Par le jugement ici commenté, le tribunal administratif de Dijon annule partiellement un dispositif d’aide à l’immobilier d’entreprise mis en place par la commune de Chalon-sur-Saône. Il estime que l’absence de tout « signe communautariste », érigé comme condition de l’obtention de l’aide est contraire à l’objectif à valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la norme, eu égard à l’absence de définition juridique de la notion et du risque consécutif d’arbitraire et d’atteinte aux droits et libertés fondamentaux. Confirmé comme instrument de concrétisation des droits et libertés fondamentaux, l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité des normes apparaît également comme un outil de densification du principe de légalité.
Si la figure du « requérant d’habitude » a pu faire l’objet d’études (F. Lemaire, « Les requérants d’habitude », RFDA 2004, p. 554 ; C. Lantero, « Claude Danthony, portrait d’un requérant d’habitude », AJDA 2022, p. 782), celle du « défendeur d’habitude » n’a pas encore, à notre connaissance, intéressé la doctrine. Pourtant, de la même manière que s’agissant des requérants d’habitude, il devrait être envisageable d’en dresser une typologie. De ce point de vue, à l’image d’Étienne Tête, figure archétypale du requérant d’habitude « politique » (F. Lemaire, art. cité), la commune de Chalon-sur-Saône semble pouvoir être analysée comme un exemple intéressant de défendeur d’habitude « politique ». En effet, après la – retentissante – suppression des menus de substitution dans ses cantines scolaires (CE, 11 décembre 2020, n°426483, ligue de défense judiciaire des musulmans, Lebon) et le – plus silencieux – retrait d’une autorisation d’occuper le domaine public à l’occasion de la journée de la femme à une association au motif que l’un des visuels proposés représentait une femme voilée (CE, ordonnance de référé, 10 mars 2022, n°462140, association de Saône-et-Loire du Mouvement français pour le planning familial), c’est un régime d’aide à l’immobilier d’entreprise qui fait l’objet d’un contentieux devant la juridiction administrative.
Pour rappel conformément à l’article L. 1511-3 du code général des collectivités territoriales, les communes sont compétentes pour mettre en place des régimes d’aide en matière d’investissement immobilier des entreprises et de location de terrains ou d’immeubles. Il s’agit de l’un des derniers leviers de portée générale dont disposent les communes en propre en matière d’aides publiques à l’économie, la région exerçant désormais la compétence de principe en la matière. Dans ce cadre, le conseil municipal de la commune de Chalon-sur-Saône avait, par une délibération en date du 8 avril 2021, approuvé le règlement d’un tel dispositif d’aide, dénommé « dispositif tremplin ». Assez classiquement, ce régime d’aide permet d’octroyer aux petites entreprises une subvention plafonnée couvrant jusqu’à 30 % du loyer d’un bail commercial au cours de la première année d’exercice d’une activité exercée dans un périmètre géographique défini. Toutefois, au rang des conditions d’éligibilité, le règlement précisait en son article 3 que les entreprises ne devaient « présenter aucun signe communautariste ou de risque de blanchiment ». Trois conseillers municipaux d’opposition devaient alors saisir le tribunal administratif de Dijon d’une requête en excès de pouvoir afin de faire annuler les mots « aucun signe communautariste » au motif que ceux-ci contrevenaient au principe d’égalité et aux stipulations des articles 9 et 14 de la convention EDH relatives à la liberté de conscience et à l’interdiction de toute discrimination. Une seconde requête fut formée par la Ligue des droits de l’homme à l’encontre de l’ensemble de cet alinéa de l’article 3 du règlement, avec une argumentation plus dense, dont nous retiendrons, comme le juge, la méconnaissance des « principes de clarté et d’intelligibilité de la norme ». Les deux requêtes furent jointes et donnèrent lieu au jugement ici commenté.
Passons rapidement sur les fins de non-recevoir soulevées par la commune en défense. En particulier, celle-ci estimait que la Ligue des droits de l’homme ne justifiait pas d’un intérêt lui donnant qualité pour agir à l’encontre de cette délibération, au nom du principe selon lequel une association de ressort national ne peut justifier d’un tel intérêt lorsqu’il s’agit de contester une décision administrative locale (CE, 23 février 2004, n°250482, communauté de communes du Pays Loudunais). Rappelant l’exception issue de la jurisprudence Ligue des droits de l’homme (CE, 4 novembre 2015, n°375178, ligue des droits de l’homme, au Recueil Lebon) selon laquelle il peut en aller autrement « en raison de ses implications, notamment dans le domaine des libertés publiques » et des « questions qui, par leur nature et leur objet excèdent les seules circonstances locales », le tribunal écarte l’argument. Rien de surprenant ici tant l’exception est conçue pour permettre une très large recevabilité des recours des structures de défense des droits et libertés fondamentaux. Concernant la condition personnelle, elle est systématiquement remplie s’agissant de la Ligue des droits de l’homme. Il semble en aller de même pour la condition matérielle, alors même qu’elle paraît plus restrictive. Mais depuis l’origine, le juge la considère remplie dès lors que la décision attaquée répond « à une situation susceptible d’être rencontrée dans d’autres communes ». Or, on imagine difficilement quelle décision administrative portant potentiellement atteinte à un droit ou à une liberté fondamentale ne pourrait se rencontrer que dans une seule collectivité donnée.
Plus originale est la question de fond, que le tribunal règle en faisant droit au moyen tiré de l’atteinte à l’objectif à valeur constitutionnelle d’accessibilité, de clarté et d’intelligibilité de la loi s’agissant de la condition d’absence de tout « signe communautariste », tout en l’écartant en ce qui concerne le « risque de blanchiment ». On le sait, cet objectif à valeur constitutionnelle, initialement dégagé par le Conseil constitutionnel à l’égard de la loi (Conseil constitutionnel, 16 décembre 1999, n°99-421 DC, loi portant habilitation du Gouvernement à procéder, par ordonnances, à l’adoption de la partie législative de certains codes), a une portée plus large puisqu’il s’impose à toute norme, le Conseil d’État l’appliquant aux actes administratifs, tantôt en en désignant le périmètre matériel comme s’étendant aux « normes » (CE, 8 juillet 2005, n°266900, fédération SGEN), tantôt au « droit » (CE, 9 mai 2012, n°346339, CCI de l’Essonne). Deux points méritent d’être développés.
Premièrement, la différence de solution adoptée par le juge entre les deux fragments de phrase contestés invite à une réflexion. La locution « ne présenter aucun signe communautariste » est annulée au motif, non seulement du caractère imprécis de ce qu’il faut entendre par « signe » ou de « la manière de les identifier », mais encore de l’absence de définition juridique du communautarisme, une notion au demeurant « polysémique ». En revanche, la référence au « risque de blanchiment » ne méconnaît pas l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité étant entendu que la notion est expressément définie aux articles L. 561-4-1 et R. 561-2 du Code monétaire et financier et que le blanchiment constitue une infraction pénale. Certes, les personnes morales de droit public ne sont pas visées par l’obligation de vigilance face au risque de blanchiment prévue par le code monétaire et financier, mais l’existence de la notion en droit exclut toute atteinte à l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité. L’appréciation ici portée par le tribunal administratif de Dijon enferme, en quelque sorte, la compréhension des actes des collectivités territoriales dans l’existence d’une référence notionnelle contenue dans un texte de rang supérieur. De ce point de vue, il est possible d’avancer l’idée que l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi peut s’analyser comme un instrument de densification du principe de légalité par le langage. En tout état de cause, il témoigne de la diffraction entre un langage politique dont le sens est perceptible en surface et un langage juridique qui recherche la précision, supposée être un rempart efficace contre l’arbitraire.
Secondement, l’analyse du jugement confirme que l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité de la norme tel que le conçoit, à la suite du juge constitutionnel, le juge administratif, se présente comme un outil de concrétisation des droits et libertés fondamentaux. Le constat avait déjà été dressé par P. Rrapi dans sa thèse : l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité permet d’assurer « l’effectivité et l’exercice des droit et libertés fondamentaux » (P. Rrapi, L’accessibilité et l’intelligibilité de la loi en droit constitutionnel. Étude du discours sur la « qualité de la loi », Nouvelle Bibliothèque de Thèses, vol. 137, Paris, Dalloz, 2014, p. 71). Ainsi, nul besoin, pour le juge, de déterminer si, en soi, la disposition contestée viole un droit ou une liberté fondamentale, il lui suffit de considérer que l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi n’est pas atteint pour écarter le risque d’une « interprétation contraire à la Constitution » ou « d’arbitraire ». Ceci témoigne encore de l’intérêt porté par le juge à la mise en œuvre concrète des actes administratifs et leur potentielle atteinte aux droits et libertés fondamentaux.
Pour conclure, ce jugement a le mérite de mettre en lumière un pan ombragé de l’action publique locale économique. Si la commande publique bénéficie d’une forte exposition, il n’en va pas de même s’agissant des aides publiques locales à l’économie. Et pour cause, dans bon nombre de cas, tout le monde y gagne et donc personne n’a de grand intérêt à se lancer dans une action contentieuse. Ceci peut expliquer qu’en la matière, les collectivités prennent davantage de libertés dans la définition de leurs régimes d’aides. L’exemple du dispositif tremplin de la commune de Chalon-sur-Saône est topique. Malgré l’annulation et alors que l’article 12 de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République semblait pouvoir offrir un cadre sécurisé pour atteindre l’objectif fixé par le conseil municipal, via le contrat d’engagement républicain que doivent désormais souscrire les associations bénéficiant de subventions publiques et par lequel elles s’engagent notamment « à ne pas remettre en cause le caractère laïque de la République » (nouvel article 10-1 de la loi du 12 avril 2000), la disposition sanctionnée apparaît toujours sur le règlement du dispositif tel que publié sur le site de la ville. Seule une référence à l’article 12 de la loi précitée a été ajoutée en préambule. On peut donc, dans le domaine des aides publiques locales, brandir comme un étendard le respect des valeurs de la République tout en en ignorant le droit.