Hébergement d’urgence : l’Etat doit indemniser le département en cas de carence avérée et prolongée

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Décision de justice

CAA Lyon, 6ème chambre – N° 19LY02979 – Département du Puy-de-Dôme – 30 septembre 2021 – C+

Arrêt confirmé en cassation : CE, 22 décembre 2022, N°458724, B

Juridiction : CAA Lyon

Numéro de la décision : 19LY02979

Date de la décision : 30 septembre 2021

Code de publication : C+

Index

Mots-clés

Aide sociale, Hébergement d'urgence, Frais d'hébergement, Responsabilité de l’Etat, Carence de l’Etat

Rubriques

Institutions et collectivités publiques, Droits sociaux et travail

Résumé

Lorsqu’un département a exposé des frais d’hébergement pour une famille connaissant de graves difficultés, dans le cadre de son intervention supplétive voir CE, 30 mars 2016, Département de la Seine-Saint-Denis, n° 0382437, au recueil ; CE 26 avril 2018 Département du Val d’Oise, n° 0407989 mentionné aux tables en la matière, il est en droit de rechercher la responsabilité de l’Etat en cas de carence avérée et prolongée de ce dernier dans l’exercice de sa compétence découlant des articles L. 121‑7 et L. 345‑1 et suivants du code de l’action sociale et des familles. Peut être regardée comme une carence prolongée voir CE 1er juillet 2020, Département du Loiret, n° 0425528 également aux tables., l’absence de diligences des services de l’Etat en matière d’hébergement au-delà d’un délai d’un mois.

60-02-012, Aide sociale, Hébergement d'urgence, Frais d'hébergement, Détermination de la collectivité ayant la charge de l'aide, L. 121‑7 du code de l’action sociale et des familles, L. 345‑1 et suivants du code de l’action sociale et des familles, Carence de l'Etat, Dispositif d’hébergement d’urgence, Saturation des dispositifs d’hébergement d’urgence

Conclusions du rapporteur public

Cécile Cottier

rapporteure publique à la cour administrative d'appel de Lyon

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  • IDREF

DOI : 10.35562/alyoda.6711

Le département du Puy-de-Dôme déclare avoir dû prendre en charge, de 2012 à 2016, des frais d’hébergement et des frais de petits déjeuners de 102 familles nécessitant un hébergement d’urgence, ceci dans le cadre de l’action supplétive du département dès lors que l’Etat se serait montré défaillant dans son intervention auprès de telles familles. Après avoir vainement présenté une demande d’indemnisation le 27 décembre 2016 auprès de l’Etat, il a recherché devant le tribunal administratif de Clermont-Ferrand la responsabilité de l’Etat du fait de sa carence fautive sur deux branches, celle de carence fautive dans la mise en œuvre de sa responsabilité en matière d’hébergement et celle de carence fautive en matière de police des étrangers. Par jugement du 13 juin 2019, dont le département relève appel, le tribunal administratif de Clermont-Ferrand a rejeté sa demande.

Avant d’examiner les écritures des parties, rappelons le cadre juridique de ce litige.

Comme le mentionne le RAPU Jean Lessi dans ses conclusions sous une décision du Conseil d'Etat du 13 juillet 2016 n° 0400074 Ministère des affaires sociale et de la santé C/M. et Mme X., il existe une complexité institutionnelle quant à la prise en charge pour l’hébergement d’urgence de familles sans abri avec enfant (s) tenant à ce qu’il décrit comme « les limites et les contradictions de politiques publiques » et « à des situations personnelles et familiales lourdes et complexes n’appelant pas une réponse unique, et appelant rarement une réponse entièrement satisfaisante à tous points de vue ». En effet, de par la loi, en fonction de la composition de celle-ci, les compétences en matière d’hébergement d’urgence différent. Le département est ainsi compétent à titre principal pour certains publics spécifiques en application de l’article L.222-5 du code de l’action sociale et des familles dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance à savoir « 1° Les mineurs qui ne peuvent demeurer provisoirement dans  leur milieu de vie habituel et dont la situation requiert un accueil à temps complet ou partiel  (…) », 2° les pupilles de l’Etat (…), 3° les mineurs confiés à l’ASE par l’autorité judiciaire et  4° Les femmes enceintes et les mères isolées avec leurs enfants de moins de trois ans qui ont  besoin d'un soutien matériel et psychologique, notamment parce qu'elles sont sans domicile. ». La notion de prise en charge figurant dans cet article L.222-5 du CASF comprend l’hébergement d’urgence. En cas de carence du département pour l’exercice de telles missions, l’Etat peut intervenir de manière supplétive quitte à intenter ensuite une action récursoire. Pour d’autres publics, à l’inverse c’est l’Etat qui doit agir à titre principal. Toutefois le département peut, quand la santé, la sécurité, l’entretien ou l’éducation des enfants l’exigent, intervenir de manière supplétive en cas de carence avérée et prolongée ou une carence caractérisée de l’Etat et alors intenter une action indemnitaire contre l’Etat de manière récursoire. Voir sur le principe des actions récursoires en cas de carence avérée et prolongée les décisions du Conseil d’Etat du 6 avril 2018, Département du Val d'Oise, n° 0407989, aux tables et du 1er juillet 2020 Département du Loiret n° 0425528. Voir dans le cas d’un référé liberté, sur la notion de carence caractérisée dans l’exercice d’une mission et entraînant des conséquences graves pour la personne, compte tenu des diligences de l’administration, de ses moyens et de la situation du demandeur, les décisions du Conseil d’Etat du 13 juillet 2016 : Ministère des affaires sociale et de la santé C/M. et Mme X. (n° 0400074) en A , département du Puy-de Dôme C/M. Nz. (n° 0399836) , département du Puy-de-Dôme C/Mme Bu*** (n° 0399834) , département du Puy-de Dôme c/ M. et Mme Dj** ( n° 0399829) .

C’est cette notion d’autres publics qui doit selon nous être interrogée dans le cadre de votre litige compte tenu de ces décisions précitées du Conseil d’Etat du 13 juillet 2016 n° 0400074 Ministère des affaires sociale et de la santé C/M. et Mme X. et suivantes qui posent des règles spécifiques pour les personnes « OQTiFIées » et les déboutés définitifs du droit d’asile.

Certes dans ses décisions du 13 juillet 2016, le Conseil d'Etat a eu à traiter de litiges en référé liberté. Toutefois, il nous semble, compte tenu des conclusions du RAPU Jean Lessi sous ces affaires mais aussi des conclusions du rapporteur Xavier Domino sous des décisions du CE du 21 avril 2017 Ministre de l'intérieur c/ M. et Mme G. n° 0405164, en A, Ministre de l’intérieur c/ Mme I. n° 0405165,  Ministre de l’intérieur c/ Mme M. N° 0406065, avoir posé un considérant de principe applicable à d’autres cas que les référés libertés et en l’espèce pour un contentieux indemnitaire sur les publics concernés par l’hébergement d’urgence mis à la charge de l’Etat et en l’occurrence sur les spécificités concernant les personnes OQTiFIées et sur les déboutés définitifs du droit d’asile.

Le Conseil d’Etat a ainsi jugé le 13 juillet 2016 (nous citons en version abrégée) : « que l’article L. 345-2 du code de l’action sociale et des familles prévoit que, dans chaque département, est mis en place, sous l’autorité du préfet, « un dispositif de veille sociale chargé d’accueillir les personnes sans abri ou en détresse » ; que l’article L. 345-2-2 dispose que : « Toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d'hébergement d'urgence [...]  » ; qu’aux termes de l’article L. 345-2-3 : « Toute personne accueillie dans une structure d'hébergement d'urgence doit pouvoir y bénéficier d'un accompagnement personnalisé et y demeurer, dès lors qu'elle le souhaite, jusqu'à ce qu'une orientation lui soit proposée ( …)  » ; qu’aux termes de l’article L. 121-7 du même code : « Sont à la charge de l'Etat au titre de l'aide sociale : (…) 8° Les mesures d'aide sociale en matière de logement, d'hébergement et de réinsertion, mentionnées aux articles L. 345-1 à L. 345-3 (…) », « Considérant qu’il appartient aux autorités de l’Etat, sur le fondement des dispositions citées ci-dessus, de mettre en œuvre le droit à l’hébergement d’urgence reconnu par la loi à toute personne sans abri qui se trouve en situation de détresse médicale, psychique ou sociale », que « les ressortissants étrangers qui font l'objet d'une obligation de quitter le territoire français ou dont la demande d’asile a été définitivement rejetée et qui doivent ainsi quitter le territoire en vertu des dispositions de l’article L. 743-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile n’ayant pas vocation à bénéficier du dispositif d’hébergement d’urgence, une carence constitutive d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ne saurait être caractérisée, à l’issue de la période strictement nécessaire à la mise en œuvre de leur départ volontaire, qu’en cas de circonstances exceptionnelles ; que constitue une telle circonstance, en particulier lorsque, notamment du fait de leur très jeune âge, une solution appropriée ne pourrait être trouvée dans leur prise en charge hors de leur milieu de vie habituel par le service de l’aide sociale à l’enfance, l’existence d’un risque grave pour la santé ou la sécurité d’enfants mineurs, dont l’intérêt supérieur doit être une considération primordiale dans les décisions les concernant ».

Vous noterez que cette décision suit selon nous l’axe général des conclusions de son rapporteur public sauf en ce qui concerne les circonstances particulières, notion prônée par ce dernier mais non retenue par la formation de jugement qui a choisi celle de circonstances exceptionnelles.

Dans ses conclusions sous les décisions du 13 juillet 2016, le rapporteur public Jean Lessi, faisait état d’une logique propre à avoir concernant les personnes faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire et les déboutés définitifs du droit d’asile comprenant les personnes dont la demande d’asile a été rejetée par l’Ofpra ou dont le recours a été rejeté par la Cour nationale du droit d’asile.

Au soutien de cette logique propre, il rappelait une ordonnance du juge des référés du 24 septembre 2013, n° 0372324 selon laquelle un raisonnement spécifique devait être tenu pour la mise en œuvre du droit d’hébergement d’urgence par l’Etat pour une personne sans abri qui se trouve en situation de détresse médicale, psychique et sociale, cette ordonnance mentionnant nous citons que s’agissant «  de ressortissants étrangers définitivement déboutés de leur demande d’asile, le droit à l’hébergement ne peut être utilement revendiqué qu’en cas de circonstances exceptionnelles survenant ou devenant telles dans la période strictement nécessaire à la mise en œuvre du départ volontaire et dont les conséquences sont susceptibles d’y faire obstacle ». Il ajoutait surtout qu’il ne faut pas raisonner « sur l’irrégularité du séjour en tant que telle » mais prendre en compte l’intervention d’une décision constatant la vocation à quitter le territoire et considérait que dans les deux cas : « obligation de quitter le territoire » » ou débouté définitif du droit d’asile, quelle que soit la rédaction retenue, il y avait obligation ou devoir de quitter le territoire. Il rappelait également que l’autre point commun à ces deux situations est la vocation des personnes à solliciter « l’aide au retour » volontaire de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, c’est-à-dire la possibilité d’être mis matériellement à même de quitter le territoire. Jean Lessi s’interrogeait ensuite sur les « circonstances particulières » ou sur les « circonstances exceptionnelles » pouvant permettre un hébergement d’urgence par l’Etat. Il excluait tout automatisme et indiquait explicitement que la seule circonstance qu’un enfant dorme à la rue ne pouvait pas entrainer un effet automatique d’hébergement que ce soit pour l’enfant seul ou pour la famille toute entière. Il mentionnait que l’analyse doit se faire au cas par cas en fonction de la situation, qu’il y a lieu de faire du sur-mesure avec notamment la possibilité de n’héberger qu’un seul des parents avec l’enfant et que cette analyse peut évoluer au fil des jours.

Nous comprenons de ces décisions du 13 juillet 2016 et au regard des précisions évoquées figurant dans les conclusions de Jean Lessi que pour les personnes « oqtifiées » et pour les personnes déboutées définitivement du droit d’asile que celles-ci ne peuvent pas bénéficier, à l’issue de la période strictement nécessaire à la mise en œuvre de leur départ volontaire [1], d’un hébergement d’urgence de la part de l’Etat à titre principal ou de la part du département à titre supplétif que s’il existe des circonstances exceptionnelles et notamment le très jeune âge d’un enfant. Une telle appréciation des circonstances exceptionnelles doit être faite au cas par cas in concreto et ne pas relever d’une appréciation in abstracto ni automatique sur l’absence de logement y compris pour les enfants sachant que les personnes faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire et les personnes déboutées définitivement du droit d’asile bénéficient pour leur départ, qui est une obligation légale en ce qui les concerne, et ce sur leur demande d’aides financières.[2]

Nous vous proposons d’adopter cette grille d’analyse pour examiner la demande indemnitaire du département du Puy-de-Dôme sachant que dans ses dernières écritures le département admet que l’Etat a fait de gros efforts en matière d’hébergement d’urgence en 2015 et 2016 et semble restreindre sa demande aux années 2012 à 2014 incluses tout en maintenant sa demande financière de 1 698 866, 04 euros.
Examinons d’abord la question de l’irrégularité du jugement. Le département fait état de deux insuffisances de motivation du jugement. Ici, nous pensons que vous pourrez faire droit au reproche d’insuffisance de motivation tiré de l’absence de réponse au second fondement de la responsabilité fautive de l’Etat à savoir celui de la carence fautive de l’Etat dans l’exercice de ses pouvoirs de police des étrangers en ne procédant pas à la reconduite à la frontière des familles ayant fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire ou déboutés définitivement du droit d’asile . En effet, même si nous pensons qu’un tel fondement ne tient pas au fond car il n’existe pas en l’espèce eu égard avec ce que nous allons vous indiquer de lien de causalité direct avec la prise en charge financière par le département du Puy-de-Dôme et l’absence de reconduite forcée de certains de ces étrangers, ce fondement indemnitaire à comprendre comme un moyen n’est pas selon nous inopérant en plein contentieux. Voir sur l’irrégularité d’un jugement pour l’absence de réponse à un moyen n’étant pas inopérant, la décision du CE n° 386957, Mme C., en B n°386957 sur du plein contentieux : le CE a ainsi jugé qu’une cour qui s'abstient de répondre à un moyen qui n'est pas inopérant motive insuffisamment son arrêt, y compris si le moyen en cause est irrecevable. Ce même raisonnement est dupliquable pour un jugement de tribunal administratif. Par suite, nous vous invitons à juger que ce jugement est entaché d’irrégularité à l’annuler en son entier et à évoquer car les parties ont produit en appel et ce dossier est en état d’être jugé.

Au fond, ce dossier pose la question des éléments dont vous devez disposer pour faire droit à une demande indemnitaire d’un département indiquant avoir agi dans le cadre d’une action supplétive à raison d’une carence avérée et prolongée des services de l’Etat dans l’exercice d’une compétence dévolue à titre principal. En effet, il ne s’agit pas simplement d’alléguer d’un préjudice mais faut-il encore selon nous que les pièces produites par le département établissent la carence avérée et prolongée de l’Etat, justifient la réalité du préjudice subi et des montants demandés et permettent d’établir le lien direct de causalité entre le préjudice et la carence avérée et prolongée. Voir pour cette logique de pièces justificatives suffisantes à produire par un département dans le cadre d’une demande indemnitaire l’arrêt de notre cour du 26 décembre 2013 N° 012LY01493 Ministre des affaires sociales et de la sante / Département de l’Isère qui a jugé qu’il appartient au département d’établir l’existence (…) d’un manquement fautif à leurs obligations [des services de l’Etat), ainsi que la réalité de son préjudice et le lien direct de causalité qui le relie à la faute commise et a estimé que par les documents produits ne contiennent pas « les précisions suffisantes pour établir que ces personnes relevaient de l'hébergement d'urgence défini par les dispositions précitées du code de l’action sociale et des familles, dont la charge incombe à l’Etat ; que, dès lors, le département de l’Isère, qui ne démontre pas avoir assumé une telle charge, ne justifie pas du préjudice dont il demande réparation ; que par suite, une mesure d’instruction visant à déterminer l’étendue de ce préjudice, est dépourvue d’utilité ».Dans le cas qui est soumis aujourd’hui à votre analyse, pour qu’il y ait carence avérée et prolongée, il faut selon nous répondre au premier critère de carence avérée. Or ici, nous n’avons pas trouvé de pièces, sauf erreur de notre part, permettant de considérer que pour chaque cas mentionné dans les tableaux récapitulatifs, vous avez la preuve de démarches entreprises par le département et/ ou une par chacune des familles pour une prise en charge de chacune de ces familles par l’Etat et par suite un refus de la part de l’Etat de les prendre en charge à une date donnée ni la réitération d’un tel refus à une autre date, ni d’information sur la période de prise en charge au-delà de laquelle il pourrait être éventuellement retenu l’existence d’une situation de carence avérée de prise en charge par l’Etat pour les différentes familles. Nous avions envisagé à un moment donné de recourir aux jugements des tribunaux administratifs et aux décisions du Conseil d’Etat pour les quatre familles ayant introduit un référé liberté et estimer que l’Etat au moins dans le cadre de ses écritures devant le Conseil d’Etat avait connaissance de la situation de ces quatre familles mais nous pensons que d’une part, ce serait extrapoler sur des éléments ne figurant pas dans les jugements et décisions en ce qui concerne des demandes initiales formulées sans succès par les familles auprès de l’Etat avec des dates précises et un maintien de tels refus là encore avec un tel refus.

Dès lors et en l’absence de justificatifs de la part du département pour chaque famille concernée sur les démarches menées par celle-ci vis-à-vis de l’Etat et de justificatifs sur les démarches menées par le département auprès de l’Etat sur la mise en place d’une assistance départementale pour chacune de ces familles du fait d’un refus initial, les pièces actuelles présentes au dossier n’établissent selon nous pas la carence avérée de l’Etat et a fortiori une carence avérée et prolongée de celui-ci.

Nous vous indiquons à titre d’information qu’une carence ne pourrait selon nous être considérée comme prolongée qu’en l’absence de réponse positive de l’Etat à une demande d’hébergement formulée par les familles aux services de l’Etat passé un mois après cette demande dont les demandeurs doivent justifier de manière étayée de la réalité. Ce délai pourrait être réduit à 3 semaines si le département justifie d’une demande initiale de la famille auprès de l’Etat et d’une relance du département auprès des services de l’Etat pour que l’Etat prenne en charge de tels hébergements.

Aussi, dans les circonstances indiquées, et en l’absence de tels justificatifs, le département ne justifie pas, selon nous, d’une carence avérée de l’Etat dans sa mission d’hébergement d’urgence et a fortiori d’une carence avérée et prolongée.

Si vous nous suivez, ce seul constat fait obstacle à l’indemnisation demandée par le département du Puy-de-Dôme. Nous vous invitons donc pour ce motif au rejet des conclusions à fin d’indemnisation du département.

A titre d’information, nous vous indiquons que si vous ne nous suiviez pas sur l’absence d’informations sur les démarches menées vis-à-vis de l’Etat et de l’absence de justificatifs sur une inaction de l’Etat suite à de telles démarches susceptibles de caractériser une carence avérée et prolongée de l’Etat à exercer sa compétence, vous devrez passer au « tamis » la demande indemnitaire du département du Puy-de-Dôme.

Vous aurez déjà à procéder à un premier filtrage/ tri des données concernant les données figurant dans les tableaux produits par le département sur la question du quantum du préjudice. Vous noterez qu’à la lecture des derniers tableaux produits par le département du Puy-de-Dôme et alors que le préfet avait signalé que pour certaines familles mentionnées dans le tableau, le préjudice était mentionné comme égal à 0, ces documents n’ont été que très partiellement modifiés et continuent à comporter des sommes égales à 0 pour 24 lignes notamment les familles Ari**/Mur**, Bou**, Ferz**, Ram**, Kha**, Hek**i. Il n’existe donc pas de préjudice pour ces 24 familles.

Vous noterez que la famille Mart** ne figurait pas dans les tableaux de 2019 et n’apparait pas davantage dans ceux de 2021 alors qu’il est mentionné dans les dernières écritures d’avril 2021 du département. Dès lors, le montant concernant cette famille ne peut pas être retenue.

Regardons maintenant le deuxième filtre concernant celui des années « indemnisables », le département dans ses dernières écritures reconnaît que l’Etat a déployé des moyens supplémentaires d’hébergement en 2015 et 2016 et admet de n’être indemnisé que pour les années 2012-2013-2014.

En outre, comme déjà indiqué en l’absence de justificatifs sur des demandes des familles ou du département datant de 2015 et 2016 adressés à l’Etat qui n’auraient pas été honorées par l’Etat, nous vous invitons à estimer que tous les préjudices évoqués au titre de ces deux années ne sont pas justifiés en l’absence de carence avérée et prolongée. Ceci d’autant plus qu’en 2016 et notamment à compter de juillet 2016, le département connaissait la position du Conseil d’Etat notamment en matière de référés liberté et pouvait solliciter l’Etat s’il estimait que l’Etat avait été saisi et que ce dernier était dans une situation de carence avérée et prolongée. Or y compris pour les familles Bu**, Tch**-Dja**, Nza**, Sim**, Gje**, Fai**, le département ne vous indique pas avoir mené de démarches auprès de l’Etat pour qu’elles les prennent en charge après juillet 2016.

Passons au troisième filtre, celui tiré de la compétence principale du département pour les femmes enceintes et les mères isolées avec leurs enfants de moins de trois ans qui ont besoin d'un soutien matériel et psychologique, notamment parce qu'elles sont sans domicile. Cette argumentation est opposée à plusieurs reprises par l’Etat. Ici, au regard des propres tableaux produits par le département, il apparait, sauf mauvaise lecture de notre part car les différents documents ne comportent pas automatiquement les mêmes données ni dans le même ordre, que certaines familles devaient être prises en charge par le département dans le cadre de sa compétence principale. Ainsi pour la famille Aliv**, il est mentionné une prise en charge du 30 juillet 2015 au 12 avril 2016 et une demande d’indemnisation sur cette même période pour 10 440 euros (total hors grossesse) alors qu’il est explicitement marqué dans un autre document que Mme était enceinte avec une mention grossesse relevant du département de novembre 2015 à juillet 2016. Dès lors, la demande indemnitaire du département n’est pas cohérente de novembre 2015 à juillet 2016 dans l’hypothèse où vous accepteriez d’indemniser sur les années 2015 et 2016. Il en est de même pour la famille Ah**, à savoir une grossesse de mai 2016 à août 2016 et prise en charge par le département de mai à décembre 2016 avec une demande d’indemnisation de mai 2016 à décembre 2016, une telle demande indemnitaire n’est pas davantage cohérente. Ce même raisonnement de manque de cohérence entre les données et les compétences du département peut être tenu pour la famille Juk*/Rah* pour laquelle il est mentionné une prise en charge du 6 décembre 2016 à avril 2017 (et sur une autre colonne mai 2017) par le département avec la mention enceinte/grossesse. Ceci se répète pour la famille Che**, l’enfant Ac** est né le 14 janvier 2016, alors qu’il est également fait mention d’une grossesse et surtout d’une prise en charge en 2017, donc a priori lors de cette deuxième grossesse et que le département demande une indemnisation pour 2016. Il en est de même pour la famille Cis** mention bébé à naître alors qu’un enfant est ne le 1Er janvier 2015, un autre en décembre 2016 et une prise en charge a été réalisée par le département de septembre à décembre 2016. D’autres anomalies par rapport à la compétence principale du département existent sur d’autres familles.

Passons au quatrième filtre, celui des déboutés d’asile et des « oqtifiés », comme indiqué, il appartient au département de justifier de circonstances exceptionnelles pour la prise en charge de ceux-ci et de leur famille.

Le département eu égard à ce que nous vous avons exposé et notamment aux conclusions que nous estimons convaincantes de Jean Lessi ne peut pas se prévaloir d’une position de principe selon laquelle pour les familles « se trouvant à la rue » avec un ou plusieurs enfants, il y aurait lieu de les héberger systématiquement.

Il s’agit donc de regarder pour chacune des familles si nous sommes dans le cas de situations exceptionnelles. Le département dans ses dernières écritures liste un certain nombre de familles pour lesquelles il mentionne des problèmes de santé soit de certains enfants, soit de certains membres de leur famille dont des grands-parents et fait état aussi de signalements pour certaines familles.

Vous écarterez selon nous, le cas des parents et grands-parents car ils ne sont pas repris dans les tableaux concernant les facteurs de fragilité. Ceci vous amènera à ne pas retenir la famille Ru**-Ros** (que vous aurez au demeurant déjà écarté à raison d’une prise en charge en 2015 si vous nous suivez pour exclure une indemnisation sur les années 2015 et 2016 compte tenu de l’augmentation des capacités d’accueil de l’Etat et d’absence de preuves sur des démarches menées envers l’Etat des familles ou du département à fin de prise en charge par l’Etat), la famille Tsa** (pour les années 2014 à 2016), la famille Bu**, la famille Fer** qui de plus comme indiqué figure dans les tableaux avec un montant à 0, la famille Gri*-Do*, la famille Hal*, la famille Os*.

Si vous reprenez les mentions sur les enfants avec facteurs de fragilité figurant dans les tableaux hors cas d’Or* Mar* que nous avons exclu précédemment, sont évoqués la petite Star** Aliv**-Ju** comme malnutrie mais pour une prise en charge en 2016 (donc hors de la période de prise en charge 2012-2013-2014 qui nous semble la seule potentiellement indemnisable), le petit Al** Alo** mais avec la mention orientation Mdph en 2017, ce qui signifie donc que son état de santé n’a été vu comme dégradé qu’en 2017 soit en dehors de la fenètre d’indemnisation et le petit Alo** ne figurait pas en difficulté dans les données 2019. Pour la famille Adi**, nous n’avons pas trouvé son statut et vous n’avez pas d’information sur la raison de l’information préoccupante et de la suite qui a été donnée et si l’enfant a été pris en charge par l’aide sociale à l’enfance. Pour le petit Hek**, comme déjà indiqué, aucune somme n’est demandée par le département. En ce qui concerne Ou** Kaz**, comme déjà indiqué, là encore, aucune somme n’est demandée par le département.

Vous ne retiendrez pas les enfants cités dans les écritures et non repris dans les tableaux comme étant dans une situation à risque.

Il vous restera alors à regarder les enfants pour lesquels la famille n’est pas mentionnée comme déboutée de l’asile à savoir les enfants Bou** de nationalité algérienne mais là aucun demande indemnitaire ne les concerne, la famille Ferd** mais ici elle est mentionnée comme italienne avec une aide éducative à domicile mise en place en décembre 2015 mais là encore cette aide éducative est en dehors de la plage de la demande indemnitaire portant sur la période avril 2013- juin 2014 que nous vous invitons à retenir et ce d’autant plus que cet enfant n’est pas mentionné dans le dernier mémoire du département pour des problèmes de santé. En ce qui concerne Moh** Mekk* dont les parents sont mentionnés comme algériens en situation irrégulière sans autre détail, il est mentionné qu’il est polyhandicapé mais la prise en charge ayant eu lieu en 2015 alors que les capacités d’hébergements de l’Etat avaient nettement augmenté et en l’absence de de preuve d’une demande de prise en charge par les services de l’Etat, vous écarterez aussi cette demande.

Pour l’enfant Rah**, il est mentionné que les parents disposent d’un « APS parent accompagnant » dans les tableaux mais elle n’est pas citée dans les écritures du département et aucune somme n’est demandée pour cette famille par le département.

Les autres mentions IP, que nous traduisons informations préoccupantes ne vous apportent aucune information utile.

Par suite, après cette opération de tri, les pièces fournies par le département ne nous semblent pas permettre de conclure à une justification par le département d’une quelconque somme lui étant due par l’Etat au titre d’une carence avérée et prolongée de l’Etat.

Pour information, si vous ne nous suiviez pas sur cette seconde partie de l’analyse concluant également au rejet, nous vous invitons à rejeter la demande indemnitaire portant sur les frais de petits déjeuners dès lors que l’Etat indique sans être contesté faire des distributions de petits déjeuners soit directement soit via des associations qu’il subventionne et que le département dans le cadre de son action supplétive ne saurait demander le remboursement que des frais d’hébergement et non pas des petits déjeuners. Le département n’est par suite pas fondé à demander à être remboursé au titre des petits-déjeuners de la somme de 198 493, 50 euros.

La seconde argumentation du département portant sur une indemnisation de son préjudice financière lié à une faute de l’Etat résultant de carences dans l’exercice des pouvoirs de police en matière de ressortissants étrangers nous semble devoir être écartée dès lors que comme déjà indiqué nous ne voyons pas de de lien de causalité direct entre la prise en charge financière par le département du Puy-de-Dôme de l’hébergement de certaines familles et l’absence de reconduite forcée de certains des étrangers mentionnés.

Nous concluons donc au final à l’annulation du jugement et au rejet des conclusions indemnitaires du département ainsi que de ses conclusions présentées au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative dès lors que le département est partie perdante.

[1]  Cette référence à cette période strictement nécessaire à la mise en œuvre de leur départ volontaire nous semble correspondre à un délai court, à notre sens inférieur à 6 semaines dès lors que le « délai classique » de départ volontaire fixé pour une OQTF est  de 30 jours. Ce même délai de 30 jours est mentionné pour les déboutés du droit d’asile « Vous êtes demandeur d'asile et votre demande de protection a été définitivement rejetée »https://www.demarches.interieur.gouv.fr/particuliers/obligation-quitter-france-oqtf

[2] A titre d’information, nous vous indiquons que les personnes « oqtifiées » et les déboutés définitifs du droit d’asile n’entrent pas dans le cas de l’hébergement d’insertion, via notamment les centres d’hébergement et de réinsertion sociale car comme indiqué, elles doivent partir et n’entrent donc pas dans un dispositif d’insertion.

[3] Page 8 mémoire 26 octobre 2017 du Département

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Couvrez cette décentralisation que je ne saurais voir…

Christophe Testard

Professeur des universités - Université Clermont Auvergne (CMH – EA 4232)

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DOI : 10.35562/alyoda.6712

Saisie par le département du Puy-de-Dôme, la cour administrative d’appel de Lyon condamne l’Etat à verser à ce dernier la somme de 1 272 464 euros, augmentée des intérêts légaux, au titre du préjudice qu’il a subi en prenant en charge, en lieu et place de l’État, des familles relevant de l’hébergement social d’urgence. La cour définit et constate l’existence d’une carence avérée et prolongée de l’État en la matière, entraînant la mise en cause de sa responsabilité.

Les relations entre les collectivités territoriales et l’État, appréhendées sous l’angle de la responsabilité administrative, ne donnent pas l’image d’une décentralisation et d’une répartition des compétences très apaisées. Les termes du débat sont généralement connus : l’État transfère de nouvelles compétences aux collectivités locales, accompagnées en principe des ressources correspondantes. Sauf que les comptes y sont rarement, l’État ne compensant pas à l’euro près ces transferts, augmentant ainsi les charges des collectivités nouvellement responsables des missions concernées.

L’affaire opposant le département du Puy-de-Dôme à l’État ne s’inscrit toutefois pas totalement dans ce schéma très manichéen, offrant un point de vue quelque peu différent sur la décentralisation. Se trouve ici en réalité en cause non pas un transfert de compétences mais plutôt un partage de compétences, dont l’enjeu tient à la définition du périmètre d’intervention de chacune des collectivités en cause. Mais plus profondément, et il faut reconnaître que la question est rarement posée, la portée d’une telle répartition sur les administrés est en filigrane de notre affaire : les bénéficiaires de l’action publique doivent-il supporter les conséquences d’une mésentente entre autorités publiques sur le champ de leur intervention respective ? Le juge administratif lyonnais a répondu clairement par la négative, et c’est heureux : l’organisation de la décentralisation ne saurait peser sur la réponse de l’administration aux besoins des administrés. L’unité de l’État a parfois du bon.

Entre 2012 et 2016, le département a pris en charge les frais d’hébergement de 102 familles, en urgence. Sur 4 ans, les frais exposés par le département atteignent, selon son propre calcul, 1 698 866, 04 euros. Si la compétence départementale en matière d’hébergement d’urgence existe bel et bien, le département du Puy-de-Dôme considérait que la prise en charge en urgence de famille en difficultés relevait toujours de la compétence de l’État.

Se tournant vers le tribunal administratif de Clermont-Ferrand, en contestation du rejet de sa demande indemnitaire portée devant l’État, le département essuya un refus du juge de première instance (TA Clermont-Ferrand, 13 juin 2019, n° 01700790, Département du Puy-de-Dôme), lequel lui opposait en quelque sorte sa propre turpitude, considérant notamment que le département avait volontairement pris en charge ces familles et ne pouvaient ainsi se prévaloir d’un quelconque préjudice.

Devant la cour administrative d’appel de Lyon, le département fut plus chanceux puisque le juge d’appel, après avoir annulé pour irrégularité le jugement de première instance (en raison de l’absence de réponse à un moyen certes non fondé mais pour le moins opérant), devait considérer, aux conclusions contraires de son rapporteur public, qu’il y avait bel et bien une carence avérée et prolongée de l’État dans l’exercice de l’une de ses compétences et que les frais exposés par le département au titre de celle-ci devaient être mis à la charge de l’État.

Nous n’insisterons pas ici sur le calcul minutieux, par le juge, aidé par le département, du montant du préjudice subi par ce dernier car il relève d’une analyse très comptable. Tout au plus peut-on souligner que la cour écarte l’indemnisation des frais de petits déjeuners (pour près de 200 000 euros tout de même !), dès lors que « l’intervention supplétive » du département ne comprend que l’hébergement au sens strict... Du seul point de vue des compétences et de leur répartition, on peut le comprendre, même s’il y a là une vision très déconnectée de ce qui relève de l’hébergement.

L’essentiel tient au départ opéré par le juge entre les compétences de chacune des collectivités publiques en présence, aboutissant à une potentielle mise en jeu de la responsabilité de celle défaillante.

Une concurrence des compétences plutôt qu’un partage. L’hébergement d’urgence est en effet une compétence partagée. Coûteuse, on comprend bien qu’elle ne puisse être attribuée à un seul niveau de collectivité. La répartition des compétences demeurant sibylline, la cour administrative d’appel de Lyon a dû tout de même jongler avec les différentes dispositions du code de l’action sociale et des familles pour reconstituer la part de l’État et celle du département. Pour le premier, les textes sont clairs : une lecture combinée des articles L. 121-7 et L. 345-1 du Code de l’action sociale et des famille attribue expressément à l’État les dépenses d’hébergement des personnes et familles connaissant de graves difficultés, quelles qu’elles soient. S’agissant des départements, leur compétence donne davantage lieu à reconstruction puisqu’il faut mobiliser pas moins de quatre articles du Code de l’action sociale et des familles pour parvenir à la conclusion qu’ils assument la prise en charge au titre de l’hébergement d’urgence des femmes enceintes et mères isolées avec un enfant de moins de trois ans. De cette répartition, qui peut de prime abord paraître technique, la cour tire un principe – la compétence de l’État – et une exception – celle des départements dans les cas précisément listés.

Mais contrairement au tribunal administratif, la cour fait une lecture plus complète de ce partage entre acteur de principe et acteur exceptionnel. Car si le premier arrivait à la même conclusion, il en tirait pour conséquence que, dans l’hypothèse où le département suppléerait volontairement l’État dans l’exercice de sa compétence, il devait en assumer les conséquences financières. Outre que le raisonnement revient à sacrifier sur l’autel d’un certain juridisme la situation de 102 familles en difficulté, il ne tient pas compte pas compte du fait que la compétence de principe de l’État n’exclut pas celle du département. Au contraire, c’est la lecture du juge d’appel, la défaillance de l’État peut entraîner l’obligation du département d’agir, lorsqu’est en cause la santé d’enfants vivant au sein desdites familles. Autrement dit, en la matière, l’inaction de l’un entraîne l’action obligatoire de l’autre et, potentiellement et par rétroaction, la responsabilité du premier. Car si l’on suit la cour, le département aurait pu voir sa responsabilité engagée s’il n’avait pas lui-même agi pour prendre en charge ces familles. Les compétences des deux collectivités sont ainsi moins partagées – lecture du tribunal – que concurrentes – lecture de la cour. Si le département était tenu d’agir, il est tout de même en droit d’interroger les conditions de cette obligation de faire et les responsabilités qui peuvent en découler.

À dire vrai, l’on voudrait pointer du doigt ce qui peut apparaître comme l’une des faiblesses du raisonnement de la cour, qui avait justifié, peut-être également, que le juge de première instance ne s’y aventurât pas. Si la compétence, concurrente, du département est admise, et ainsi son obligation d’agir, certes à titre exceptionnel, cela ne condamne-t-il pas toute idée d’une mise en cause de la responsabilité de l’État ? Reconnaître la compétence du département ne conduit-il pas à ce qu’il ne puisse pas lui-même se prévaloir de son exercice pour en réclamer un quelconque préjudice ? Comment être compétent pour agir et prétendre, en même temps, à une indemnité ? On voit bien ici que la problématique est distincte des affaires qui ont déjà donné lieu à l’engagement de la responsabilité de l’Etat dans le cadre de la décentralisation. Pour ne prendre que l’exemple le plus topique et local, dans l’affaire du transfert de la gestion des documents d’identité de l’État vers les communes, le premier avait été condamné pour n’avoir pas, suite à des annulations contentieuses, assuré un transfert équivalent de ressources (par ex. CAA Lyon, 28 nov. 2006, n° 06LY00783, Cne de Villeurbanne ; Grandes décisions de la jurisprudence administrative lyonnaise, Lexisnexis, 2021, P. 263, note J. Travard) . Mais la répartition des compétences des uns et des autres n’était pas en cause, comme dans le cas d’espèce. Il s’agissait de sanctionner un défaut dans le transfert des compétences. Tel n’était absolument pas le cas s’agissant de l’hébergement d’urgence, et il fallait alors trouver à la cour un raisonnement propre à fonder une indemnisation.

La jurisprudence administrative, en particulier émanant du Conseil d’État, avait en réalité déjà tracé la voie : dans une décision du 30 mars 2016 (n° 0382437, Dpt. de la Seine Saint-Denis, Lebon p. 106), le Conseil d’État avait été saisi d’une problématique en tout point similaire et avait défini la solution reprise par la cour dans le cas d’espèce. Dans une autre décision, du 26 avril 2018 (n° 0407989, Dpt. du Val-d’Oise, Lebon T. p. 550), il reconnaissait, inversement, la responsabilité du département qui n’avait pas assumé sa compétence en matière d’hébergement de femmes enceintes ou mères isolées avec enfant de moins de 3 ans, l’État s’étant cette fois-ci substituait au département. Mais même dans ce cas, le juge reconnaît que l’État ne pouvait légalement refuser d’accorder un hébergement d’urgence. Pour lever tout doute quant à la logique du raisonnement de la cour, une conclusion intermédiaire s’impose ici : la décentralisation, et la répartition des compétences qu’elle implique, ne saurait en matière d’hébergement d’urgence, être opposée aux administrés. Elle (re) devient alors une pure règle d’organisation interne à l’Etat, susceptible d’être à l’origine d’un contentieux entre personnes publiques.

Une carence à l’origine d’un dommage. Il fallait en effet déterminer ce qu’une telle répartition des compétences impliquait du point de vue de la mobilisation des finances du département et/ou de l’État et ainsi de la responsabilité des différents acteurs. De notre point de vue, le raisonnement du juge est le suivant : la compétence concurrente des acteurs est justifiée et nécessaire en raison de la situation précaire des familles concernées ; les autorités administratives ne sauraient ainsi opposer à celles-ci une quelconque défaillance dans leur prise en charge, qui apparaitrait contraire au principe même de la responsabilité administrative ; en revanche, dans les relations entre personnes publiques, cette répartition des compétences est susceptible de faire l’objet d’une réponse indemnitaire. Autrement dit, cette affaire est purement liée à l’organisation de notre État décentralisé, à un conflit de nature spécifique (bien que courant : B. Faure, « Les litiges contentieux entre l’Etat et les collectivités territoriales », DA 2017, n° 08-9, p. 19) en ce qu’il oppose deux personnes publiques pour l’exercice d’une compétence. Le mécanisme ainsi mis en œuvre fait écho à l’action récursoire qui peut être engagée par l’administration condamnée à tort pour une faute personnelle d’un agent.

Dans ce cadre, la dialectique permettant d’obtenir une indemnisation est assez rudimentaire. D’abord, le département devait déterminer l’existence d’une carence avérée et prolongée de l’Etat avant de pouvoir, ensuite, démontrer qu’il en avait subi un dommage, avant, enfin, de le chiffrer.

Pour établir l’existence d’une carence, la compétence de principe de l’État en l’espèce devait être certaine. Sur ce point, la cour l’indique nettement : le préfet n’a pas contesté que les familles concernées entraient dans les critères définis à l’article L. 345-1 du Code de l’action sociale, le département ayant de plus produit un tableau récapitulatif de la situation précise de ces familles, sur lequel la cour a pu utilement s’appuyer. À ce titre, la cour s’appuie sur un principe classique selon lequel l’administration n’est pas compétente pour ajouter des critères à l’octroi du bénéfice d’une disposition légale (CE, Sect., 4 fév. 2015, n° 0383267, Min. Int. c/ Mme X., Lebon p. 528) . Elle écarte, par conséquent, comme étant sans incidence l’argument soulevé par le préfet tenant au fait que les familles concernées étaient composées d’étrangers : ce critère, excluant, n’étant pas prévu par la loi, il n’est pas lieu d’en faire une condition du bénéfice de l’hébergement d’urgence. Sur le même fondement, le juge d’appel considère que la doctrine de l’État qui consiste à ne pas héberger prioritairement des familles n’ayant pas vocation à se maintenir sur le territoire ne saurait être opposée au département. Là encore, ce serait ajouter une condition non prévue par la loi et, surtout, faire peser sur le département des obligations découlant de lignes de conduites définies, en interne, par les seules autorités étatiques. Il y a là une garantie de libre administration, importante à rappeler à un moment où les normes de droit souple se multiplient et deviennent un nouveau mode de régulation des relations entre sujets de droit.

Cette compétence de principe de l’État admise, encore fallait-il prouver qu’il avait commis, en ne l’exerçant pas, une carence avérée et prolongée. Sur ce point, le préfet se défendait en mettant en avant les diverses mesures prises par l’État, en réaction à l’afflux des besoins d’hébergement d’urgence. En particulier, le représentant de l’État insistait sur le fait que le nombre de places était passé de 49 en 2012 à 273 en 2015, augmentation plus que significative, poursuivie en 2016 avec la création de 131 places supplémentaires. Aussi incontestés soient ces chiffres, l’argument est écarté par la cour car s’il établit peut-être qu’il n’y a pas eu de carence caractérisée, il n’exclut pas l’existence d’une carence avérée et prolongée. Autrement dit, ce n’est pas la gravité de la carence qui est en cause ici, mais bien sa « simple » réalité, comme étant à l’origine d’un dommage pour le département. La vérité factuelle parle alors pour le département : celui-ci établit, sans l’ombre d’une contestation possible, qu’il a dû suppléer l’absence de prise en charge par l’État des 102 familles en difficulté, pendant une période prolongée et en raison de l’inaccessibilité des solutions proposées par l’État : il y a là la preuve d’une carence avérée – on nous pardonnera le pléonasme – et prolongée. Mais dans sa volonté de fixer une définition plus utile à cette notion standard que peut-être celle de « carence prolongée », la cour administrative d’appel de Lyon précise qu’une telle carence est caractérisée lorsqu’une famille reste plus d’un mois sans situation d’hébergement, à la suite d’une demande ou d’une éviction d’un hébergement. Ce délai d’un mois, court dans l’absolu, doit être mesuré à l’aune de ce que cela représente pour des familles en difficultés. Un mois est déjà, alors, presque trop long mais on perçoit bien ici les contraintes de l’activité administrative, dont il faut tenir compte.

C’est toujours un subtil équilibre que le juge administratif doit maintenir entre réponse aux demandes des administrés et moyens de l’administration : dans cette affaire, ce point d’équilibre paraît extrêmement bien fixé.

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