Cette affaire présentée par la Sarl Esconergie concerne la production d’électricité par une installation de panneaux photovoltaïques.
Ce dossier s’inscrit dans le cadre juridique de l’obligation d’achat prévu par la loi du 10 février 2000 qui vise à favoriser le développement des énergies renouvelables, le législateur ayant à l’époque institué une obligation d’achat d’électricité à la charge d’EDF.
Ce principe de l’obligation d’achat d’électricité, codifié aux articles L. 314-1 et suivants du code de l’énergie, fait obligation à EDF et aux autres distributeurs, d’acheter l’électricité produite par les producteurs d’électricité à un prix fixé par arrêté, dont les producteurs d’électricité d’origine photovoltaïque.
Prix de rachat qui, dans les années 2000, avait été fixé à un niveau très supérieur au prix du marché, ce qui a conduit à un emballement des projets d’installations de centrales photovoltaïques, conduisant par la suite le gouvernement à modifier à plusieurs reprises à la baisse ce tarif d’achat, puis finalement à l’abandonner au profit d’un mécanisme de prime versée aux producteurs d’électricité (la loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte.)
La SARL Esconergie a été constituée en 2009 en vue de produire et de vendre l’électricité produite par une installation de panneaux photovoltaïques installés sur la toiture des bâtiments agricoles de l’exploitation de M. X, sur le territoire de la commune de Saint-Ferréol-d’Auroure (Haute-Loire).
Le 30 décembre 2009, la société Tenesol, mandataire de la SARL Esconergie, transmettait à la société ERDF le dossier de demande de raccordement de l’installation.
Le 18 mai 2010, la société ERDF a accusé réception de ce dossier et l’a accepté comme étant complet avec une date de prise en compte au 17 mai 2010.
En principe, après réception de ce dossier complet, la société ERDF aurait du adresser à la société une proposition technique et financière, dans un délai, de trois mois.
Mais aucune proposition technique et financière en vue de la conclusion du contrat d’achat d’électricité n’a été adressée à la SARL Esconergie par la société ERDF dans ce délai.
Nous sommes à cette époque en pleine explosion des demandes (le gouvernement parle alors de bulle spéculative) ce qui explique sans doute le retard d’ERDF dans leur traitement.
Le 4 février 2011, la société ERDF informait la SARL Esconergie qu’elle considérait que la demande de raccordement de son installation était caduque, en application du décret no 2010-1510 du 9 décembre 2010 suspendant l’obligation d’achat de l’électricité produite par certaines installations utilisant l’énergie radiative du soleil.
La société requérante a donc dû présenter une nouvelle demande à ERDF, mais sur la base d’un tarif d’achat nettement moins avantageux que le tarif S6 dont elle espérait bénéficier.
C’est la raison pour laquelle la société a saisi la juridiction judiciaire afin d’être indemnisée de son préjudice.
Par jugement du 6 janvier 2017, le tribunal de commerce du Puy-en-Velay a considéré que la société ERDF avait engagé sa responsabilité du fait de son manquement à son obligation de bonne foi dans la conduite de sa relation contractuelle avec la SARL Esconergie. Il a, en conséquence, condamné la société ERDF, devenue la société Enedis, à verser à la SARL Esconergie une somme de 698 010 euros en réparation de son préjudice résultant du coût de la réalisation en pure perte de son installation ainsi que de son manque à gagner.
En appel, la cour d’appel de Riom par son arrêt du 5 décembre 2018 a confirmé que la responsabilité de la société ERDF était engagée vis-à-vis de la SARL Esconergie mais a ramené à 108 745 euros l’indemnité mise à la charge de la société Enedis.
La cour d’appel a considéré que le manque à gagner allégué par la SARL Esconergie n’était pas un préjudice indemnisable dès lors qu’il se fondait sur un régime d’aide d’État illégal, faute pour l’État français d’avoir notifié à la Commission européenne, préalablement à leur mise en œuvre, les arrêtés tarifaires du 10 juillet 2006 et du 12 janvier 2010.
C’est sans doute ce considérant de la cour d’appel qui est à l’origine de ce litige, la société recherchant désormais à compléter son indemnisation en recherchant la responsabilité de l’Etat. Elle a donc adressé au préfet de Haute Loire une demande indemnitaire préalable le 6 mai 2019, demande qui est restée sans réponse.
Par cette requête, la SARL Esconergie demande au tribunal de condamner l’État à lui verser la somme de 588 265 euros en réparation de son préjudice lié à la faute de l’État dans son obligation de notification préalable à la Commission européenne des arrêtés tarifaires en matière d’achat d’électricité produite à partie de centrales photovoltaïques.
Elle soutient que :
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l’État a commis une faute en s’abstenant de notifier à la Commission européenne les arrêtés tarifaires en matière d’achat d’électricité produite à partir de centrales photovoltaïques, constitutif d’une aide d’État ;
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cette faute est à l’origine de l’illégalité de cette aide, laquelle a été opposée par le juge judiciaire pour rejeter sa demande de condamnation de la société Enedis à l’indemniser de son manque à gagner en raison de son refus fautif de conclure un contrat d’achat d’électricité.
Plusieurs questions préalables sont invoquées par les parties en matière de compétence et de recevabilité.
Nous en disons un mot rapide, sans insister, car nous allons vous proposer d’aller au rejet au fond de la requête.
1) Compétence de la juridiction
Le préfet en défense soulève une double exception d’incompétence à la fois de la juridiction administrative et territoriale.
Il fait valoir, d’une part, que la requête est portée devant un ordre de juridiction incompétente pour en connaître, car elle se rattache à un litige de droit privé entre la requérante et la société Enedis et, d’autre part, qu’elle est portée devant une juridiction territorialement incompétente dès lors que le manquement allégué par la requérante relève d’une compétence du ministre chargé de l’énergie et non du préfet.
Mais dès lors que la requête tend à l’indemnisation de la société, en conséquence d’une faute commise par l’Etat, liée à son non respect des obligations de respecter le droit de l’UE (et plus précisément un non respect de l’obligation de notification à la commission européenne des tarifs d’achat d’électricité) un tel litige ressortit bien à la compétence de la juridiction administrative.
Le litige opposant la société à Enedis, sur la non conclusion du contrat de raccordement de l’installation, a déjà été tranché par le juge judiciaire par le jugement et l’arrêt précités, puisqu’il concernait deux personnes de droit privé.
Par ailleurs, le lieu du fait générateur du dommage étant l’exploitation agricole située en Haute-Loire, nous pensons que vous êtes bien territorialement compétents.
L’exception d’incompétence aurait donc été écartée.
2) Recevabilité
S’agissant maintenant de la recevabilité, le préfet soulève plusieurs fins de non-recevoir qui n’auraient pas prospérées.
Le préfet soutient que la requête est irrecevable faute de liaison préalable du contentieux portant sur la même cause juridique que celle invoquée dans la requête. Or, le fondement juridique dans les deux cas est bien celui de la faute commise par l’Etat en raison de l’absence de notification à la commission européenne des arrêtés tarifaires en matière d’achat d’électricité.
Cette fin de non-recevoir aurait été écartée.
La fin de non-recevoir tirée de l’absence de précision du fondement juridique de la requête aurait également été écartée, la requête se plaçant explicitement sur le terrain juridique de la responsabilité pour faute.
Le préfet invoquait également, l’exception d’autorité de la chose jugée, liée au jugement du tribunal du Puy en Velay et à l’arrêt de la cour d’appel de Riom, mais elle aussi aurait été écartée.
En effet comme l’indique justement la requérante les trois conditions de l’identité d’objet de parties et de cause n’étaient pas réunies pour retenir l’autorité de la chose jugée.
Nous renverrons donc le préfet de Haute-Loire à la lecture des bonnes feuilles du Chapus (ou d’un autre manuel) pour réviser la notion d’autorité de la chose jugée.
Enfin, le préfet invoquait l’exception de prescription quadriennale.
La question du fait générateur aurait été difficile à trancher mais toutefois, en tout état de cause, la saisine des juridictions judicaires, et les décisions rendues, ont de notre point de vue prorogé la prescription quadriennale (jugement du tribunal de commerce du Puy en Velay du 6 janvier 2017 et arrêt de la cour d’appel de Riom du 5 décembre 2018).
De sorte qu’à la date de l’introduction de la requête aucune prescription ne pouvait être opposée.
3) Fond : Responsabilité et Indemnisation
Nous en venons maintenant à l’examen du fond du litige qui est basé sur le terrain de la responsabilité pour faute.
La Société requérante soutient que l’État a commis une faute en s’abstenant de notifier à la Commission européenne l’arrêté tarifaire S6 (du 10 juillet 2006) ou du 12 janvier 2010, ce qui a rendu l’exécution de cette aide illégale tant que la Commission ne s’est pas prononcée sur sa compatibilité avec les règles du TFUE (traité sur le fonctionnement de l’Union européenne).
Le mécanisme d’achat d’électricité constitue en effet une aide d’État ainsi que cela a été jugé pour l’éolien :
Voir notamment CE, 28 mai 2014, Association Vent de colère !, n° 324852, A.
Par ailleurs, l’ordonnance de la CJUE du 15 mars 2017, Enedis, C-515/16 rappelle que la qualification d’« aides d’État », au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, suppose la réunion de quatre conditions, à savoir qu’il existe une intervention de l’État ou au moyen de ressources d’État, que cette intervention soit susceptible d’affecter les échanges entre les États membres, qu’elle accorde un avantage sélectif à son bénéficiaire et qu’elle fausse ou menace de fausser la concurrence dans le marché intérieur.
Dès lors, en application du TFUE, (et des articles 107 et 108), les arrêtés tarifaires (dont celui de 2006) auraient dû être notifiés à la commission européenne.
Il n’est pas contesté que les arrêtés de 2006 et 2010 n’ont pas été notifiés à la Commission, en violation du droit de l’UE (art. 107 et 108 TFUE).
La faute de l’Etat nous semble donc avérée.
La société en déduit que cette faute formelle lui a causé un préjudice, dès lors qu’elle a été privée de la possibilité d’obtenir la réparation de son manque à gagner, en conséquence de la faute de l’État dans la notification de l’aide d’État.
C’est en raison de ce défaut de notification de l’aide d’État à la Commission que le juge judiciaire d’appel a en effet considéré l’aide d’État illégale, et donc l’absence de préjudice indemnisable pour la requérante.
La société ayant été déboutée au civil de sa demande d’indemnisation d’une grande partie de son préjudice, à savoir les gains futurs espérés liés à la conclusion du contrat de rachat d’électricité sur 20 ans, elle tente d’obtenir réparation de ce chef de préjudice devant vous en se fondant sur la faute de l’Etat révélée en quelque sorte par l’arrêt de décembre 2018 de la cour d’appel de Riom.
La tentative nous semble périlleuse, car pour obtenir réparation et dès lors que la condition de la faute apparait remplie encore faut-il démontrer que l’existence d’un lien de causalité direct entre la faute et le préjudice subi.
Le préfet en défense soutient que l’existence du lien de causalité n’est pas rapportée.
Cette démonstration nous semble difficile à rapporter, en application de la théorie de la causalité adéquate, qui est appliquée par le juge administratif.
En effet, ce n’est pas véritablement la faute alléguée de l’Etat c’est à dire l’omission par l’État de notifier les arrêtés tarifaires à la Commission européenne, qui est à l’origine du manque à gagner subi par la SARL Esconergie.
Le préjudice est plutôt lié au refus d’ERDF de conclure le contrat de raccordement comme il en avait l’obligation. Le lien de causalité direct est donc davantage à ce niveau, ce qui avait conduit la société à rechercher la réparation de son entier préjudice devant les juridictions judiciaires, réparation qu’elle a en partie obtenue.
Vous pourriez donc considérer que si l’existence d’une faute est indéniable, faute résultant de l’omission de notification des arêtes tarifaires à la commission européenne, en revanche, cette faute n’est pas en lien direct avec le préjudice subi par la société requérante.
Ce qui conduira à écarter la responsabilité de l’Etat pour faute.
Mais nous pensons que vous pourrez écarter la responsabilité de l’Etat pour faute en retenant le moyen invoqué en défense par le préfet qui rappelle que le paiement d’une aide illégalement accordée ne peut constituer un préjudice indemnisable dès lors que l’Etat est tenu à la récupération de l’aide.
Il fait référence à la solution dégagée par le CE dans son arrêt du 7 juin 2017 Société le Muselet Valentin n° 386627 B.
Dans cet arrêt la Haute juridiction juge que « la cour a pu, sans erreur de droit ni erreur de qualification juridique, en déduire que la somme devant être acquittée par la société requérante correspondant au montant de l’aide accordée, qui résultait uniquement de la décision de la Commission 2004/343/CE en date du 16 décembre 2003 par laquelle cet avantage fiscal a été déclaré incompatible avec le régime des aides d’Etat, ne peut constituer un préjudice indemnisable dès lors que l’Etat est tenu de procéder à la récupération de l’aide en mettant à la charge du bénéficiaire une somme correspondant au montant de l’exonération d’impôt illégalement accordée ».
La cour de cassation a également jugé que le préjudice invoqué (manque à gagner des sociétés qui n’ont pu bénéficier de l’aide d’État faute d’avoir pu signer le contrat en raison des manquements d’Enedis) n’était pas réparable. (Cass. Com. 18 sept. 2019, n° 18-12.601 ; Com. 18 sept. 2019, n° 18-12.657).
Nous proposons de suivre ce raisonnement et de considérer que le préjudice allégué n’est pas indemnisable.
Comme nous l’avons indiqué, le 18 mai 2010, la société ERDF a accusé réception du dossier de demande de raccordement présenté pour la SARL Esconergie et l’a accepté comme étant complet avec une date de prise en compte au 17 mai 2010.
Il s’ensuit que la société requérante était susceptible de bénéficier des tarifs de l’arrêté du 12 janvier 2010.
L’arrêté du 12 janvier 2010 a été pris en méconnaissance de l’obligation de notification préalable à la Commission européenne résultant de l’article 108, paragraphe 3, TFUE. L’aide d’État résultant de cet arrêté est donc illégale.
En vertu de l’article 108, paragraphe 3, TFUE, tel qu’interprété par la Cour de justice de l’Union européenne, il incombe aux juridictions nationales de tirer toutes les conséquences de l’illégalité découlant du défaut de notification préalable à la Commission d’une mesure nationale constituant une aide d’État.
S’il incombe aux juridictions nationales de sauvegarder les droits des justiciables face à une éventuelle méconnaissance, de la part des autorités nationales, de l’interdiction de mise à exécution des aides avant l’adoption, par la Commission, d’une décision les autorisant, ces juridictions doivent prendre pleinement en considération l’intérêt de l’Union européenne et ne doivent pas adopter une mesure qui aurait pour seul effet d’étendre le cercle des bénéficiaires de l’aide.
Cette règle résulte de l’arrêt CJCE 5 oct. 2006, aff. C-368/04, Transalpine Ölleitung in Österreich.
C’est cette jurisprudence de la CJUE qui a conduit la Cour de cassation, s’agissant des arrêtés tarifaires en cause, à juger que le préjudice invoqué (manque à gagner des sociétés qui n’ont pu bénéficier de l’aide d’État faute d’avoir pu signer le contrat en raison des manquements d’Enedis) n’était pas réparable (Cass. Com. 18 sept. 2019, n° 18-12.601 ; Com. 18 sept. 2019, n° 18-12.657).
Dans ces conditions, le préjudice invoqué par la société requérante de la perte de chance de bénéficier d’un tarif procédant d’une aide d’État illégale, n’est pas indemnisable, par principe, ce qui conduira à rejeter les conclusions à fin d’indemnisation.
Nous précisons au surplus que s’agissant de l’évaluation du quantum du préjudice, les éléments produits par la société étaient tout à fait insuffisants comme l’a relevé d’ailleurs la cour d’appel de Riom estimant qu’ils se révélaient insuffisants pour justifier sa réclamation.
La Sarl Esconergie se fonde en effet sur deux rapports d’experts comptables, non contradictoires, réalisés à la demande de la société et qui ne prennent pas en considération les aléas de l’exploitation de la centrale et les effets du vieillissement de ses composants.
En l’état de l’instruction, le préjudice n’était pas justifié ce qui n’aurait pu que conduire au rejet.
Par ces motifs, nous concluons au rejet de la requête.