisent en dehors des cas régis par des dispositions législatives ou réglementaires. La combinaison de ce texte et de cette jurisprudence emporte l’application de sept principes.
Le premier recouvre l’égalité et l’impartialité, applicable à toute l’action administrative en général. Le deuxième est la sincérité, qui signifie que la manière dont la consultation est organisée ne doit pas rendre la consultation biaisée, de sorte que le résultat serait orienté ou connu à l’avance. Vient ensuite la pertinence du périmètre du public au regard de l’objet de la consultation, appréciée au cas par cas. Quatrièmement, la transparence doit être faite tant sur l’objet que sur les modalités et sur la portée de la consultation. En outre, le délai pour participer doit être raisonnable, ce qui s’apprécie au regard de la complexité du sujet discuté et des modalités de la consultation. Sixièmement, le principe de régularité s’impose. Il signifie qu’« il incombe à l’autorité administrative de veiller au bon déroulement de la consultation dans le respect des modalités qu’elle a elle-même fixées »19. C’est-à-dire que la collectivité territoriale doit veiller à ce que les tiers respectent les règles fixées… et qu’elle veille à les respecter elle-même. Le dernier principe est la reddition des comptes : « l’autorité organisatrice veille à ce que les résultats ou les suites envisagées soient, au moment approprié, rendus publics » (L. 131-1 CRPA). Il s’agit bien d’informer sur les suites données, et non pas d’une obligation de se conformer au résultat de la consultation, puisque le processus est consultatif.
Ces principes20 sont de première importance pour assurer la crédibilité des dispositifs participatifs, et in fine, la légitimité des décisions publiques qui en sont issues. Le rapport du Conseil d’État qui les a formulés pour la première fois en 2011 met parfaitement en lumière l’enjeu de ce cadre juridique propre à la démocratie participative21. Aujourd’hui, ces principes constituent un véritable « droit commun de l’association du public »22.
Les faits de l’espèce, rapportés dans les conclusions, mettent en jeu le principe de régularité. Le requérant prétend en effet que son projet a été rejeté en méconnaissance des critères de recevabilité posés dans le règlement du budget participatif – règlement dont nous n’avons pas pu prendre connaissance. Le principe de régularité est présent depuis longtemps dans d’autres domaines (v. par exemple CE, 10 octobre 1994, Ville de Toulouse, n° 108691, mentionné, cité par concl. V. Daumas sur Occitanie, JCP A, n° 38-39, 2017, p. 6). Dans l’affaire commentée, comme le relève la rapporteure publique, « la commune est […] tenue de respecter les procédures qu’elle crée ».
Formulés récemment, les principes du droit de la démocratie participative répondent à des enjeux majeurs. Encore faut-il pouvoir en assurer l’effectivité. Le présent jugement, en déclarant le recours irrecevable, s’écarte de cet horizon.
II. L’occasion manquée de repenser le contentieux de la démocratie participative
Le jugement a été rendu sur les conclusions contraires de la rapporteure publique, ce qui suggère la probable intensité des débats dans les phases d’instruction et de délibéré. En tout état de cause, cette divergence de vues entre les conclusions et la décision montre que la solution dégagée ne relevait pas de l’évidence. En effet, si tel avait été le cas, l’acte attaqué aurait fait l’objet d’un rejet par ordonnance de tri et pour irrecevabilité, sur le fondement du 4° de l’article R. 222-1 du code de justice administrative. Par ailleurs, le même tribunal avait rejeté23 un référé-suspension pour défaut d’urgence dans un contentieux similaire pour le budget participatif de la ville de Grenoble en 2019 et avait donc enrôlé l’affaire à une audience sans envisager l’irrecevabilité. Quant à la ville de Grenoble, elle n’a pas, non plus, pensé à soulever cette fin de non-recevoir24.
Dans le cas du budget participatif d’Annecy, la décision d’irrecevabilité opposée à M. A a été qualifiée de mesure préparatoire ne faisant pas grief et, par suite, insusceptible de recours. M. A est donc invité à attaquer la délibération finale et à faire valoir, à cette occasion seulement, l’irrégularité de la procédure préalable. Mais un acte qui produit des effets irréversibles et qui se détache juridiquement du reste de la procédure ne saurait être qualifié de mesure préparatoire (A). Dès lors, il semble nécessaire de repenser le régime contentieux des actes de démocratie participative pour accompagner l’émergence des nouvelles formes de démocratie (B).
A. Une décision irréversible et détachable ne saurait être qualifiée de mesure préparatoire
La décision d’irrecevabilité litigieuse ne prépare aucunement à la délibération finale. Elle est autonome et pourvue d’effets juridiques irréversibles.
Selon le jugement, « la détermination des projets du budget participatif qui seront finalement mis en œuvre par la commune d’Annecy repose sur une procédure unique » (cons. 6). Il postule que le budget participatif est un processus décisionnel unique et que ses étapes successives seraient toutes intrinsèquement liées de la même manière en préparant, une par une, la délibération finale du conseil municipal arrêtant le ou les projets plébiscités par les votes des citoyens. Toutefois, si la procédure de consultation est effectivement unique, elle se compose de deux cycles décisionnels distincts, lesquels sont d’ailleurs prévus par le règlement lui-même : le premier cycle est celui de l’examen de recevabilité des dossiers au regard des critères de recevabilité figurant dans le règlement. Il permet de trier les dossiers considérés comme éligibles et qui seront soumis à l’appréciation des citoyens de ceux qui sont considérés comme non éligibles et qui ne seront pas soumis à cette appréciation. Le second cycle est celui de l’appréciation des projets par les citoyens. Lui seul prépare à la délibération finale puisque seule la consultation elle-même produira un avis sur les projets appelés à être mis en place par la collectivité.
Les mesures préparatoires sont des mesures qui ne revêtent pas de caractère définitif ni d’effets immédiats. Leurs effets sont différés à une décision ultérieure. Ainsi, selon le Conseil d’État, un appel à candidatures pour attribuer une fréquence radio est une mesure préparatoire à cette attribution insusceptible d’être déférée au juge (CE 13 février 1991, n° 98809, publié). La haute juridiction est très récemment venue préciser la notion de mesure préparatoire. Dans l’arrêt ARCOM du 22 novembre 2024 (CE, 22 novembre 2024, n° 497830, mentionné), trois sociétés de radiodiffusion, dont la candidature avait été jugée recevable, n’avaient toutefois pas été retenues dans la liste des candidatures présélectionnées avec qui l’ARCOM entendait prioritairement négocier. Les trois sociétés ont exercé un recours en annulation contre la liste, en tant que leurs candidatures n’y figuraient pas. Le Conseil a admis qu’il s’agissait d’une mesure préparatoire parce que la liste n’était pas décisoire dès lors qu’elle ne revêtait pas de caractère définitif irréversible. En effet, l’existence d’une liste de sociétés avec qui prioritairement négocier ne faisait pas obstacle à ce que les trois autres sociétés candidates, bien que non présélectionnées, puissent le devenir si, par exemple, les négociations prioritaires ne devaient pas aboutir. Ceci implique que les trois requérantes demeuraient éligibles à l’attribution finale, en dépit de leur absence sur la liste. Cette dernière ne revêtait donc qu’un caractère provisoire qui ne pouvait pas préjuger du résultat final, tant que les négociations n’avaient pas abouti. A contrario, comme le rapporteur public25 dans cette affaire l’a estimé, « avant le terme de la procédure, seule la décision de rejeter un dossier comme irrecevable fait incontestablement grief. En effet, les candidats ainsi écartés ne peuvent plus, ensuite, être “repêchés”. Il n’y a donc aucune raison de différer l’examen de leur recours ». Telle est bien la situation du porteur de projet dans l’affaire du budget participatif. Le requérant a vu sa proposition rejetée en raison d’une prétendue irrecevabilité. La décision d’irrecevabilité prive immédiatement M. A. de son droit de participation et l’exclut définitivement du processus qui se poursuit sans son projet.
L’analogie avec le contentieux des admissions à concourir est également intéressante pour appréhender la détachabilité de la phase d’examen de la recevabilité de la candidature de la phase de délibération finale arrêtant les lauréats. Dans le très célèbre arrêt d’assemblée commenté au GAJA Barel26, la haute juridiction n’a même pas examiné l’éventualité d’une irrecevabilité du recours contre le refus d’admission à concourir au motif qu’elle serait une mesure préparatoire, alors que l’irrecevabilité fait partie des questions préalables à l’examen d’un recours au fond et doit donc être examinée d’office par le juge. Plus récemment, le Conseil d’État s’est expressément positionné sur le caractère détachable des refus d’admission à concourir, lesquels disposent d’une autonomie au sein de la procédure globale, puisque la délibération finale du jury apprécie la valeur ou le mérite des candidats, là où une décision de refus d’admission à concourir se borne à examiner si les critères définis pour l’admission à concourir sont remplis (CE, 14 février 2007, n° 299086, mentionné aux tables). Ainsi, le candidat à un concours qui se voit refuser son inscription pour un motif d’irrecevabilité n’a pas à attendre la délibération finale pour contester ce refus.
Dans la même veine, c’est l’irréversibilité des effets d’un acte qui a permis au Conseil d’État de reconnaître qu’un avis défavorable, pourtant non décisoire, pouvait faire l’objet d’un recours contentieux : « un avis défavorable recueilli par les demandeurs rend impossible la constitution d’un dossier susceptible d’aboutir à une décision favorable, mettant ainsi un terme à la procédure […]. Dans ces conditions, l’avis défavorable de l’inspecteur d’académie […] doit être regardé comme faisant grief et comme étant, par suite, susceptible d’être déféré au juge de l’excès de pouvoir » (CE, 16 décembre 2013, n° 366791, publié).
Le parallèle peut également être réalisé avec le contentieux électoral dès lors que de la même manière qu’un candidat à une élection, les porteurs de projets de la consultation citoyenne sont en concurrence les uns avec les autres pour obtenir que leur projet bénéficie du financement dédié. Or, les refus d’enregistrement de candidature à une élection débouchent sur une voie de recours spécifique et distincte de celle contre le résultat des élections, bien que cette voie de droit procède de la volonté expresse du législateur27.
Enfin, la détachabilité d’une décision à l’occasion d’un processus électoral unique a récemment fait l’objet d’une autre décision ARCOM (CE, ord. 25 juin 2024, n° 495365, publié). Lors des dernières élections législatives, élections dont on peut considérer qu’elles constituent un processus décisionnel unique, le Conseil d’État a examiné le recours contre le refus de l’ARCOM de mettre en demeure une société télévisée pour qu’elle invite un représentant politique candidat à l’élection à une émission consacrée aux élections. Le refus de mise en demeure se situait dans une temporalité précise, pendant la campagne électorale, après l’enregistrement des candidatures et juste avant le scrutin. Le processus décisionnel était donc en cours lorsque le Conseil d’État a accepté d’examiner le refus opposé par l’autorité de régulation. Situé dans une zone périphérique, autonome et détachable de l’élection elle-même, le refus constituait un acte faisant grief alors que, comme notre requérant, l’irrégularité de la campagne électorale aurait pu être invoquée dans une protestation ultérieure contre les résultats.
Ainsi, le refus de candidature pour irrecevabilité ne saurait constituer une mesure préparatoire à la décision finale. Le refus d’admission met fin à toute possibilité d’être choisi, tandis que l’admission ouvre cette possibilité. Ce type de décision revêt donc un caractère autonome qui ne sert ni à organiser, ni à structurer le choix final, mais en limite simplement le champ des possibles. Ce caractère détachable, éloignant juridiquement le refus de la délibération finale, a également pour conséquence que l’irrégularité de la décision d’exclure le projet ne saurait être contestée par la voie de l’exception d’illégalité28. Le présent jugement est précisément l’occasion de faire avancer la réflexion sur le régime contentieux des actes jalonnant les budgets participatifs, actes de démocratie participative.
B. L’évolution du régime contentieux des actes des budgets participatifs contribuerait à renforcer les nouvelles formes de démocratie
Le régime contentieux des actes jalonnant les budgets participatifs se décline entre l’identification des actes pouvant être contestés et le stade auquel les contester. Le jugement commenté mêle ces deux questions, ce qui ne va pas sans générer de confusion. En effet, le considérant 4 pose un principe fondé sur le moment auquel les actes doivent être contestés (« les décisions prises ensuite par l’autorité administrative au cours de la procédure ne peuvent être contestées […] qu’à l’occasion d’un recours formé contre la décision prise par l’autorité compétente à l’issue de la consultation »), alors que la requête est rejetée non pas pour un motif de temporalité procédurale, mais en raison de la nature des actes attaqués, prétendument préparatoires (cons. 6).
Sur l’identification des actes attaquables en recours direct, les conclusions indiquent que la commune a cherché à s’appuyer sur la jurisprudence du CE Section, 29 décembre 1995, n° 154028, publié), pour demander le rejet pour irrecevabilité de la requête. Toutefois, ainsi que le rappelle la rapporteure publique, cet arrêt porte sur les opérations de vote et les résultats d’une consultation, aujourd’hui régie par les articles L. 1112-15 et s. CGCT. La décision de rejeter un projet d’un budget participatif pour irrecevabilité ne se rapporte ni aux premières ni aux seconds. La jurisprudence invoquée n’est donc pas applicable et le tribunal administratif ne s’y trompe pas en s’abstenant de reprendre cet argument à son compte.
Toutefois, en qualifiant, selon nous de manière discutable, l’acte contesté de mesure préparatoire, la juridiction grenobloise ferme excessivement la porte aux recours directs contre les actes de démocratie participative. Après avoir repris une partie des considérants de principe de l’arrêt Occitanie, les juges grenoblois ajoutent un raisonnement en deux temps. Le premier reprend la jurisprudence classique Commune d’Avrillé (CE, 16 décembre 1994, n° 146832, publié) : « la décision de mettre en œuvre une procédure de consultation peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir » (jugement commenté, cons. 4). Le second est une création jurisprudentielle : « les décisions prises ensuite par l’autorité administrative au cours de la procédure ne peuvent être contestées […] qu’à l’occasion d’un recours formé contre la décision prise par l’autorité compétente à l’issue de la consultation » (idem). Si cet extrait semble inspiré de l’arrêt Occitanie (cons. 17), il faut d’emblée relever que cela n’est pas parce que cet arrêt a été rendu dans une configuration où la régularité de la consultation était effectivement contestée une fois une décision finale adoptée que l’assemblée du Conseil d’État a entendu exclure tout recours direct contre des actes jalonnant une procédure participative. Cela reviendrait autrement à mettre de côté les critères fondamentaux de recevabilité des recours contre les actes administratifs, à savoir le caractère décisoire, sauf extensions récentes en matière de droit souple. Par exemple, cela reviendrait, parce qu’il est adopté après la délibération posant le principe de la tenue d’une consultation, à exclure tout recours direct contre le règlement de ladite consultation, acte pourtant réglementaire et décisoire par excellence.
En matière de procédure participative consultative telle qu’un budget participatif, les actes susceptibles de faire l’objet d’un recours direct sont variés. Tel est le cas de la décision de mettre en place la procédure (Avrillé), comme on l’a encore observé récemment avec la consultation de la ville de Paris sur les tarifs de stationnement des SUV en février 202429. Tel est également le cas de l’éventuelle décision finale, comme par exemple là encore avec la consultation parisienne sur les SUV30. Les décisions jalonnant la procédure, notamment le règlement et les décisions d’exclusion des projets d’un budget participatif devraient l’être, parce qu’elles constituent des décisions détachables, comme démontré supra. Il pourra être objecté qu’une décision d’exclusion d’un projet, intervenant à l’occasion d’une procédure non obligatoire, ne présente pas la gravité suffisante pour encombrer le prétoire et qu’elle serait une mesure d’ordre intérieur dont les effets ne sont pas suffisamment importants pour être digne d’un recours. Pourtant, et ainsi que le jugement commenté le reconnaît lui-même, « lorsqu’une autorité administrative organise, sans y être tenue, une telle consultation, elle doit y procéder dans des conditions régulières ». En créant cette sorte de droit à participer et en s’obligeant à respecter elle-même une certaine procédure, le conseil municipal par la délibération originelle, a engendré un droit au recours contre toutes les décisions qui priverait les citoyens d’Annecy de ce droit à participer dans le cadre de la procédure de consultation. L’exclusion de son projet fait donc grief au requérant.
Quant à eux, les actes de vote ne sont pas, sauf revirement de la jurisprudence du CE Section, 29 décembre 1995, n° 154028 déjà citée ou adoption d’un texte explicite en ce sens, susceptibles de recours direct, non plus que le résultat du vote, qui n’exprime qu’un avis ou une proposition. Cela n’empêche pas d’en contester la régularité procédurale, mais cela ne pourra être effectué que plus tard, ce qui nous amène à la question de la temporalité dans laquelle soulever les différents arguments.
Le tribunal administratif repousse la possibilité de contester de nombreux actes du budget participatif jusqu’au moment où une décision finale est adoptée. Cela passe soit par l’exception d’illégalité, soit par l’invocation d’un vice de procédure à l’encontre de la décision finale. Mais procéder ainsi pose une difficulté sur le plan de l’effectivité des principes du droit de la démocratie participative. En effet, les vices graves qui affectent une procédure participative compromettent la qualité et la crédibilité du débat démocratique lui-même et celles de décisions ultérieures, qu’il s’agisse de décisions intervenant plus tard sur le même sujet, de décisions intervenant peu après sur un domaine proche du thème de la consultation, ou encore de décisions qui interviendraient ultérieurement à l’issue d’une consultation organisée sur les mêmes bases que la précédente. En d’autres termes, il y a un effet de contamination qu’il semble important d’empêcher, sauf à vouloir revenir au temps des annulations platoniques à l’effet inutile31. Le droit au recours effectif, principe général du droit constitutionnellement garanti (CC, 10 mars 1988, n° 88-154L) est également atteint. En effet, rien, par définition, n’engage la collectivité à adopter une décision à l’issue d’une procédure consultative. Il se peut donc qu’il n’y ait jamais aucun point d’accroche contentieux pour dénoncer des irrégularités et rétablir la légalité.
L’enjeu est d’autant plus saillant que la légalité de certains actes jalonnant une procédure participative, comme l’exclusion d’un projet de budget participatif pour irrecevabilité, ne peut pas être contestée par le biais de l’exception d’illégalité. En effet, selon l’avis contentieux (CE, Section, 30 décembre 2013, n° 367615, publié), « l’illégalité d’un acte administratif, qu’il soit ou non réglementaire, ne peut être utilement invoquée par voie d’exception à l’appui de conclusions dirigées contre une décision administrative ultérieure que si cette dernière décision a été prise pour l’application du premier acte ou s’il en constitue la base légale ». Ainsi, dans Commune d’Emerainville (CE, 10 mai 2022, n° 439128, mentionné), le Conseil d’État a pu qualifier la délibération d’un EPCI comme préalable nécessaire à l’édiction d’un décret. Le lien de nécessité entre ces actes s’appréhende alors comme la possibilité d’exciper de l’illégalité de la délibération à l’occasion d’un recours en excès de pouvoir contre le décret. Dans l’affaire d’Annecy, l’exception d’illégalité de la décision opposée ne serait pas un moyen opérant contre la délibération finale, celle-ci n’étant pas prise pour son application, et la décision de refus ne constituant pas sa base légale32. Si les décisions se situent dans une procédure décisionnelle unique, elles sont de nature distincte et n'ont pas de lien direct entre elles.
Conclusion
La décision d’irrecevabilité opposée au requérant est une décision autonome, définitive et non préparatoire. Détachable de la délibération finale, elle produit des effets juridiques immédiats, rendant son exclusion du contentieux injustifiée. Au-delà de la divergence d’analyse sur la nature et la portée juridique du refus, on peut regretter que le droit au recours effectif n’ait pas été au cœur du débat, à l’heure où le juge administratif élargit la justiciabilité d’actes de droit souple dépourvus de caractère décisoire (CE Assemblée, 21 mars 2016, Société Fairvesta International GmbH et a. et Société NC Numéricable, n° 368082 et 390023, publiés ; CE Section, 12 juin 2020, GISTI, n° 418142, publié) et où la participation citoyenne renouvelle les formes d’expression démocratique. Notre analyse est une invitation au réexamen du lien entre participation citoyenne et justiciabilité des décisions qui en découlent. Les droits conférés aux citoyens par les instances locales comme nationales constituent des garanties que la justice administrative devrait pouvoir examiner et sanctionner, comme le veut son office. L’enjeu est bien la confiance dans les processus démocratiques. Un enjeu, aujourd’hui crucial, en ces temps de perte de confiance dans la vie politique et ses acteurs.