Mais sa lucidité est à la mesure de son chagrin
Et sa ténacité à celle de son désespoir
R. Char
Résumé : L'action de l'État est réputée être tout entière tournée vers l'intérêt général. C'est le seul intérêt que l'État, formellement, connaisse. Comme n'importe quelle finalité véritable, l'intérêt général échappe a priori à la connaissance certaine. L'État, qui, soit dit en passant, n'a pas déserté « la sphère naturelle de la justice » (Tocqueville), laisse nécessairement apercevoir une définition implicite de l'intérêt général dans son action (y compris juridictionnelle) : une définition utilitariste. Cette définition est discutée ici, à travers les effets qu'elle produit et les problèmes conceptuels qu'elle suscite. Au premier rang desquels, il y a celui qui l'oppose à la définition que le sociologue donne de la société : celle-ci est un tout qui transcende la somme des individus. Dans un cadre sociologique, il est rigoureusement impossible que l'intérêt général s'identifie au résultat d'un calcul utilitariste ; au contraire, pour l'Etat et ses acteurs, tout se passe comme si l'intérêt général pouvait être connu à la suite d'une démarche algébrique.
La notion d'intérêt général est au centre du droit public ; c'est un lieu commun que d'estimer qu'il est rigoureusement impossible de lui associer aucune définition stable et unique. Aussi, on peut facilement considérer que mettre au centre d'une discipline juridique une notion indéfinissable laisse planer la menace d'une récupération tyrannique, – « d'un seul mot mal entendu peut surgir un millier de poignards » (Bentham).
Intérêt général ou intérêt de l'État ?
On doit donc impérativement chercher à savoir ce que recouvre véritablement l'intérêt général. En attendant, qui dispose de cette connaissance compromise ? L'État seul. En principe, l'individu ne peut se réclamer de l'intérêt général pour introduire une action en justice. En matière pénale, l'État en est le seul gardien à travers le ministère public ; une partie civile ne représente pas l'intérêt général – « action pénale n'a lieu » écrit Loysel. En droit du travail, un syndicat représente un « intérêt collectif », et non l'intérêt général. Aussi, les juges administratifs et constitutionnels rechignent assez à contester à l'État ce savoir bien gardé ; il est très rare que le juge reconnaisse l'administration coupable d'un détournement de pouvoir pour avoir poursuivi un intérêt distinct de l'intérêt général. La connaissance de l'intérêt général par la puissance publique, sous la forme d'un monopole exclusif, constitue l'un de ces savoirs impénétrables que Bakounine savait être au fondement de tout pouvoir.
D'abord, on peut se demander si l'intérêt général, en tant qu'il relève de la seule définition de l'État, peut, en vérité, être dit autre chose que l'intérêt de l'État lui-même. Certes, ce dernier – avec son juge – le présente toujours comme l'intérêt du plus grand nombre. La conception utilitariste que l'État se fait de l'intérêt général est révélée éloquemment dans la technique du bilan coûts/avantages, mobilisée notamment en matière d'expropriation, où les divers intérêts en présence sont calculés en vue de distinguer un intérêt prépondérant – lequel deviendra « intérêt général ».
Cette conception implique, simplement, que d'une multitude d'intérêts particuliers puisse naître un intérêt général. Pourtant, qu'un tel passage — du particulier vers le général — soit seulement possible est très douteux ; et qu'un tel calcul des intérêts soit simplement réalisable est pour le moins incertain. C'est que, d'abord, l'État, celui dont nous faisons l'expérience concrète, est un appareil distinct de la population et séparé de la société, en tant qu'il est composé de corps permanents largement irresponsables (une bureaucratie, une armée, une police). L'État a ses propres intérêts, des intérêts toujours potentiellement autonomes et étrangers du plus grand nombre. Par suite, l'État — sauf à ce qu'il soit l'incarnation du divin comme le suggère Hegel —, ne peut logiquement avoir d'autre finalité que ses intérêts propres, qui peuvent certes parfois correspondre à ceux de la plupart des administrés. Les intérêts de l'État sont historiquement situés, ils ne planent pas dans quelque ciel de la Raison.
Espérant trouver passage – et quand bien même il serait de bonne foi – de quelque intérêt particulier vers un intérêt général qui transcenderait ces derniers, l'État ne peut poursuivre en réalité que l'intérêt de l'État, faute de simplement pouvoir en concevoir un autre ; l'intérêt distinct du sien ne saurait représenter une finalité, de même que mon intérêt individuel n'est pas immédiatement celui d'un autre individu, auquel cas la distinction intérêt particulier/intérêt général ne saurait même être posée. Cette idée peut certes paraître déconcertante ; elle rejoint les analyses de Marx dans Le Capital sur la « morale professionnelle ». On explique par là qu'un individu tire sa conception du bien et du mal de sa position dans la société ; un fonctionnaire peut ainsi participer au contrôle social d'un bénéficiaire du RSA sans éprouver le moindre scrupule, quand une surveillance analogue, hors du contexte professionnel, lui paraîtrait intolérable.
Qu'est-ce que l'intérêt de l'État ?
En fait, l'intérêt de l'État ne peut pas être autre chose que la préservation d'une certaine structure sociale ; l'intérêt de l'État n'est pas une somme d'intérêts, car la société est davantage qu'une somme d'individus. La société est cette somme plus un supplément, et transcende ainsi les individus qui la composent ; on explique par là le phénomène de déterminisme social. En ce sens, Michel Foucault identifie littéralement l'État et l'ordre social, en parlant du premier en termes de « situation stratégique complexe dans une société donnée » (Histoire de la sexualité). Et les analyses de Jean Carbonnier rejoignent ici celles de Foucault.
Dans cette perspective, c'est un fait notable que l'alternance politique – ce moment où l'opposition politique récupère un appareil d'État tout-prêt pour le faire fonctionner à son propre compte – ne conduit jamais à un chambardement radical. En ce sens, Marx remarquait, désabusé, que « tous les bouleversements [révolutionnaires] n'ont fait que perfectionner cette machine [d'État] au lieu de la briser ». Même la Commune de Paris en 1871 – que l'on peut aisément regarder comme une alternance authentiquement alternative dans les intentions –, en s'emparant du pouvoir d'État, n'a rien brisé, et s'est écroulée sous le poids des intérêts étatiques (Engels relève ici amèrement « le saint respect avec lequel on s’arrêta devant les portes de la Banque de France », laquelle est composée de gouverneurs dont la mission est de représenter « l'intérêt public »). Aussi, c'est un autre fait remarquable que la brutalité de l'État est toujours corrélative du degré d'oppression économique : les périodes de crise, où la pression sur les travailleurs est la moins respirable, font adopter par l'État l'attitude que l'on nomme depuis Heller (années 1930) « libérale autoritaire », et que Romaric Godin, notamment, retrouve aujourd'hui en parlant de « démocratie autoritaire ».
L'État est fondamentalement un organe distinct de la masse des individus, toujours susceptible, par suite, de briser ces derniers. Et se réclamer de l'intérêt général pourrait bien être le moyen le plus sûr de réaliser cette menace. On pense ici au mot de Caïphe (Jean, 18:14) : « Il est avantageux qu'un seul homme meure pour le peuple » ; l'intérêt général est historiquement évoqué comme un argument de tyran, quand tous les grands progrès (scientifiques, politiques, etc.), a bien dit Alain, résultent de quelque « révolte de l'individu » contre le plus grand nombre, ou du moins résultent d'une action menée au nom de l'individu.
Il suit que la mobilisation de la notion d'intérêt général est conservatrice. Elle est conservatrice de l'ordre social davantage que d'une certaine somme d'individus ; l'État – bourgeois – que nous connaissons (replacé dans sa contingence historique, donc), incarne une certaine forme de vie politique, une forme de vie politique essentielle au mode de production et de reproduction de la vie sociale capitaliste ; et, on ne conçoit pas qu'une forme de vie puisse se nier elle-même (elle persévère plutôt dans son être), de sorte que notre État oublie systématiquement ses promesses constitutionnelles de démocratie quand il s'agit de réprimer quelque menace de ce à quoi il est indispensable : l'accumulation capitaliste. C'est comme une expérience éternelle que de le constater ; il est des sujets, qui touchent pour l'essentiel au rapport social de production et à la domination du capital sur le travail, qui n'ont pas leur droit d'entrée dans l'espace pacifié de la délibération démocratique. Salvador Allende en a fait la douloureuse expérience au Chili en 1973. On comprend maintenant que l'idéologie de l'intérêt général se retourne contre elle-même : étant préservatrice de l'ordre social, elle est préservatrice de l'intérêt de quelques-uns, c'est-à-dire de l'intérêt de la minorité qui constitue la fraction gagnante dans l'ordre social. L'intérêt général est ainsi tout sauf l'intérêt du plus grand nombre. C'est à cette conclusion que parvient Simone Weil à propos de l'utilitarisme (Leçons de philosophie).
Que peut-on espérer ?
Que reste-t-il à l'État pour bien faire quand il est acquis que l'intérêt général est une notion oppressive ? – L'oppression définie comme la soumission des individus à une certaine structure sociale, que l'État préserve fatalement en invoquant l'intérêt général. Comment le droit public peut-il réaliser une promesse d'émancipation individuelle quand il a comme matrice la notion d'intérêt général ? Réfléchir aux conditions de l'émancipation individuelle, par la soumission de l'État au droit et la domestication de son arbitraire, c'est bien la seule tâche qui vaille d'être assumée par le juriste de droit public, conformément aux vœux de Léon Duguit – avec cette nuance notable que Duguit voit la finalité du droit comme étant non pas l'émancipation des individus, mais la réalisation de la solidarité entre eux. À ce stade, pourquoi ne pas simplement appeler à la destruction de l'État, ou croire superstitieusement à son dépérissement dans un régime de production passé d'une forme capitaliste à une forme communiste, dans une perspective marxiste-léniniste ? On ne le peut raisonnablement. Tant que l'humanité doit répondre à l'impulsion de ses besoins vitaux pour survivre, elle organise une production ; la production implique une certaine division du travail ; la coordination dans la division implique un pouvoir dont on ne peut se débarrasser ; la seule question qui vaille est donc bien la suivante : comment éviter que ce pouvoir devienne oppressif ?
Pour répondre à cette question, ce n'est probablement pas sur l'œuvre de Duguit que l'on choisira de se reposer, puisque le juriste de Bordeaux plaçait, quant à lui, au centre de son droit la notion autrement préservatrice de l'ordre social présent que celle de « solidarité sociale » (regardée comme la source du droit objectif qui limite la puissance étatique) ; or, cette notion de solidarité sociale, qu'il suffirait de constater à l'œuvre dans la société, est porteuse d'un grand conservatisme, ainsi que l'a remarqué Michel Miaille : la société est ici considérée comme une totalité, nullement traversée par des divergences d'intérêts, comme celle entre le capital et le travail, que la doctrine solidariste ignore souverainement.
Il y aurait bien le mouvement libérateur que l'on doit à la subjectivisation du droit ; contre l'État, ses lois, ou encore ses actes administratifs, les individus opposent leurs chers droits de l'homme. Mais, « ta victoire est ta défaite » (Démocrite) : miser sur de tels droits, c'est développer le pouvoir d'État, c'est approfondir toujours davantage la dépendance des individus à sa puissance. Ici, Marcel Gauchet a dit beaucoup.
Quelques éléments pour une utopie de droit public
En premier lieu, il faut briser le monopole de l'État : cela passe par la décentralisation de l'appareil et le roulement de ses fonctionnaires. Ensuite, on doit renoncer à la notion d'intérêt général, conceptuellement erronée et historiquement minée en tant qu'elle est liée à un calcul, pour lui préférer celle d'intérêt universel (en l'état, notion certes tout aussi floue) ; cela implique que l'action publique soit déterminée par une réflexion sur les besoins (définis démocratiquement ?), qu'ainsi elle ne soit plus l'instrument d'un marché dont elle doit assurer seulement les conditions d'épanouissement, et dont le seul aiguillon, loin de la satisfaction des besoins universaux des femmes et des hommes, consiste en l'accumulation du capital et l'extraction d'un profit toujours plus incertain dans un contexte de baisse des gains de productivité. Dans ce contexte, le profit s'obtient par un accroissement de la pression sur les travailleurs et repose sur les fameuses « réformes structurelles », mises en place à la fois (symptomatiquement) par les gouvernements de droite et ceux de gauche depuis les années 1980, et destinées à défaire les institutions de sécurité sociale péniblement bâties au milieu du XXe siècle.
L'État, pour que son action poursuive l'intérêt universel, qu'on peut identifier lapidairement aux besoins éternels des êtres humains, se désencastre donc prioritairement du marché, et plus spécialement du capital, dont il est aujourd'hui le gardien, voire l'assureur en dernier ressort, de façon tellement évidente depuis les crises financière de 2008 et sanitaire de 2020.
Pour penser l'État, celui qui viendra après l'éventuel dépérissement du nôtre, envisageons une piste des plus iconoclastes : on peut imaginer que le droit administratif se fasse entièrement pénal, en soumettant chacun des agents de l'État à une responsabilité pénale justement sévère eu égard à l'importance des tâches confiées. Il est vrai qu'un étudiant juriste est bien forcé de faire le constat de l'impuissance du droit public à diriger l'action de l'État, en la disciplinant, dans le sens du bien-être et de la dignité humaines. Il semble même que le droit public, et les juges de l'administration, sont au service, depuis deux siècles, de la monopolisation et de la légitimation du pouvoir d'État, lui-même allié du capital ; et, cette double fonction du droit public s'exprime, en particulier, à travers, d'abord, la garantie des fonctionnaires (jusqu'en 1872), puis à travers la forme moderne de celle-ci dans le jeu de la répartition des responsabilités entre la personne des fonctionnaires et l'administration.
L'action de l'État, à chaque fois qu'un juge pourrait remarquer qu'elle manque à l'intérêt universel traduit en termes généraux par la loi, exposerait le responsable à une dégradation proportionnelle à la place occupée dans la hiérarchie administrative, qu'un châtiment pénal serait chargé d'infliger. Cette place dans la hiérarchie est décisive, en tant qu'elle détermine l'ampleur de l'injustice susceptible d'être commise. Les héritiers de Benjamin Constant voient évidemment dans ce programme – qu'il faudra rigoureusement poursuivre et détailler – une forme de barbarie.
Mais, qui niera que nous avons un furieux besoin d'inventions, d'un renouvellement radical des formes de vie politique ? La responsabilité pénale (le châtiment), bien dirigée et bien comprise, ce n'est pas nécessairement la barbarie, le platonicien le sait bien, c'est la légitimité (notion si suspicieusement délaissée au profit de celle, le plus souvent, de souveraineté, entre autres ersatz dissimulant à peine la force et l'irresponsabilité du pouvoir). Laisser le personnel politique et fonctionnaire de l'État sans la menace bienveillante d'un châtiment pénal pour chacune de leur injustice, c'est en réalité leur faire peu d'égards. Comment demeurer dans un état d'attachement au bien public quand on a toute licence de mal faire ? Et quand on a mal fait, laisser le mal impuni chez le responsable, est-ce réellement très débonnaire ? Cette anxieuse préoccupation doit être celle qu'entretient la discipline académique du droit public.
Retrouverons-nous un jour le sens du beau mot de légitimité ? En tout état de cause, il le faudra, pour sortir du cauchemar de notre époque (« l'obéissance à l'autorité illégitime est un cauchemar » écrit Simone Weil, dont les idées devaient impérativement inspirer l'Europe au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, d'après un mot d'Albert Camus). Si c'est impossible, il n'y a pas, pour autant, lieu de relâcher ses efforts ; c'est la valeur de l'impossible qui tracte vers (et pour !) le réel, en nous faisant « sortir du rêve » où se complaît l'imagination, cette imagination qui met à l'écart le malheur en fabriquant sans cesse du bien fictif, et dont la notion d'intérêt général est un exemple (Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce). On s'abreuvera, par exemple, de l'histoire des anarchistes espagnols dans les années 1930, si belle, et ayant tant inspirée les cœurs noblement poètes, précisément en tant que, dans la lutte contre les forces violentes, l'impossible de la tâche resplendissait partout, sans pourtant jamais décourager, sans cesser d'inspirer.
Pour inspirer la jeunesse, l'enhardir sans mensonge devant la tâche immense, il y a ce petit mot, qui nous rappelle par là même que si la tâche est impossible pratiquement, personne du moins ne peut nous empêcher de la concevoir lucidement – et l'Université est un lieu tout choisi pour concevoir – : « La cause conquérante plaisait aux dieux, mais la cause conquise plaisait à Caton » (Lucan 1.128).