Saisie d’une affaire de déplacement intra-communal d’un débit de tabac sur le territoire d’Oullins, la cour administrative d’appel de Lyon a estimé que malgré l’absence de la réglementation préfectorale spécifique aux débits de tabacs, pouvait être opposée à la demande d’autorisation de déplacement, la réglementation applicable aux débits de boissons.
Sans nul doute, le temps est révolu où Sganarelle ne trouvait « rien d’égal au tabac », et exprimait sentencieusement l’idée selon laquelle « qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre ». Quoi qu’il en soit, la plaidoirie de l’illustre valet de Dom Juan aurait vraisemblablement eu peu de succès devant la quatrième chambre de la cour administrative d’appel de Lyon, au vu de la solution rendue dans son arrêt du 8 avril 2021 à propos du déplacement intra-communal d’un bureau de tabac.
Par un arrêté du 23 septembre 2019, le maire d’Oullins avait en effet autorisé, au nom de l’État, le déplacement d’un débit de tabac sur le territoire de sa commune. Pour que l’affaire prenne la tournure contentieuse qui l’a portée devant la cour – puisqu’il n’y a pas de fumée sans feu –, il a simplement fallu qu’un autre exploitant de débit de tabac conteste l’implantation du commerce concurrent à proximité. Le tribunal administratif de Lyon fait droit à sa demande en prononçant, par un jugement du 10 juin 2020, l’annulation de l’arrêté litigieux. La compétence du maire étant exercée au nom de l’État, c’est le ministre de l’action et des comptes publics qui interjette appel devant la cour lyonnaise. Celui-ci est rejoint par l’exploitante du débit de tabac privée de son autorisation, qui introduit également une requête afin de voir le jugement annulé.
Ces dernières années, la cour avait déjà été confrontée à des litiges portant sur le déplacement intra-communal de débits de tabac, exerçant ainsi un contrôle de l’erreur manifeste sur les décisions des édiles qui refusaient d’accorder une autorisation de déplacement en se fondant sur l’article 9 du décret du 28 juin 2010 relatif à l’exercice du monopole de la vente au détail des débats manufacturés, selon lequel « l’implantation d’un débit de tabac ne doit pas avoir pour effet de déséquilibrer le réseau local existant de vente au détail des tabacs » (V. par ex., CAA Lyon, 2 avril 2020, n° 18LY04731, inédit), ou vérifiant que le débit de tabac dont le déplacement était autorisé se situait bel et bien en dehors de la zone de protection arrêtée par le représentant de l’État dans le département afin de préserver certains établissements fréquentés par des populations jeunes (en l’occurrence une médiathèque municipale : CAA Lyon, 9 mai 2019, n° 17LY01727, inédit) . Dans l’arrêt commenté, si le point crucial quant à la légalité de l’arrêté porte sur la proximité de la zone d’implantation du débit par rapport à un établissement protégé, la problématique diffère pourtant quelque peu puisque, précisément, le préfet du Rhône n’avait pas arrêté de périmètre de protection opposable au transfert de l’exploitation. La cour devait donc se poser la question du bien-fondé du raisonnement du tribunal administratif qui, pour annuler l’arrêté du maire au motif que le commerce se situe à moins de 150 mètres d’une ludothèque, rend opposable aux débits de tabac la réglementation normalement applicable aux implantations et transferts des débits de boissons.
En rejetant les requêtes du ministre et de l’exploitante du débit de tabac, la cour confirme l’illégalité de l’autorisation de déplacement. Elle valide le raisonnement du tribunal administratif développé en vue de pallier les inconvénients de la défaillance préfectorale (I), en retenant l’opposabilité de la protection applicable aux débits de boissons (II).
I. Les effets pernicieux de l’absence de réglementation préfectorale
Pour bien comprendre les tenants et aboutissants de l’arrêt, il faut au préalable marcher dans les pas de la cour et glisser son aiguille au cœur du canevas des dispositions législatives et réglementaires qui régissent ces commerces singuliers (Pour un état des lieux du cadre juridique : J. Lombart, « Débits de tabac », J.-Cl. Administratif, fasc. 263). Les juges commencent ainsi par rappeler la règle la plus susceptible de conduire à la résolution du litige, à savoir l’article 11-4° du décret du 28 juin 2010 (précité) qui interdit les implantations de débits de tabac en « zone protégée », expression qu’il faut concevoir au sens de l’article L. 3335-1 du Code de la santé publique. Réglementant les débits de boissons, ce dernier intéresse également notre affaire puisque l’article L. 3512-10 du même code (introduit par une ordonnance n° 2016-623 du 19 mai 2016) précise que l’article L. 3335-1 « est applicable aux lieux de ventes de tabac ». Le principe de cette législation de protection est le suivant : le préfet dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour déterminer par arrêté un périmètre de protection autour de certains établissements énumérés limitativement par le texte et au sein duquel l’implantation de débits de boissons et de tabac est interdite. Par dérogation, l’article L. 3512-10 prévoit que, pour les débits de tabac, la compétence n’est plus discrétionnaire mais devient une obligation lorsqu’il s’agit d’établir une zone de protection autour d’un établissement d’instruction publique, d’un établissement scolaire privé ou d’un établissement de formation ou de loisirs de la jeunesse. Dès lors, pesait sur le préfet du Rhône, ainsi que le rappelle la cour au cinquième point de sa décision, « l’obligation (…) d’opposer une telle interdiction d’implantation aux débits de tabacs à une distance qu’il détermine ». C’est à raison de cette carence de l’autorité administrative, depuis lors comblée (art. 2 de l’arrêté du 19 octobre 2020 fixant les périmètres de protection dans le Rhône), que la situation s’avérait délicate. En l’espèce, la défaillance préfectorale permettait au ministre de soutenir qu’« aucun périmètre de protection n’a été institué par la réglementation préfectorale, de sorte que la distance minimale de 150 mètres ne s’imposait pas ». La résolution du litige devenait plus complexe parce que l’autorité administrative n’a pas édicté une règlementation de protection qu’elle était pourtant tenue de prendre et qui aurait dû fonder l’interdiction de déplacement du débit de tabac au vu de la proximité de sa zone d’implantation vis-à-vis d’une ludothèque. L’absence d’arrêté préfectoral fixant les distances à respecter pour l’établissement d’un débit de tabac au regard des zones protégées était de nature à créer un vide dans l’échelle normative, dans lequel aurait pu tomber la demande initiale d’annulation, à défaut de base légale applicable.
Mais, dans un cas de figure qui pouvait constituer un véritable « casse-pipe », la cour fait sien le raisonnement constructif proposé en première instance, et qui consiste à rendre opposable les dispositions normalement applicables à l’implantation des débits de boisson, pour confirmer l’annulation de l’arrêté du maire.
II. L’opposabilité de la protection applicable aux débits de boissons
On l’a vu, en ce qui concerne l’établissement d’une zone de protection autour d’établissements fréquentés par une population très jeune, les textes établissent une distinction entre débits de boisson et débits de tabac. Pour les premiers, le préfet peut arrêter le périmètre de protection tandis que, pour les seconds, il doit fixer ces distances. Après avoir rappelé ceci, la cour en déduit hardiment que les textes « ne font pas obstacle à ce que l’arrêté pris pour l’application de l’article L. 3335-1 du code de la santé publique et instituant un périmètre de protection opposable aux débits de boissons soit applicable aux débits de tabac en l’absence d’arrêté spécifique prévoyant un autre périmètre de protection ». Dès lors, elle confirme la position du tribunal administratif et estime qu’en l’absence de réglementation préfectorale spécifique, les transferts de débits de tabac sont régis, dans le département du Rhône, par la réglementation applicable aux débits de boissons.
À première vue cette méthode d’interprétation des textes peut surprendre. Il y a quelque chose de troublant pour l’esprit juriste d’envisager que si les textes n’interdisent pas de rendre opposable aux transferts de débits de tabac la zone de protection instituée sur le fondement de la législation applicable aux débits de boisson, cela signifie alors que c’est possible. À cet égard, dans une affaire comparable, la cour administrative d’appel de Paris avait tranché en faveur de l’inopposabilité du périmètre de protection établi pour l’implantation des débits de boisson. Elle avait notamment considéré que l’opposabilité ne pouvait se déduire « de l’obligation dans laquelle se trouve le représentant de l’État d’instaurer de telles zones de protection à l’égard des débits de tabac » (CAA Paris, 24 septembre 2019, n° 18PA00976, inédit) . C’est pourtant cet élément qui semble avoir conduit les magistrats lyonnais à adopter une solution divergente. Le choix de rendre opposable la règlementation applicable aux débits de boisson vient pallier la carence de l’autorité administrative, en portant l’idée selon laquelle cette abstention ne doit pas avoir de conséquence néfaste quant à l’objectif prééminent de lutte contre le tabagisme, en particulier lorsqu’il s’agit de protéger des populations jeunes. Certainement, on pourra opposer à ce raisonnement pragmatique la figure – toujours suspecte – du juge-administrateur, en ce qu’il conduit la cour à opérer une substitution du fondement textuel de l’interdiction de déplacement. Ici encore, le principe de légalité strictement entendu paraît céder devant un principe de réalité.
Toutefois, une telle solution peut se targuer de faire respecter aussi bien la lettre que l’esprit des dispositions législatives et réglementaires qui régissent l’implantation des débits de tabac. Les textes mobilisés par la cour (article L. 3512-10 CSP ; article 11 du décret du 28 juin 2010) ont clairement pour objet de faire obstacle aux implantations de débits de tabac dans les zones protégées, et le défaut d’édiction d’un acte de concrétisation par une autorité administrative ne devrait pas avoir pour conséquence dommageable de les vider de leur substance. Nous sommes aujourd’hui très éloignés du temps où Maurice Hauriou pouvait écrire, dans sa célèbre note sous l’arrêt Astruc, que « l’usage du tabac, bien que présentant certains inconvénients, n’est pas très dangereux pour la santé publique » (M. Hauriou, Note sous Conseil d’Etat, 7 avril 1916, Astruc, S., 1916.3.14). La lutte contre le tabagisme est devenue une véritable politique publique qui semble désormais s’être dotée des outils appropriés, notamment en reprenant un certain nombre d’instruments applicables à la lutte contre l’alcoolisme. Le dispositif des zones protégées en est une illustration topique, puisque la disposition législative consacrée aux débits de tabacs (article L. 3512-10 CSP) effectue un renvoi à la législation applicable aux débits de boisson (article L. 3335-1 CSP). Convergence des luttes, convergence des outils… ces législations entretiennent une solidarité qui fait obstacle à ce que leur application se réalise de manière complètement indépendante. La cour lyonnaise s’est donc servie de cet A.D.N. commun pour empêcher que survienne une situation normalement incompatible avec la réglementation, à savoir l’implantation d’un débit de tabac à proximité d’un établissement de formation de la jeunesse.
A l’évidence, dès lors que la cour décide d’opposer la zone de protection instituée sur le fondement de la règlementation applicable aux débits de boissons, l’illégalité de l’arrêté du maire d’Oullins est inévitable. Dans le département du Rhône, pour les communes de plus de 5000 habitants – comme Oullins –, l’implantation d’un débit de boissons est interdite dès lors qu’elle s’effectue à une distance inférieure à 150 mètres d’un établissement de formation de la jeunesse (arrêté du 20 mars 2012, art. 16). En l’espèce, le commerce ne pouvait donc valablement pas s’établir à 63 mètres d’une ludothèque.
Avec l’édiction de l’arrêté du 19 octobre 2020 par lequel le préfet du Rhône a complété les périmètres de protection, il semble que, malgré le pourvoi en cassation en cours, l’ex-bénéficiaire de l’autorisation annulée ait très peu de chances de voir celle-ci renaître de ses cendres.