L’illégalité du schéma départemental d’accueil des gens du voyage peut être excipée dans le cadre du recours pour excès de pouvoir dirigé contre la délibération d’un EPCI fixant le lieu d’implantation d’une aire de grand passage sur son territoire.
L’accueil des gens du voyage fait souvent l’objet de crispations de la part des maires des communes sur le territoire desquelles les aires de voyage sont implantées. La présente espèce en est un exemple : le maire de Magnieu, dans l’Ain, refuse qu’une aire de grand passage pour les gens du voyage soit installée sur le territoire de sa commune. C’est pourtant bien ce qu’avait décidé la communauté de communes du Bugey Sud dont sa commune est membre, par une délibération en date du 31 janvier 2019. Preuve que la coopération intercommunale n’est pas toujours signe d’entente, nous nous trouvons ici dans un cas une commune intente un recours pour excès de pouvoir contre un acte pris par l’EPCI dont elle est membre.
L’objet de la présente note n’est pas de reprendre l’ensemble des éléments développés dans les motifs du jugement du tribunal administratif de Lyon, lequel a dû le 6 novembre 2020 se prononcer sur la légalité de la délibération de l’EPCI du 31 janvier 2019. Il convient plus précisément de revenir sur l’argument principal de la commune requérante par lequel elle excipe de l’illégalité du schéma départemental d’accueil des gens du voyage (ci-après : SDAGV) de l’Ain pour voir la délibération de la communauté de communes de Bugey Sud annulée. De façon générale, le tribunal administratif de Lyon n’innove pas dans les principes qu’il mobilise, mais peut se montrer relativement audacieux par la façon dont il les applique.
Deux délicates opérations de qualification juridique devaient en effet être résolues pour savoir in fine si l’illégalité du schéma départemental pouvait, par voie d’exception, entacher d’illégalité la décision d’aménagement d’une aire de grand passage : la question du champ d’application de l’exception d’illégalité, c’est-à-dire de son caractère opérant (1), et celle de sa recevabilité (2).
1. Le caractère manifestement opérant de l’exception d’illégalité
Au stade de la question du caractère opérant de l’exception d’illégalité, c’est-à-dire de l’existence d’un lien entre les deux actes que sont la délibération de l’EPCI et le schéma départemental, le tribunal administratif de Lyon reprend de façon très classique le considérant de principe dégagé par l’arrêt S. du Conseil d’État du 11 juillet 2011 (Sect., n° 320735, Lebon p. 346) : « l’illégalité d’un acte administratif, qu’il soit ou non réglementaire, ne peut être utilement invoquée par voie d’exception à l’appui de conclusions dirigées contre une décision administrative ultérieure que si cette dernière décision a été prise pour l’application du premier acte ou s’il en constitue la base légale ».
Il s’agissait ici de savoir si la délibération prise par l’EPCI était un acte d’application du SDAGV ou s’il en constituait la base légale. C’est uniquement à l’une de ces conditions que la possibilité d’invoquer une exception d’illégalité est ouverte. Manifestement, le schéma départemental ne constitue pas la base légale de la délibération de l’EPCI ; elle ne trouve pas sa source ou son régime juridique dans ledit schéma. En est-elle alors un acte d’application ? Pour le tribunal administratif de Lyon, la réponse est positive. En effet, la délibération du conseil communautaire du 31 janvier 2019 vient fixer le lieu d’implantation d’une aire de grand passage sur le territoire de la commune de Magnieu, conformément au SDAGV de l’Ain, qui imposait la réalisation d’une aire de grand passage sur le territoire de la communauté de commune du Bugey Sud. Cette solution ne semble a priori guère faire de doute, même si la jurisprudence en la matière est très restrictive.
Pour des raisons évidentes de sécurité juridique, le juge administratif a en effet eu tendance à restreindre considérablement la possibilité pour une exception d’illégalité d’être opérante, tant elle conduit à remettre en cause de façon parfois indéfinie l’existence d’un acte dans l’ordre juridique. La mesure d’application est dès lors conçue dans sa version la plus restrictive, c’est-à-dire comme « celle qui est nécessaire pour appliquer un texte, en quelque sorte l'intermédiaire obligé entre le texte initial et la réalité » et non comme « la mesure prise en application du texte initial » (P. Hubert, « Le prix du livre », RFDA, 1992, p. 499). Dans notre cas d’espèce, il semble bien toutefois que l’on se situe dans le premier cas de figure : à en croire même l’article 2 de la loi du 5 juillet 2000 relative à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage, laquelle a fait naître ces schémas départementaux d’accueil des gens du voyage, les « EPCI…sont tenus, dans un délai de deux ans suivant la publication de ce schéma, de participer à sa mise en œuvre ». Manifestement, le schéma départemental ne peut donc produire ses effets que s’il est relayé par les EPCI ; les décisions prises par ces derniers sont ainsi nécessairement des actes d’application du premier. C’est d’ailleurs la même solution qu’avait retenue le Conseil d’État dans une espèce similaire relative aux schémas départementaux de coopération intercommunale, dont les dispositions doivent être mises en œuvre par le préfet (CE, 21 octobre 2016, n° 390052, Communauté de communes du Val de Drôme, Lebon. T., p. 603) .
Parce qu’il existe un lien suffisant entre la délibération prise par l’EPCI et le schéma départemental, le tribunal administratif peut désormais examiner la recevabilité de l’exception d’illégalité, cette fois en faisant preuve d’une certaine audace.
2. La recevabilité audacieuse de l’exception d’illégalité
Au stade de la recevabilité de l’exception d’illégalité, c’est-à-dire sur le point de savoir jusqu’à quand il est possible d’invoquer l’illégalité du SDAGV, le tribunal administratif reprend là encore les principes dégagés par une jurisprudence bien établie du Conseil d’État, issue de son avis contentieux du 30 décembre 2013, Mme X., Rec. CE, p. 343. Ce dernier est venu préciser la formule retenue par l’arrêt Sodemel, en faisant une distinction entre les actes réglementaires, pour lesquels l’exception d’illégalité peut être formée à toute époque – sauf désormais pour les moyens de forme et de procédure (CE, Ass., 18 mai 2018, n° 414583, Fédération des finances et des affaires économiques de la CFDT, Lebon p. 187) –, et les actes non-réglementaires, pour lesquels l’acte doit ne pas être devenu définitif à la date à laquelle l’exception d’illégalité est formée. Concernant notre espèce, la question se posait donc de savoir si le SDAGV pouvait être qualifié d’acte réglementaire. Non sans une certaine audace, le tribunal administratif de Lyon répond par la positive. La question est en effet ardue.
Tout d’abord, il convient de ne pas confondre le caractère normatif d’un acte avec son caractère réglementaire. Un acte normatif, par opposition par exemple à un acte préparatoire, est porteur d’une décision ; il est caractérisé par son impérativité. À n’en pas douter, le SDAGV présente un caractère normatif et décisoire, puisque, au-delà des simples recommandations dont il est également porteur, il « définit les secteurs géographiques d’implantation d’aires de grand passage » et « désigne les communes où ces aires doivent en principe être réalisées » (§ 11) . À cet égard, le SDAGV de l’Ain pose de véritables obligations aux communes et EPCI. Pour autant, un acte normatif n’est pas nécessairement un acte réglementaire.
La qualification d’acte réglementaire est particulièrement difficile, tant l’on se trouve souvent confronté à des cas-limites. Par principe, un acte réglementaire se caractérise par « la généralité de la norme qu’il pose » si bien que « son objet est défini a priori, sans considération de ses destinataires » (B. Seiller, Droit administratif, tome 2, Flammarion, Champs Université, 8e éd., 2021, p. 136). Il est donc un acte « initial », « premier », qui « sert ou peut servir de base à des décisions … prises pour son application ». En d’autres termes, « c’est un acte dont les effets ne sont pas épuisés par la première application » (J. Lessi, concl. sur CE, Sect., 1er juillet 2016, Institut d’ostéopathie de Bordeaux, p. 3). À l’inverse, une décision non-réglementaire (qu’elle soit une décision individuelle ou une décision d’espèce) « ne pose pas une norme a priori, mais est destiné (e) à l’application d’un cas déterminé – particulier – d’une norme générale préexistante, qu’elle soit législative ou réglementaire » (B. Seiller, Droit administratif, préc., p. 138). S’il ne fait pas de doute que le schéma départemental n’est pas un acte individuel, la qualification en décision d’espèce ou en décision réglementaire peut faire débat. Nous sommes ici selon toute vraisemblance en présence d’un de ces cas-limites qui rendent l’opération de qualification particulièrement ardue.
En de nombreux points, la décision d’espèce et l’acte réglementaire se ressemblent ; leurs effets sont impersonnels. Mais la décision d’espèce diffère de l’acte réglementaire dans la mesure où elle est une norme particulière, et non une norme générale ; elle place les collectivités, les personnes ou les biens « sous le régime d’une norme législative ou réglementaire préexistante » (J. Rigaud, concl. sur CE, Sect., 19 novembre 1965, Époux Delattre-Floury, Lebon p. 623). En l’occurrence, le SDAGV a bien des effets impersonnels puisqu’il a vocation à s’appliquer qu’importe les changements de présidence d’EPCI ou de maires sur ledit territoire ; il ne vise aucun d’eux en particulier. Pour autant, ne se borne-t-il pas à faire application d’un régime préexistant à une situation particulière en venant mettre en œuvre les règles relatives à l’accueil des gens du voyage – lesquelles sont définies par la loi – à la situation particulière du département de l’Ain ? C’est, dans un cas similaire, ce qu’avait conclu le Conseil d’État à propos des schémas départementaux de coopération intercommunale (v. concl. V. Daumas sur CE, 21 octobre 2016, Communauté de communes du Val de Drôme, préc., p. 7).
Cette question est incontestablement difficile mais le tribunal administratif de Lyon y répond par la négative, ce qui lui permet de faire jouer le mécanisme de l’exception d’illégalité sans limite de temps. De cette manière, il s’inscrit quelque peu à contre-courant de la jurisprudence administrative en la matière, connue pour sa rigidité. Cette audace n’a toutefois pas pour effet de conduire à l’annulation de la délibération de l’EPCI du 31 janvier 2019, car l’argument de la commune de Magnieu selon lequel le SDAGV était contraire à l’article 1er de la loi du 5 juillet 2000 est rejeté sur le fond. Elle s’avère toutefois louable, tant les invitations à assouplir les conditions d’opérance et de recevabilité de l’exception d’illégalité ne manquent pas. Une plus large ouverture sur ce point permettrait en effet notamment de contrebalancer la récente fermeture dont a fait l’objet l’exception d’illégalité concernant l’invocabilité de vices de forme et de procédure (CE, Ass., 18 mai 2018, n° 414583, Fédération des finances et des affaires économiques de la CFDT, préc.).