Vallée de l'Arve : insuffisance des mesures pour diminuer les émissions de polluants atmosphériques et responsabilité de l'Etat

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Décision de justice

TA Grenoble – N° 1800067 – 24 novembre 2020 – C+

Jugement frappé d'appel sous N°21LY00252

Juridiction : TA Grenoble

Numéro de la décision : 1800067

Date de la décision : 24 novembre 2020

Code de publication : C+

Index

Mots-clés

Pollution atmosphérique, Pollution de l’air, Vallée de l’Arve, Plan de protection de l’atmosphère, Responsabilité pour faute

Rubriques

Urbanisme et environnement, Responsabilité

Résumé

L’Etat engage sa responsabilité en cas d’insuffisance des mesures prises pour remédier, dans le délai le plus court possible, au dépassement des valeurs limites de concentration de polluants atmosphériques, fixées par l’article R. 221-1 du code de l’environnement.

Transposant les articles 13 et 23 de la directive n° 2008/50/CE du 21 mai 2008, le code de l’environnement impose à l’Etat de prendre les mesures appropriées pour que la période de dépassement des valeurs limites de concentration de polluants atmosphériques qu’il définit soit la plus courte possible.

Le tribunal administratif considère que la persistance d’un dépassement des valeurs limites de trois polluants entre 2011 et 2016 dans la vallée de l’Arve révèle, en dépit de l’adoption et de la mise en œuvre d’un plan de protection de l’atmosphère le 16 février 2012, une carence fautive de l’Etat au regard de ces obligations. Il a toutefois rejeté les neuf requêtes qui lui étaient soumises dès lors que les éléments médicaux et scientifiques produits ne permettaient pas d’établir de lien de causalité direct et certain entre les dépassements des valeurs limites de pollution et la contraction ou l’aggravation des pathologies invoquées par les requérants.

44-05-05, 60-01-03, Pollution atmosphérique, Pollution de l'air, Vallée de l’Arve, Plan de protection de l’atmosphère, Plan adopté le 16 février 2012, Valeurs limites, L. 220-1 du code de l’environnement, L. 222-4 et L. 222-5 du code de l’environnement, R. 221-1 du code de l’environnement, Directive n° 2008/50/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2008, Qualité de l’air ambiant, Air pur pour l’Europe

Alerte pollution dans la vallée de l’Arve : faute de l’État mais absence de lien de causalité

Maïlys Tetu

Docteure en droit public, Université Jean Moulin Lyon 3 (EDPL – EA 666), Élève avocate

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DOI : 10.35562/alyoda.6654

Le tribunal administratif de Grenoble retient la faute de l’État dans la mise en œuvre de ses obligations en matière de lutte contre la pollution atmosphérique. Toutefois, en l’absence de lien de causalité entre le préjudice de la requérante, atteinte d’une sinusite chronique qu’elle imputait à la pollution de la vallée de l’Arve, et la faute de l’État, le tribunal rejette la requête. Ce jugement participe d’une jurisprudence naissante en matière de responsabilité de l’État pour les dommages causés à l’environnement. Mais pour l’heure, cette jurisprudence fait figure de victoire à la Pyrrhus pour les requérants dans la mesure où si la faute de l’État est reconnue, sa responsabilité elle n’est pas admise.

Nichée au pied du mont blanc, entre Annemasse et Cluses, la vallée de l’Arve n’a plus rien d’idyllique. Ajoutez, à un renouvellement de l’air limité en raison de son encaissement entre le massif des Bornes et les falaises du Môle, une activité industrielle soutenue et un trafic continu des poids lourds et vous aurez les ingrédients pour faire de cette région de Haute‑Savoie l’une des zones les plus polluées de France en hiver.

Depuis 2011, les alertes pollution se succèdent dans la vallée entre novembre et mars et certains épisodes de pollution peuvent perdurer de manière continue un mois durant, comme ce fut le cas en décembre 2016. Malgré l’existence de dispositifs de lutte contre la pollution de l’air et leur application chaque année, les pics de pollution aux particules fines perdurent et la santé des habitants s’en fait ressentir. Difficile cependant de prouver la corrélation entre les épisodes de pollution et les maux dont souffrent certains habitants, à l’instar de la sinusite chronique de la requérante. Exposée à ces périodes de pollution depuis son installation dans la vallée de l’Arve, la requérante estimait que sa sinusite chronique, qu’elle subissait depuis 2013, s’intensifiait au moment des pics de pollution. Elle décida, de même que huit autres habitants de la vallée, d’engager la responsabilité de l’État pour carence fautive dans la gestion de la lutte contre la pollution atmosphérique. Elle soutint à cet égard que la responsabilité de l’État était engagée, d’une part, en raison du manque de diligence des autorités déconcentrées dans la mise en œuvre des mesures censées rétablir la qualité de l’air lors de l’épisode de pollution de la fin d’année 2016 et, d’autre part, en raison de l’insuffisance du cadre normatif en matière de lutte contre la pollution de l’air.

Le tribunal administratif de Grenoble, bien que considérant que la persistance d’un dépassement des valeurs limites de trois polluants entre 2011 et 2016 dans la vallée de l’Arve révélait une carence fautive de l’État au regard de ses obligations, rejeta, par son jugement du 27 novembre 2020, les neuf requêtes dont il était saisi pour absence de lien de causalité entre le préjudice et la faute de l’État reconnue dans l’exécution des obligations résultant des articles L. 221-1 et R. 221-1 du code de l’environnement, d’une part, et des articles L. 222-4 et L. 222-5 de ce même code, d’autre part.

Ce jugement s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence du Conseil d’État en matière de lutte contre la pollution de l’air (CE, 12 juill. 2017, Assoc. Les Amis de la Terre France, no 394254, Lebon p. 288) déjà appliquée par les juridictions administratives de Paris et de Montreuil (TA de Montreuil, 25 juin 2019, Mme T., no 1802202 ., no 1802202 ; TA de Paris, 4 juill. 2019, Mme B., no 1810251 et 3 autres affaires) .

De manière générale, ce jugement témoigne des préoccupations actuelles concernant les effets sur la santé de la dégradation de l’environnement et n’est pas sans rappeler d’autres tentatives pointant les conséquences des activités humaines sur le réchauffement climatique, telles que « l’affaire du siècle » par laquelle des associations s’efforcent de faire reconnaître la responsabilité de l’État pour réparer le préjudice écologique liée au réchauffement climatique (TA Paris, 3 févr. 2021, « Affaire du siècle », n° 1904967-1904968-1904972-1904976) ou les recours pour excès de pouvoir engagés afin de voir annuler le refus de l’État de prendre les mesures pour respecter les engagements de la France en matière d’émission de gaz à effet de serre et de l’enjoindre à prendre ces mesures (CE, 19 nov. 2020, Commune de Grande-Synthe et autre, n° 427301).

Pourtant, une fois encore en matière de plein contentieux, le juge administratif rend une décision mitigée qui, si elle participe d’une jurisprudence favorable à la reconnaissance de la responsabilité de l’État pour les dommages causés à l’environnement, en restreint immédiatement la portée en limitant la qualification de la faute de l’État (I.) et, en rejetant la requête pour défaut de lien de causalité (II.).

I. La caractérisation limitée de la faute

Si le tribunal administratif de Grenoble reconnaît la faute de l’État dans la mise en œuvre des mesures de lutte contre l’environnement, il la circonscrit toutefois aux obligations résultant du droit de l’Union européenne (A.) rejetant les prétentions des parties quant à la méconnaissance par l’État de ses obligations découlant de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (B.).

A. L’existence d’une carence fautive au regard du droit de l’Union européenne

Pour reconnaître la carence fautive de l’État dans la mise en œuvre des obligations découlant du droit de l’Union européenne, le juge administratif rappelle de manière pédagogique les obligations étatiques en matière de lutte contre la pollution atmosphérique, issues de la directive européenne n° 2008/50/CE « Air pur pour l’Europe » du 21 mai 2008. En vertu de cette directive, les États membres doivent veiller, dans l’ensemble de leurs zones et agglomérations, à ce que les niveaux de particules fines PM10 dans l’air ambiant ne dépassent pas 40µg par m3 en moyenne par année civile, ni 50µg/m3 par jour plus de 35 fois par année civile. En outre le niveau de dioxyde d’azote ne doit pas dépasser 40µg/m3 en moyenne par année civile. Ces moyennes limites consacrées par l’article 13 de la directive ont été transposées en droit français aux articles L. 221‑1 et R. 221-1 du code de l’environnement et constituent, pour la Cour de justice de l’Union européenne, une obligation de résultat (CJUE, 19 nov. 2014, ClientEarth c. The Secretary of State for the Environment, Food and Rural Affairs, Aff. C-404/13, point 30).

Font également parties des obligations étatiques, la nécessité d’établir des plans relatifs à la qualité de l’air prévoyant notamment « des mesures appropriées pour que la période de dépassement soit la plus courte possible ». L’objectif de ces plans, prévus par les dispositions de l’article 23 de la directive précitée et transposées aux articles L. 222-4 et L. 222-5 du code de l’environnement, est de ramener la concentration en polluants dans l’atmosphère à l’intérieur de la zone concernée à un niveau inférieur aux normes imposées par l’Union européenne. Dans ce cadre, un plan de protection de l’atmosphère a été adopté pour la vallée de l’Arve le 16 février 2012. Des mesures relatives à la diminution, voire à l’interdiction, des activités de combustion, de brûlage de déchets verts, d’émission industrielles, de chauffage et de feux d’artifices sont prévues par ledit plan.

En outre, lorsque les niveaux de qualité de l’air ne sont pas respectés ou risquent de ne pas l’être, le préfet doit, en application de l’article L. 221-1 du code de l’environnement, en informer immédiatement le public et prendre des mesures propres à limiter l’ampleur et les effets de la pointe de pollution sur la population. À cet égard, l’arrêté préfectoral du 1er décembre 2014 relatif au déclenchement des procédures préfectorales en cas d’épisodes de pollution de l’air ambiant pour les départements de la région Rhône‑Alpes, prévoient des mesures d’application automatique, telles que la réduction de la vitesse maximale autorisée lorsque celle‑ci dépasse les 70km/h, tandis que d’autres ne sont mises en œuvre qu’après concertation entre les préfets et adoption d’un arrêté spécifique, à l’instar de l’interdiction de la circulation de certains poids lourds.

Il ressort de ce cadre normatif que la responsabilité de l’État peut être double : du fait des carences dans la réglementation nationale, d’une part, et de l’insuffisance des mesures prises par les autorités déconcentrées appliquées en période de pollution, d’autre part. C’est donc à la fois la responsabilité de « l’État régulateur », au regard du droit de l’Union européenne, et celle de « l’État déconcentré », au regard des mesures d’application de lutte contre la pollution, qui peuvent être engagées.

Le juge administratif fait sur ce point une distinction nette et estime qu’au regard des mesures pouvant être mises en œuvre par le préfet pendant les pics de pollution, celui-ci n’a commis aucune faute, quand bien même l’interdiction de circulation de certains types de poids lourds n’avait pas été prescrite. A contrario, les périodes, parfois longues, de dépassement des seuils entre 2010 et 2016, sont de nature à établir l’insuffisance du plan de protection de l’atmosphère adoptée en 2012. Parmi ces insuffisances, il faut noter l’absence d’estimation de l’amélioration de la qualité de l’air et de précision concernant les délais prévus pour la réalisation de ces objectifs. Au juge de préciser que l’État ne peut « valablement invoquer, de manière générale, les contraintes résultant de la lourdeur et des coûts d’investissement à réaliser », ce qui n’est certes pas nouveau. Ce qui l’est davantage est l’ajout de l’impossibilité pour l’État de se prévaloir de la difficulté à influencer le comportement des citoyens pour expliquer la persistance des dépassements constatés. Cette précision peut s’expliquer par les difficultés auxquelles font face les autorités publiques devant les nombreuses activités, tels que les déplacements en voiture des particuliers ou le chauffage au bois des habitations, qui peuvent contribuer à la pollution de l’air. Ce n’est toutefois pas un facteur dont l’État peut se prévaloir : investi de la puissance publique, il dispose des moyens suffisants pour influencer le comportement des individus.

En outre, on retrouve ici la référence à la persistance des dépassements des seuils limites comme critère de qualification de la carence fautive de l’État, que le Conseil d’État avait déjà retenu (CE, 12 juill. 2017, Assoc. Les Amis de la Terre France, no 394254, préc.) . Le juge insiste à nouveau sur la nécessité que les périodes de dépassement (inéluctables ?) soient les plus courtes possible. Indirectement, invitation est donc faite à l’État de revoir son plan de lutte contre la pollution atmosphérique de la vallée de l’Arve.

Au regard de la qualification de la faute, le jugement s’inscrit dans la jurisprudence naissante en défaveur de la responsabilité de l’État en matière de lutte contre la pollution de l’air. Il ne s’éloigne ainsi pas de ce qui a déjà été jugé et ne reconnaît donc une faute de l’État qu’en application du droit de l’Union européenne, excluant par conséquent d’engager la responsabilité de l’État au regard du droit conventionnel des droits de l’Homme.

B. L’absence de carence fautive au regard du droit de la Convention européenne

Dans sa recherche de la responsabilité de l’État, la requérante ne se contentait pas d’invoquer la carence de celui-ci dans l’application des mesures édictées par l’Union européenne en matière de lutte contre la pollution atmosphérique ; elle se prévalait également des droits et libertés garantis par la Convention européenne des droits de l’Homme. À ce titre, elle estimait que l’insuffisance du cadre législatif et réglementaire dans ce domaine méconnaissait les obligations positives découlant des articles 2 et 8 de la Convention.

Le choix de la requérante de mobiliser le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme ne peut faire qu’écho à la requête introduite le 7 septembre 2020 par six jeunes militants portugais devant la Cour de Strasbourg à l’encontre de 33 États membres. Les requérants ont motivé leur saisine de la Cour par le fait que les émissions de gaz à effet de serre émanant des États contractants mis en cause conduiraient, entre autres, à des pics de chaleur impactant leurs conditions de vie et leur santé. Ils allèguent notamment des risques de subir des problèmes de santé à cause des incendies annuels au Portugal, et soutiennent avoir déjà eu, à la suite ou pendant des incendies de forêts, des troubles du sommeil, des allergies et des difficultés respiratoires.

Bien que la Cour n’ait pas encore statué ni sur cette requête ni sur une quelconque demande mettant en cause l’action d’un État en matière de lutte contre la pollution atmosphérique, sa jurisprudence ayant trait à l’environnement donne un cadre suffisant à la réflexion de la juridiction grenobloise. Cette dernière rappelle ainsi qu’en vertu des obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention, consacrant le droit à la vie, il revient aux États membres de « mettre en place un cadre législatif et administratif visant une prévention efficace et dissuadant de mettre en péril le droit à la vie ». Du côté de l’article 8 de la Convention relatif au droit au respect de la vie privée et familiale, l’obligation positive de prendre « les mesures appropriées adaptées à la nature des affaires posant des questions environnementales, en présence d’un risque grave, réel et immédiat pour la vie, la santé ou l’intégrité physique ou encore de nuisances de nature à empêcher de jouir de son domicile ».

Afin de retenir que les insuffisances étatiques ne sauraient suffire à caractériser « une défaillance notoire des pouvoirs publics dans les actions destinées à protéger ou améliorer la vie des habitants de la vallée de l’Arve » ou « une atteinte suffisamment grave à leur droit de vivre dans un environnement sain protégé », le tribunal administratif de Grenoble prend en considération plusieurs éléments. Tout d’abord, et alors même qu’il avait rejeté cette donnée au regard des obligations étatiques découlant du droit de l’Union européenne, il estime que doivent être pris en compte les efforts fournis par l’État pour permettre l’amélioration constante de la qualité de l’air dans la zone concernée. C’est que la nature des obligations est différente selon qu’on applique le droit de l’Union européenne ou le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme : obligation de résultat d’un côté et obligation de moyens de l’autre. Le tribunal reconnaît ensuite les difficultés pour l’État, « compte tenu des risques écologiques inhérents à la vie dans une zone urbanisée combinée, en particulier, avec la difficulté de lutter contre une pollution d’origine multifactorielle voire diffuse ». Dans ce cadre, le juge étend ici la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, laquelle considère par exemple que l’article 8 ne s’applique pas « lorsque le préjudice allégué est négligeable rapporté aux risques écologiques inhérents à la vie dans n’importe quelle ville moderne »  (CEDH, 9 juin 2005, F. c. Russie, no 55723/00) . L’extension de cette appréciation faite par la Cour au sujet des villes aux zones urbanisées n’est pas étonnante quand on sait que la vallée de l’Arve, première zone économique de la Haute-Savoie, est l’une des zones qui souffre le plus de la pollution atmosphérique.

Le jugement vient ici confirmer que le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme n’est (pour l’heure ?) pas la voie de droit à privilégier pour voir reconnaître la faute de l’État dans la persistance de la pollution atmosphérique.

Ce n’est donc qu’au regard des obligations découlant du droit de l’Union européenne qu’il semble possible pour l’instant de rechercher la responsabilité de l’État. Toutefois, loin de reconnaître la responsabilité de l’État, la jurisprudence actuelle, dans laquelle s’inscrit le jugement du tribunal administratif de Grenoble, paraît dans une impasse certaine.

II. L’impasse actuelle de l’engagement de la responsabilité de l’État

En reconnaissant la faute de l’État dans la mise en œuvre de ses obligations découlant du droit de l’environnement, le tribunal administratif de Grenoble acte une avancée notoire en matière de lutte contre la pollution de l’air. Néanmoins, la jurisprudence semble tombée dans une impasse en raison de la difficulté d’établir un lien de causalité entre la faute de l’État retenue et le préjudice invoqué (A.) dont la sortie, quelle qu’elle soit, est largement attendue (B.).

A. L’impasse induite par l’établissement du lien de causalité

Sans surprise, le tribunal administratif rejette la requête en raison de l’échec de la requérante d’établir une corrélation entre les dépassements de la valeur limite de particules fines, d’une part, et de la valeur limite du Benzo (a) Pyrène d’autre part, et l’apparition et l’évolution de la sinusite de la requérante.

Une telle corrélation est difficile à établir. L’établissement du lien de causalité est un facteur dissuasif en matière de contentieux lié à la pollution de l’air (M. Bacache, « Changement climatique, responsabilité civile et incertitude », Énergie-Environnement–Infrastructures, n° 8-9). Plusieurs obstacles se dressent face à son établissement. En premier lieu, et face à une pollution d’origine multifactorielle, ne retenir que les effets d’une concentration élevée en particules fines et en Benzo (a) Pyrène sur l’apparition et l’évolution des sinusites chroniques est délicat. Comme le rappelle le juge, si des études sont menées et concluent à une corrélation entre l’exposition à une pollution atmosphérique et le risque de développement de cancers et de dégradation des fonctions pulmonaires et cardiaques, il n’est pas « établi que le dépassement ponctuel et modéré des seuils de concentration de polluants fixés par l’article R. 221-1 du code de l’environnement est de nature à favoriser la contraction ou l’aggravation de pathologies ». Ainsi que le souligne Antoine le Dylio, le défaut du recours au droit de l’Union européenne réside dans le faible nombre de polluants pour lesquels des valeurs seuils à ne pas dépasser sont posées. Par conséquent, « le dépassement persistant des seuils pour un polluant visé par la directive (…) n’est pas représentatif de la pollution réelle à laquelle la population est exposée » (A. le Dylio, « Lutte contre la pollution atmosphérique : la carence fautive de l’État reconnue par des jugements en demi-teinte », RDH, août 2019).

En second lieu et cela est propre au cas d’espèce, les consultations médicales ne correspondant pas forcément aux pics de concentration en polluants. La requérante n’apporte donc pas la preuve du lien entre l’intensité des crises et les dépassements des valeurs limites de pollution.

Ces deux aspects viennent mettre en lumière un constat : à l’échelon individuel, les risques liés à la pollution sont faibles. C’est au niveau de la santé publique que ces risques sont « considérables » (Moritz Leuenberger, « Pollution par les particules en suspension dans l’air et effets sur la santé », Rev Med Suisse, 2000, volume-4. 20922). Il est difficile d’appliquer les résultats d’une étude épidémiologiques à un cas en particulier, notamment parce que l’exposition à la pollution atmosphérique n’a pas pour effet de développer une pathologie en particulier. Les causes des sinusites chroniques ou de l’asthme peuvent être diverses et ne sont donc pas forcément liées à la pollution de l’air.

Force est de constater que dans ce type de contentieux, que l’on pourrait qualifier de « question de société », le juge reste encore en retrait, au profit de l’appréciation du pouvoir politique dans la mise en place des politiques publiques nécessaires à la lutte contre l’environnement.

Cette impasse dans laquelle semble conduire le recours en responsabilité de l’État du fait du non‑respect de ses obligations en matière de lutte contre l’environnement pourrait dissuader les justiciables d’entamer un tel recours. Des perspectives d’évolution sont néanmoins envisageables et envisagées par certaines juridictions administratives.

B. La sortie de l’impasse attendue

Le risque est bien réel de voir augmenter le nombre des recours auprès des juridictions administratives si la responsabilité de l’État du fait de ses carences en matière de lutte contre la pollution est admise, et peut expliquer en partie les précautions prises par les juges. Toutefois, les préoccupations actuelles en matière de qualité de l’air, en particulier, et en matière d’environnement sain, en général, conduisent à des évolutions tant juridiques que politiques notables. La jurisprudence relative à la lutte contre la pollution atmosphérique connait déjà des évolutions qui pourraient conduire à dépasser l’impasse dans laquelle elle se situe actuellement.

Tout d’abord, le jugement du tribunal administratif de Paris relatif à « l’affaire du siècle » est une première, certes en ce qu’il mobilise le préjudice écologique consacré dans le code civil, mais également parce qu’il admet un lien de causalité entre le dépassement des crédits carbone et l’aggravation pour le futur des émissions de gaz à effet de serre (TA Paris, 3 février 2021, « Affaire du siècle », n° 1904967-1904968-1904972-1904976) . Il faut toutefois noter que le préjudice écologique en cause dans cette affaire est dit « objectif » (L. Neyret, Atteintes au vivant et responsabilité civile, LGDJ, 2006, à propos du préjudice reconnu dans l’affaire Erika). Comme le souligne Gilles J. Martin, la reconnaissance d’un tel préjudice par la loi est une innovation considérable en ce qu’elle conduit à admettre que ce préjudice est détaché de tout intérêt subjectif (G. J. Martin, « De quelques évolutions du droit contemporain à la lumière de la réparation du préjudice écologique par le droit de la responsabilité civile », La revue des juristes de Sciences Po, 2020, n° 018, étude 16). Dans l’affaire qui nous intéresse, le préjudice est « subjectif » en ce qu’il affecte directement une personne. Dans ce cadre et pour les raisons vues précédemment, l’établissement du lien de causalité entre la faute de l’État et le préjudice est plus délicat. Pour l’heure, seul le préjudice écologique est susceptible d’être en lien direct avec la faute de l’État dans la mise en œuvre de ses obligations en matière de réduction des émissions contre les gaz à effet de serre et a fortiori en matière de lutte contre la pollution.

Ensuite, en ce qui concerne directement le contentieux de la responsabilité de l’État en matière de pollution atmosphérique, la cour administrative d’appel de Paris, saisie de l’appel formé contre les quatre décisions du TA de Paris du 4 juillet 2019 (Mme B., no 1810251 B., no 1810251 et 3 autres affaires) a répondu favorablement à la demande des requérants d’engager une expertise afin que soient donnés les éléments utiles d’appréciation des conséquences du dépassement des seuils fixés par le code de l’environnement sur l’état de santé des requérants (CAA Paris, 11 mars 2021, n° 19PA02873 et 3 autres affaires) . De son côté, le tribunal administratif de Paris n’avait pas ordonné que soit réalisé de telles expertises, quand bien même le rapporteur public préconisait d’y avoir recours dans ses conclusions. Même si l’expertise aboutira peut-être à écarter un tel lien de causalité, sa mise œuvre est le signe d’une ouverture de la part du juge. Il est également proposé par la doctrine, si ce n’est que le juge inverse la charge de la preuve afin d’admettre une présomption de lien de causalité au bénéfice des requérants, à tout le moins qu’il établisse ce lien de causalité à partir d’un faisceau d’indices (A. le Dylio, « Lutte contre la pollution atmosphérique : la carence fautive de l’État reconnue par des jugements en demi-teinte », RDH, août 2019). Cependant une telle approche implique que le juge adopte une interprétation extensive de la causalité directe, ce qu’il ne fait pas encore.

Enfin, c’est le principe même de l’engagement de la responsabilité de l’État au regard du droit de l’Union européenne qui est discuté devant la cour administrative d’appel de Versailles. Dans une décision du 29 janvier 2021, cette dernière renvoie une question préjudicielle à la CJUE quant à « l’interprétation de l’article 13, paragraphe 1er et de l’article 23, paragraphe premier de la directive 2008/50/CE du 21 mai 2008 s’agissant de l’ouverture aux particuliers d’un droit à la réparation des préjudices affectant leur santé en cas de violation suffisamment caractérisée, par un État membre, des obligations résultant de ces dispositions » (CAA de Versailles, 29 janvier 2021, n° 18VE01431).

C’est donc au regard du contexte contentieux dans lequel est rendu le jugement du tribunal administratif de Grenoble que celui-ci prend tout son sens. Inscrite dans la lignée de ce qui a pu être jugé par le Conseil d’État et d’autres juridictions de première instance, le juge grenoblois rappelle à l’ordre l’État en qualifiant la faute dans la mise en œuvre de ses obligations au titre du droit de l’environnement, mais n’en tire pas les conséquences attendues par la requérante à défaut pour cette dernière de pouvoir apporter la preuve d’un lien entre le dépassement des seuils de concentration de polluants et sa sinusite chronique.

Comme souvent en matière de lutte contre la pollution, c’est une saveur douce-amère qui reste en bouche.

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