Le tribunal administratif de Clermont-Ferrand juge que la Ligue contre la violence routière - fédération nationale - justifie d’un intérêt lui donnant qualité pour demander l’annulation d’arrêtés du 30 janvier 2020 par lesquels le président du conseil départemental du Cantal a relevé à 90 km/h la vitesse maximale autorisée sur certaines portions de routes départementales compte tenu de l’objet même poursuivi par la Ligue et de la nature des décisions en litige, qui présentent une portée excédant leur seul objet local.
L’intérêt à agir en contentieux administratif est l’objet depuis plusieurs années d’une mutation se traduisant par deux mouvements distincts consistant, pour l’un, à apprécier de manière plus stricte qu’auparavant l’intérêt à agir du requérant particulier dans un certain nombre de contentieux tels que le contentieux contractuel1 ou le contentieux de l’urbanisme2 et, pour l’autre, à apprécier de manière plus souple l’intérêt à agir des associations.
Le jugement du tribunal administratif de Clermont-Ferrand s’inscrit dans ce second mouvement. En l’espèce, la Ligue contre la violence routière - fédération nationale – a saisi le tribunal administratif de Clermont-Ferrand d’une requête aux fins d’annulation des quatre cent soixante-et-onze arrêtés du 30 janvier 2020 par lesquels le président du conseil départemental du Cantal, sur le fondement de l’article L. 3221-4-1 du code général des collectivités territoriales, a relevé à 90km/h la vitesse maximale autorisée sur certaines portions de routes départementales. Si la vitesse maximale autorisée sur les routes à double-sens, sans séparateur central, en dehors des agglomérations, avait été abaissée à 80 km/h à compter du 1er juillet 2018, le législateur a, par la loi du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités, octroyé aux présidents des conseils départementaux un pouvoir de police administrative leur permettant de rétablir les 90 km/h sur certaines voies.
Cette affaire fournit l’occasion au tribunal administratif de se prononcer sur les critères d'appréciation de l’intérêt à agir des associations nationales souhaitant contester une décision réglementaire locale.
Dans ses mémoires en défense, le département du Cantal arguait de l’irrecevabilité de la requête déposée par la Ligue contre la violence routière, à plusieurs titres. Le département soutenait que tant la présidente que l’avocat de la ligue n’avaient pas qualité pour représenter l’association en justice. Cet argumentaire est balayé par le tribunal administratif qui relève que la première dispose d’une habilitation à représenter l’association3 et que le second a la qualité pour la représenter sans avoir à justifier d’un mandat. L’argumentaire du département concernant le défaut d’intérêt à agir de la Ligue retiendra davantage car il est soutenu que l’association est dépourvue de tout intérêt à agir à l’encontre des arrêtés litigieux, en raison de la généralité de son objet et des incidences des arrêtés sur le seul territoire du département du Cantal.
En effet, le Conseil d’État ne reconnait pas aux associations dont le champ d’action est national un intérêt leur donnant qualité pour agir contre une décision dont les effets sont circonscrits localement4. Il s’agit d’une jurisprudence classique que le tribunal administratif de Clermont-Ferrand réaffirme dans le premier temps de son raisonnement. Néanmoins, le Conseil d’État, en 2015, a apporté une atténuation notable à ce principe, consacrant par là même une grille de lecture à l’adresse des juges du fond notamment, et cette jurisprudence est depuis régulièrement réaffirmée par la Haute juridiction5.
Dans les contentieux spécifiques de l’urbanisme et de l’environnement, une dérogation au principe de l’adéquation géographique des intérêts existait déjà (au profit des associations agréées pour la protection de l'environnement) mais n’avait jusque-là été accordée que par le législateur, par la loi n° 95-101 du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l'environnement, codifiée à l'article L. 142-1 du code de l'environnement6.
L’exception consacrée en 2015 dans l’arrêt Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen a vocation à s’appliquer à des contentieux plus larges et c’est ainsi cette grille de lecture qu’applique dans la présente affaire le tribunal administratif de Clermont-Ferrand en jugeant que « si, en principe, le fait qu’une décision administrative ait un champ d’application territorial fait obstacle à ce qu’une association ayant un ressort national justifie d’un intérêt lui donnant qualité pour en demander l’annulation, il peut en aller autrement lorsque la décision soulève, en raison de ses implications, notamment dans le domaine des libertés publiques, des questions qui, par leur nature et leur objet, excèdent les seules circonstances locales. ».
L’intérêt à agir d’une association résulte donc, en principe, de la correspondance entre son objet social et l’objet de la décision attaquée, d’une part, et de la correspondance entre le champ d’action géographique de l’association et le ressort territorial de la décision attaquée, d’autre part. Toutefois, l’intérêt donnant qualité pour agir à une association nationale contre une décision locale peut être reconnu lorsque la décision soulève des questions qui excèdent les seules circonstances locales. Dans cette affaire, afin d’apprécier l’existence d’un intérêt à agir de la Ligue contre la violence routière, le Tribunal prend en compte deux critères que sont, d’une part, la nature des décisions en litige afin de déterminer si leur objet excède le ressort local et, d’autre part, l’objet poursuivi par cette association.
S’agissant du premier critère, tenant à la nature des décisions en litige, le tribunal administratif juge que les arrêtés contestés ont été pris en application de l’article L. 3221-4-1 du code général des collectivités territoriales et que la portée des applications départementales de ces dispositions excède le seul enjeu local car les enjeux de sécurité routière qui y sont associés constituent un enjeu national. En matière d’appréciation de l’intérêt à agir du requérant, la motivation des juridictions administratives afin de justifier que la portée de la mesure litigieuse excède les enjeux locaux repose le plus souvent sur le fait que la mesure répond à une situation susceptible d'être rencontrée dans d’autres territoires, lorsque la mesure en cause touche aux libertés publiques7. Dans des contentieux similaires à celui dont a à connaitre le tribunal administratif de Clermont-Ferrand, l’appréciation de la portée d’arrêtés édictés localement, et fixant une vitesse maximale autorisée supérieure de 10 km/h à celle prévue par le Code de la route, donne lieu à des divergences entre les juges du fond. À cet égard, la position adoptée par la juridiction clermontoise diverge de celle de la cour administrative d’appel de Lyon… dont elle relève. En effet, amenée à connaitre d’un recours intenté par la fédération nationale de la Ligue contre la violence routière contre des arrêtés du président du conseil départemental de la Côte-d’Or, la cour a jugé que les applications départementales des dispositions de l’article L. 3221-4-1 du code général des collectivités territoriales ne présentent pas une portée excédant leur seul objet local, et ce alors même que les habitants du département ne sont pas les seuls usagers des voies concernées8. À l’inverse, les applications départementales des mêmes dispositions ont été jugées comme dépassant le seul enjeu local par d’autres juridictions du fond au motif que les arrêtés litigieux répondent à une situation susceptible d'être rencontrée dans d'autres départements, qu’aucune des voies concernées n’a vocation à accueillir uniquement des usagers locaux9 et que « les enjeux de sécurité routière qui y sont associés constituent un enjeu national », formule qui semble initiée par le tribunal administratif de Clermont-Ferrand car seul un autre jugement accessible en open data, postérieur à celui de la juridiction Clermontoise, use de la même formulation10. Ces divergences sont illustratives de la difficile systématisation de la pratique des juges dans le maniement de la grille de lecture dégagée dans l’arrêt Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen.
S’agissant du second critère, tenant à l’objet poursuivi, il appartient au juge de vérifier que les intérêts défendus ne sont pas trop généraux et ont un lien suffisamment direct avec les décisions attaquées. Le tribunal administratif juge que l’objet statutaire de l’association requérante est de lutter par tous les moyens légaux contre les manifestations de la violence routière et de prévenir les accidents de la circulation sur l’ensemble du territoire. L’objet statutaire de l’association est ainsi suffisamment précis et en adéquation avec l’objet des arrêtés départementaux en cause.
Il résulte de la combinaison de ces deux critères que l’association requérante doit être regardée comme justifiant d’un intérêt suffisant lui donnant qualité pour agir contre les arrêtés litigieux.
Il est à noter que le tribunal administratif de Clermont-Ferrand occulte de son raisonnement la question de l’existence dans le département du Cantal d’une association départementale affiliée à la Ligue requérante, là où, dans un contentieux similaire mettant en cause des arrêtés édictés par le président du conseil départemental de la Côte-d’Or, la cour administrative d’appel de Lyon, confirmant le jugement du tribunal administratif de Dijon, a refusé de reconnaitre un intérêt à agir à la même association requérante, précisément sur le fondement de ce critère de l’existence d’une association locale. Une différence notable entre les deux affaires réside dans le fait qu’il existe dans le département de la Côte-d'Or une association départementale affiliée à la Ligue contre la violence routière, ce qui n’est pas le cas dans le département du Cantal. Cela pourrait expliquer que la cour administrative d’appel de Lyon insiste sur cet élément tandis que le tribunal administratif de Clermont-Ferrand passe sous silence ce critère. À cet égard, là encore, les pratiques des juridictions dans le maniement des critères permettant d’apprécier l’intérêt à agir d’une association nationale sont variables car, si le critère de l’existence d’un relai local est systématiquement et explicitement pris en compte lorsqu’une association locale affiliée existe, le maniement de ce critère est, en revanche, aléatoire lorsque le relai local est inexistant11.
Les fins de non-recevoir soulevées en défense par le département du Cantal écartées, le tribunal administratif statue ensuite au fond. Le seul moyen soulevé par l’association retenu est celui relatif à l'insuffisance de motivation des arrêtés attaqués, la motivation adoptée dans les quatre cent soixante-et-onze arrêtés étant strictement identique et ne contenant aucune considération circonstanciée propre à chaque section de route concernée par chaque arrêté. La motivation de tels arrêtés, exigée par l’article L. 3221-4-1 du code général des collectivités territoriales, ne peut reposer sur des formules stéréotypées, ainsi que le démontre une instruction du ministre de l'Intérieur du 15 janvier 202012 qui requiert une motivation précise pour chaque section de voie concernée. Les éléments énoncés pour chaque arrêté doivent permettre de comprendre les raisons précises justifiant le relèvement de la vitesse maximale autorisée, au regard notamment de l’accidentalité, pour chacune des sections de routes départementales concernées et ce, quand bien même les arrêtés visent une étude d’accidentalité présentée devant la commission départementale de sécurité routière13.
Enfin, étonnamment, contrairement à la position des autres juridictions dans des contentieux similaires, et alors même que l’association requérante sollicitait une annulation différée dans le temps, le tribunal administratif ne fait pas usage de sa faculté, issue de l’arrêt Association AC ! et autres14, de moduler dans le temps les effets de son annulation contentieuse. Pourtant, plusieurs considérations auraient pu présider au choix de différer dans le temps les effets de l’annulation prononcée, tenant à ce que l’annulation rétroactive des arrêtés litigieux risque de porter une atteinte manifestement excessive aux intérêts du département, d’une part, en ayant pour conséquence de remettre immédiatement en vigueur la vitesse maximale prévue par le Code de la route sur les routes concernées et en obligeant par là même le département à procéder à la dépose de l'ensemble des panneaux fixant la limitation à 90 km/h, et aux intérêts des automobilistes, d’autre part, en entrainant une remise en cause du fondement légal et du quantum des infractions au Code de la route constatées pendant la période d'application des arrêtés15. À ces considérations auraient pu s’ajouter la prise en compte des motifs d’annulation retenus, un vice de forme tiré de l’insuffisance de la motivation16, et ce d’autant que le tribunal souligne qu’« il appartiendra au président du département du Cantal, s’il s’y estime fondé, de reprendre les mesures contestées par des arrêtés portant une motivation spécifique à chacune des portions de route concernée ». Le tribunal de Clermont-Ferrand annule donc rétroactivement les arrêtés litigieux.