La cour administrative d’appel de Lyon offre à voir une application rare de la théorie du fonctionnaire de fait pour le cas du président de l’École Normale Supérieure de Lyon. Elle l’emploie dans le but de régulariser les vices d’incompétence qui entachent plusieurs délibérations du conseil d’administration de cet établissement réuni par son président, alors incompétent.
Fonctionnaire de fait et vice d'incompétence
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Vers une banalisation de la théorie du fonctionnaire de fait
Alice Lassale-Jacquemond
Doctorante à l'Université Jean Moulin Lyon 3
DOI : 10.35562/alyoda.6548
La théorie du fonctionnaire de fait a été pensée par la doctrine publiciste et employée par le juge administratif en vue de « concilier d’une manière aussi élégante que possible les intérêts opposés » (G. Jèze, « Essai d’une théorie générale des fonctionnaires de fait », RDP 1914, p. 52) à savoir la continuité des services publics et l’intérêt légitime des tiers. Dans un arrêt du 27 juin 2019 (n° 17LY01350), la Cour administrative de Lyon a étendu la théorie du fonctionnaire de fait au directeur de l’École Normale Supérieure de Lyon (ENS Lyon ci-après) en faisant prévaloir davantage le premier intérêt.
La création de cet établissement avait donné l’occasion au Conseil d’État de clarifier sa grille de lecture concernant les vices de procédure qui affectaient, en l’espèce, le décret du 10 décembre 2009 (CE Ass., 23 décembre 2011, M. H. et autres., n° 335033, GAJA, n° 112) . Ce texte portait création de l’ENS Lyon à partir de la fusion de l’école de Lyon et de celle de Saint-Cloud. En raison de ces circonstances, l’article 20 de ce décret mettait en place un système provisoire en vertu duquel l’ancien directeur de l’ENS Lyon, M. S., assurerait les fonctions de président du nouvel établissement tandis que le directeur de l’ENS Saint-Cloud, M. F., assurerait les fonctions de directeur général du nouvel établissement. Il disposait en outre que, dans le cas où l’un ou l’autre cesseraient leurs fonctions, un nouveau président et un nouveau directeur général devraient être désignés. Partant, la nomination de M. F. au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche imposait la désignation d’un nouveau président et d’un nouveau directeur général. Faute de candidat, l’arrêté du 19 juillet 2011 attribuait à M. S. les fonctions de président ainsi que celles de directeur général de l’ENS Lyon pour une durée de 8 mois, prolongée d’un mois par un arrêté du 9 mars 2012. Enfin, pour pallier les conséquences de l’annulation différée du décret du 10 décembre 2009 par l’arrêt du 23 décembre 2011 précité, à compter du 30 juin 2012, le décret du 7 mai 2012 venait poser les nouvelles règles d’organisation de l’ENS Lyon. Il prévoyait notamment que « le président et le directeur général de l’École normale supérieure de Lyon en fonction à la date de publication du présent décret, exerce[raient] leurs attributions respectives, telles que définies par le présent décret, jusqu’au 31 décembre 2013 ». Contestant que M. S. fût régulièrement investi des fonctions de président de l’établissement à partir du 19 avril 2012, M. H. formait un recours pour excès de pouvoir à l’encontre de plusieurs délibérations du Conseil d’administration de l’ENS réuni sous la présidence de M. S.. Ces délibérations, en date du 13 décembre 2013, avaient pour objet d’autoriser le versement de cotisations à l’Université de Lyon ainsi que d’approuver la convention constitutive du groupement de commandes avec l’Université catholique de Lyon et l’École polytechnique. Dans le jugement du 2 février 2017 (n° 1308662) frappé d’appel, le Tribunal administratif de Lyon faisait droit à cette requête en se fondant sur le vice d’incompétence entachant ces délibérations.
La Cour administrative d’appel de Lyon, saisie de la validité de ce jugement, devait résoudre une question fondamentale au débat entre les parties : la théorie du fonctionnaire de fait trouve-t-elle à s’appliquer alors qu’aucune circonstance particulière permet d’expliquer le dysfonctionnement des services ? Dans cette décision elle répondait positivement en étendant la théorie du fonctionnaire de fait pour couvrir les errements de l’administration dans une période où il n’existait pas de circonstances exceptionnelles propres les justifier (I) et ce, dans le but de régulariser les délibérations litigieuses voire l’ensemble des actes pris par le fonctionnaire de fait au cours de son mandat (II).
I) L’extension contestable de la théorie du fonctionnaire de fait
La théorie du fonctionnaire a été pensée pour répondre à des situations exceptionnelles dans lesquelles les administrés ont été trompés par l’investiture irrégulière mais plausible d’un agent. Dans l’arrêt commenté, la Cour administrative d’appel de Lyon dépasse ce cadre d’application en étendant cette théorie à l’hypothèse d’une erreur de l’administration (A) imputable à de simples dysfonctionnements des services (B).
A) Une investiture jugée trompeuse pour l’administration
La théorie du fonctionnaire s’applique à « celui qui, dans certaines conditions de fait, occupe la fonction, exerce la compétence, accomplit l’acte, à la suite d’une investiture irrégulière » (G. Jèze, Op. cit., p. 59) . Dans l’espèce commentée, cette question s’avérait délicate. La partie requérante soutenait que les décrets et arrêtés précités constituaient un « enchaînement normatif tendant à maintenir M. S. aux fonctions de président de l’ENS Lyon jusqu’à la nomination de son successeur (…) par décret du 5 juin 2014 ». La Cour administrative d’appel de Lyon infirme cette interprétation en énonçant, au point 6, que « l’intérim de M. S. dans les fonctions de président de l’ENS de Lyon avait pris fin le 19 avril 2012 » de sorte que « M. S. n’était plus président de l’ENS à la date de publication du décret du 7 mai 2012, le 8 mai 2012, et ne pouvait donc se voir appliquer les dispositions précitées de l’article 20 de ce décret prévoyant le maintien en fonction du président en exercice jusqu’au 31 décembre 2013 ». Autrement dit, l’investiture était irrégulière à partir du 19 avril 2012, en raison de l’expiration du délai de prorogation de 9 mois du titre de compétence de M. S..
Cette prémisse permet ainsi à la Cour d’appliquer la théorie du fonctionnaire de fait en vertu de laquelle « un fonctionnaire irrégulièrement nommé aux fonctions qu’il occupe doit être regardé comme légalement investi de ces fonctions tant que sa nomination n’a pas été annulée » (§. 7 ; v. égal. CE, Ass., 2 nov. 1923, Association des fonctionnaires de l’administration centrale des PTT, Rec., p. 699). Pour arriver à ce résultat elle écarte le moyen soulevé par la partie défenderesse selon lequel il « impossible de considérer que M. S. avait l’apparence du président de l’ENS dès lors que les dispositions réglementaires établissant qu’il ne l’était pas étaient librement consultables ». Cet argument constituait l’obstacle principal à l’application de la théorie du fonctionnaire de fait puisqu’il permet de douter du caractère légitimement trompeur de la régularité d’investiture du fonctionnaire, en particulier pour l’administration elle-même. La Cour considère ici que « la victime de l’apparence » n’est pas l’administré mais l’administration (X. Magnon « Rapport de synthèse » in N. Jacquinot (Dir.), Juge et apparence (s), §31). Elle privilégie ainsi expressément les « exigences de la continuité et du bon fonctionnement du service public » (§. 7) sur l’intérêt légitime des tiers.
B) Une théorie appliquée dans des circonstances ordinaires
En principe, la théorie fonctionnaire de fait est soumise à deux conditions d’application cumulatives. L’investiture du fonctionnaire doit être « plausible » (G. Jèze, Op. cit., p. 66) et l’acte contesté doit avoir été pris « dans les formes et dans les conditions légales, dans les limites de la compétence dont sont investis les agents réguliers » (Ibid., p. 60) . Cette dernière condition n’est cependant pas exigée par la jurisprudence (v. en ce s. CE, 8 févr. 1995, Mme X., n° 117585) . La seconde en revanche fait l’objet d’un examen par la Cour qui se fonde sur une appréciation souveraine pour juger que M. S. ne s’est pas maintenu « abusivement en fonctions » dès lors que l’occupation de ses fonctions n’a « fait l’objet d’aucune contestation » (§. 7) . Pour étayer ce motif, elle s’appuie sur des correspondances dont il ressort que « le ministre chargé des universités l’a considéré en cette qualité jusqu’à la nomination de son successeur » (§. 7) .
Force est de reconnaître que cette situation n’est pas imputable à des circonstances particulières comme une guerre ou la Libération, mais à l’édiction de textes transitoires complexes ainsi qu’à la constitution, au cours du printemps 2012, d’un nouveau gouvernement dont la priorité n’était probablement pas la direction de l’ENS Lyon. De la même manière, dans un arrêt de 2001 (CE Sect., 16 mai 2001, M. X., n° 231717) le Conseil d’État validait un arrêté signé par un préfet de police irrégulièrement investi dans ses fonctions du fait du dépassement de l’âge limite de départ à la retraite en raison de l’absence de remplaçant. En mobilisant ainsi la théorie du fonctionnaire de fait pour répondre à des dysfonctionnements qu’aucune circonstance particulière ne justifie, ces arrêts banalisent en quelque sorte la théorie du fonctionnaire de fait pourtant adoptée dans le but répondre à des situations exceptionnelles. Il convient cependant de nuancer ce propos dès lors qu’elle fait l’objet de rares applications, l’arrêt commenté étant le seul répertorié depuis 2001.
Ici la Cour administrative d’appel fait preuve de pragmatisme puisqu’elle purge les délibérations de leurs vices d’incompétence et tend à prévenir d’autres contentieux qui pourraient naître des décisions prises par le président de l’ENS au cours de sa période d’incompétence.
II) La régularisation pragmatique des actes du fonctionnaire de fait
La théorie du fonctionnaire de fait permet la neutralisation du vice d’incompétence (A) mais ne dispense cependant pas la Cour, saisie de l’intégralité du litige par l’effet dévolutif de l’appel, de procéder à l’examen des autres moyens invoqués à l’encontre de l’acte litigieux comme elle le rappelle au point 8 (B).
A) Un vice d’incompétence neutralisé
Dans cette décision, la Cour annule le jugement du tribunal administratif de Lyon pour avoir considéré « à tort, que le conseil d’administration de l’ENS de Lyon s’étant réuni le 13 décembre 2013 avait été irrégulièrement convoqué et présidé par M. S. » et pour avoir annulé « la délibération adoptée lors de cette séance autorisant le versement d’une cotisation d’un montant de 86 063 euros au Pôle de recherche et d’Enseignement supérieur (PRES) « Université de Lyon » et la délibération du même jour approuvant la convention constitutive du groupement de commandes LyRES » (§. 7). Par cette formulation, elle neutralise le vice d’incompétence sur lequel s’était fondé le tribunal administratif de Lyon pour annuler les délibérations du 13 décembre 2013 et peut dès lors affirmer que « les actes accomplis par M. S. et ceux auxquels il a participé en qualité de président de l’ENS après le 19 avril 2012 doivent être réputés émaner d’un agent légalement investi de ces fonctions » (§. 7).
L’arrêt du 27 juin 2019 met parfaitement en lumière le caractère exorbitant de la théorie du fonctionnaire de fait par rapport aux règles de compétence qui sont d’ordre public. Le juge administratif doit en principe relever d’office le moyen tiré de l’incompétence de l’auteur d’un acte. Par le truchement de la théorie du fonctionnaire de fait, il peut cependant neutraliser ce vice comme s’y emploie la Cour administrative d’appel de Lyon dans l’arrêt commenté. Cette théorie, tout comme la jurisprudence Danthony – qui constitue un outil régularisation de certains vices de procédure –, permet au juge administratif de « sauver les apparences de la légalité administrative » (R. Crouzatier-Durand, « Le fonctionnaire de fait ou quand le juge sauve les apparences » in N. Jacquinot (Dir.), Op. cit, §3) . À cet égard, l’arrêt commenté s’inscrit ainsi dans un mouvement jurisprudentiel plus vaste d’affaiblissement de la légalité externe et de renforcement corrélatif du pragmatisme du juge administratif.
La Cour poursuit en effet un raisonnement téléologique tendant à régulariser l’ensemble des délibérations litigieuses en dépit des différents vices de légalité qui pourraient les affecter.
B) Les autres vices de légalité écartés
Dans les points suivants, la Cour s’attache à écarter les autres griefs invoqués à l’encontre des délibérations litigieuses en date du 13 décembre 2013. Pour épargner la délibération relative à l’attribution de cotisations, elle se fonde sur une décision du Conseil d’État du 15 avril 2016 (CE, 15 avr. 2016, n° 388034) selon laquelle l’Université de Lyon a perdu sa personnalité juridique au moment de la constitution d’une « nouvelle communauté d’universités et établissements (…) par décret du 5 février 2015 » (§. 12). Elle considère également que les membres du Conseil d’administration qui ont participé au vote de cette délibération ont disposé d’une « information suffisante pour l’exercice de leurs attributions nonobstant la circonstance qu’ils n’ont pas eu connaissance des modalités de calcul de cette contribution » (§. 14). Concernant la légalité de la délibération approuvant la signature d’une convention constitutive d’un groupement de commandes publiques, elle considère que cette convention « (…) doit être regardée comme conclue avec l’association des fondateurs » de l’Université catholique de Lyon, laquelle dispose seule d’une personnalité juridique (§. 19).
Cette motivation repose sur plusieurs fictions : les actes du Président « doivent être réputés » émaner d’un agent régulièrement investi, la convention « doit être regardée comme » conclue avec un organe disposant de la personnalité juridique. Derrière la fragilité de ces arguments transparaît le raisonnement téléologique mené par la Cour dans le but de régulariser les délibérations prises sous l’autorité du fonctionnaire de fait. L’existence de relations contractuelles et l’annulation contentieuse du décret du 10 décembre 2009 permettent d’expliquer la décision de la Cour. En outre, la volonté de prévenir d’autres contentieux qui viseraient les décisions prises par le président au cours de sa période d’incompétence pourrait justifier son choix de recourir à la théorie du fonctionnaire de fait plutôt qu’à un autre moyen de régularisation comme la modulation. Au regard des faits de l’espèce, l’effet utile de la modulation temporelle des annulations contentieuses peut d’ailleurs être questionné. En effet, nonobstant l’application de la jurisprudence Association AC (CE, Ass., 11 mai 2004, Association AC !, n° 255886, GAJA, n° 105) par l’arrêt du 23 décembre 2011 précité, l’administration n’a qu’imparfaitement remédié aux conséquences de l’annulation du décret du 10 décembre 2009 au point de générer un nouveau contentieux, tranché par l’arrêt commenté. À cet égard, la théorie du fonctionnaire de fait présente l’avantage de régulariser « en bloc » les vices d’incompétence qui touchent l’ensemble des décisions prises par le président pendant sa période d’incompétence et donc prévenir de futurs contentieux.
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