Dans cet arrêt du 8 janvier 2019 (CAA de Lyon, 2ème chambre, 8 janvier 2019, n° 18LY02547, « M. M », C+), la cour administrative d’appel de Lyon vient préciser les modalités du contrôle de légalité des décisions de transfert, prises à l’encontre d’un ressortissant afghan, à destination d’un État membre de l’Union européenne susceptible de l’éloigner vers l’Afghanistan.
Il ressort des chiffres publiés par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFRPA) que les demandes d’asile déposées en France en 2018 sont en hausse de près de 22% par rapport à 20171. Avec 10 221 demandes déposées en 2018, les ressortissants afghans sont les principaux demandeurs d’asile. Toutefois toutes ces demandes n’ont pas vocation à être traitées par la France.
Les États de l’Union européenne se sont dotés d’un outil efficace pour déterminer rapidement lequel d’entre eux sera responsable de l’examen de la demande de protection internationale déposée par un ressortissant de pays tiers, il s’agit du règlement dit « Dublin III »2. Cet outil n’a cependant pas eu pour effet d’uniformiser les critères d’examen mobilisés par les Etats membres pour octroyer le statut de réfugié ou la protection subsidiaire.
La mise en œuvre du règlement peut donc conduire à des situations étonnantes. Notamment lorsqu’elle implique de transférer un demandeur d’asile vers l’État responsable de l’examen de sa demande, alors qu’il apparait clairement que sa demande sera rejetée par cet État et qu’il sera renvoyé vers le pays dont il a la nationalité. Cette situation est d’autant plus problématique que le demandeur d’asile peut être originaire d’un pays en guerre, tel que l’Afghanistan, et qu’il encourt alors un risque significatif de subir des violences s’il venait à y être renvoyé.
La cour administrative d’appel de Lyon en publiant cet arrêt en C+ semble vouloir donner une publicité à la méthodologie qu’elle met en œuvre lorsqu’elle contrôle la légalité des décisions de transfert prises à l’encontre de ressortissants afghans. En effet la cour a rendu deux arrêts en avril 2018 dans lesquels elle annulait des décisions de transfert prises à l’encontre de ces ressortissants3. Il en résulte une jurisprudence protectrice à l’égard des nationaux afghans qui, en raison du conflit armé qui perdure dans leur pays d’origine, ne pourront faire l’objet d’une décision de transfert vers un État membre qui les renverra avec certitude à destination de leur pays d’origine. Cependant la Cour rappelle dans cet arrêt du 8 janvier 2019 qu’une décision de transfert prise à l’encontre d’un ressortissant afghan n’est pas illégale du seul fait de la nationalité de ce dernier.
Lorsqu’ils apprécient la légalité des arrêtés de transfert pris à l’encontre de ressortissants afghans les juges procèdent en deux temps. Tout d’abord, ils recherchent s’il existe un risque pour l’étranger de subir des violences dans son pays d’origine. Ils vérifient ensuite si l’exécution de la décision de transfert emporterait un risque pour celui-ci d’être renvoyé dans ce pays.
Nous présenterons ici les modalités de ce contrôle en analysant la jurisprudence inédite de la cour résultant des arrêts du 3 avril 2018, dits « Mme et M. S » ; ainsi que l’arrêt du 8 janvier 2019, « M. M », qui vient préciser les contours du contrôle mis en œuvre.
Sur la situation en Afghanistan
Les décisions de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) sont intéressantes pour appréhender la nature des évènements qui se déroulent dans les pays en proie à de graves conflits. En effet cette cour, notamment lorsqu’elle vérifie si les conditions d’octroi de la protection subsidiaire sont remplies, examine la situation géopolitique au sein du pays dont est originaire le demandeur, et l’existence ou non d’un conflit armé interne ou international sur son territoire. Pour que la protection soit accordée, il doit exister un conflit armé qui constitue une menace grave et individuelle contre la vie ou la personne de civils, sans considération de leur situation personnelle4. Quand le conflit atteint un niveau si élevé qu’un civil renvoyé dans ce pays court, du seul fait de sa présence sur le territoire, un risque réel de subir une menace, l’intéressé n’a pas à rapporter la preuve qu’il serait visé spécifiquement en raison de sa situation personnelle.
À l’aune de ce contrôle la CNDA a pu estimer que l’Afghanistan était un pays touché par un conflit armé durable opposant des forces pro-gouvernementales (les autorités afghanes et des forces internationales dont l’OTAN) et des forces anti-gouvernementales composées notamment des talibans5. Les populations civiles ne sont pas épargnées et sont délibérément visées par des attaques fomentées par les forces anti-gouvernementales. Si ce conflit touche l’ensemble du territoire afghan il apparait néanmoins que certaines régions sont plus particulièrement impactées par les affrontements. Les juges de la CNDA considèrent donc que la province de Kaboul, et sa capitale du même nom, sont victimes d’une violence aveugle d’une telle intensité6, que, pour obtenir la protection subsidiaire, les nationaux afghans n’ont pas à prouver l’existence d’un risque personnel7. Ils se fondent notamment sur des rapports publics faisant état des altercations quotidiennes entre les forces en présence et des nombreux attentats-suicide de grande ampleur touchant la capitale. Ces éléments ont alors justifié que la protection subsidiaire soit accordée à un ressortissant afghan dont la provenance de la ville de Kaboul était avérée. Sa seule présence dans cette ville lui faisait courir un risque réel de subir une atteinte grave à sa personne8. La situation à Kaboul est telle que les juges sont allés jusqu’à considérer qu’un ressortissant Afghan renvoyé vers son pays d’origine serait alors exposé à un risque réel de subir des atteintes à sa personne du seul fait d’être contraint de transiter par cette ville pour rejoindre sa région d’installation9.
L’appréciation des juges de la CNDA quant à la situation dans ce pays est précieuse pour les juridictions administratives de droit commun qui peuvent s’en inspirer pour contrôler la légalité des décisions de transfert. C’est notamment ce qui ressort de l’arrêt M. et Mme S. rendu par la 2ème chambre de la cour administrative d’appel de Lyon en avril 2018 (préc. cité). Dans cette affaire, les juges ont, au regard des pièces apportées par les requérants, dressé un panorama de la situation en Afghanistan tout en mobilisant des notions propres au droit de l’asile. La cour administrative se place alors dans la lignée de la jurisprudence de la CNDA et relève l’existence d’un conflit armé duquel résulte des violences aveugles.
Cet arrêt se démarque par les moyens invoqués par les requérants à l’encontre de l’arrêté de transfert, moyens qui visent à se prévaloir du conflit armé existant dans leur pays d’origine pour contester la légalité dudit arrêté. Il ressort des visas de cet arrêt que les requérants ont tout d’abord invoqué la violation par ricochet de l’article 3 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CEDH). Il s’agissait en réalité de faire reconnaitre par la Cour une violation par double ricochet des dispositions de la CEDH. En effet, une violation de l’article 3 par ricochet consisterait à éloigner une personne à destination d’un pays qui lui-même méconnait l’article 3 de la CEDH. Bien qu’il ait déjà été jugé qu’une décision de transfert à destination de certains pays de l’Union européenne pays pouvait faire peser sur le destinataire de la décision un risque de subir des traitements inhumains et dégradants10, cette situation demeure rare et inenvisageable pour la majorité des pays de l’Union européenne. Pour qu’il y ait violation de l’article 3 par double ricochet il faudrait alors qu’un ressortissant étranger fasse l’objet d’une mesure d’éloignement, prise par les autorités du pays dans lequel il a été transféré, et à destination de son pays d’origine où il risquerait de subir ces traitements. Même si ce terrain présentait certains avantages contentieux liés au caractère absolu de la protection édictée par l’article 3 de la CEDH11, la Cour n’a cependant pas suivi l’argumentation des requérants qui aurait notamment conduit à considérer qu’un autre Etat membre de l’Union européenne violerait, par ricochet, les dispositions de la CEDH.
Les magistrats ont en effet préféré donner raison aux requérants sur un autre fondement, à savoir, les articles 17 du règlement Dublin III et L741-1 du CESEDA. Ces dispositions instaurent la faculté pour l’État français d’examiner la demande d’asile du requérant alors que la responsabilité ne lui incombe pas en vertu des critères fixés par le règlement Dublin III. Il résulte de la jurisprudence actuelle que le préfet commet une erreur manifeste d’appréciation lorsqu’il refuse de mettre en œuvre cette clause discrétionnaire alors même que les faits de l’espèce l’imposaient12. Cette clause de souveraineté est toutefois discrétionnaire, et ne constitue pas un droit pour le demandeur. Le préfet dispose donc d’un large pouvoir d’appréciation en la matière ce qui implique la mise en œuvre du contrôle restreint de l’erreur manifeste13. C’est ainsi que dans cet arrêt Mme et M. S, les juges ont estimé, au regard de la situation de conflit persistant en Afghanistan, et en raison de la certitude quant à l’exécution d’une mesure d’éloignement à destination de ce pays, que le préfet avait commis une erreur manifeste d’appréciation en ne mettant pas en œuvre la clause de souveraineté prévue à l’article 17 du règlement.
C’est pourquoi, alors même que l’Etat français n’est pas responsable de l’examen de la demande d’asile, le préfet a l’obligation de mettre en œuvre l’article 17 du règlement dès lors que l’on a la certitude que le ressortissant afghan va subir des violences s’il venait à être renvoyé en Afghanistan. Ce constat opéré par la juridiction administrative ne préjuge en rien de l’attribution ou non de la protection subsidiaire, voire du statut de réfugié, au ressortissant afghan. Cette décision incombe à l’OPFRA ou le cas échéant à la CNDA, seules institutions que le ressortissant devra convaincre par un récit crédible afin d’obtenir cette protection. Il demeure que l’annulation de l’arrêté de transfert est généralement assortie d’une injonction au préfet de délivrer au demandeur une attestation de demande d’asile lui octroyant le droit de séjourner sur le territoire français le temps que la procédure d’examen de sa demande d’asile arrive à son terme14. De la même façon, si la violation de l’article 3 de la CEDH avait été retenue alors d’une part, la mesure d’éloignement n’aurait pas été mise en œuvre, mais surtout, cette circonstance aurait justifié le réexamen de la demande d’asile par l’OPFRA et, sauf changement de circonstances, l’octroi de la protection subsidiaire au ressortissant étranger15.
Par suite, et c’est en cela que la décision « M. M » du 8 janvier 2019 se démarque, si le juge administratif va prendre en considération le conflit armé qui perdure en Afghanistan, encore faut-il, pour qu’il annule la décision de transfert, qu’il ait la certitude que le ressortissant afghan sera renvoyé vers ce pays.
Sur la certitude du renvoi du ressortissant étranger en Afghanistan
Dans l’arrêt du 8 janvier 2019, les magistrats ont eu tout d’abord à se demander si un État membre, qui a refusé d’octroyer l’asile à un ressortissant d’un pays tiers et qui a pris une mesure d’éloignement à son encontre, pouvait toujours être considéré comme responsable de l’examen de la demande d’asile du demandeur.
Les hypothèses dans lesquelles un État cesse d’être responsable de l’examen d’une demande de protection internationale sont prévues par l’article 19 du règlement Dublin III. Cette responsabilité cesse seulement dans le cas où une mesure d’éloignement prise à l’encontre du demandeur d’asile a été exécutée, et où il résulte de cette exécution que la personne concernée a quitté le territoire de l’Union européenne. Par conséquent, l’Etat membre requis en vue de la reprise en charge d’un ressortissant étranger, dont il a déjà examiné et rejeté la demande d’asile et envers lequel il a pris une mesure d’éloignement, est toujours l’Etat membre responsable de l’examen au sens du règlement Dublin III dès lors que l’étranger est demeuré sur le territoire de l’Union Européenne. On arrive ainsi à une situation surprenante dans laquelle l’Etat français, quand il applique le règlement Dublin III, va transférer un ressortissant étranger vers un État membre dont tout laisse à penser qu’il renverra l’étranger vers son pays d’origine, alors même que la CNDA considère que les violences perpétrées dans ce pays justifient d’attribuer la protection subsidiaire à ces demandeurs.
Une fois la responsabilité de l’État membre admise, les juges ont alors appliqué leur jurisprudence Mme et M. S. Une importante précision va toutefois être apportée quant à cette application puisque les magistrats vont désormais exiger, pour retenir l’erreur manifeste d’appréciation, que soit apportée la preuve du caractère certain de l’exécution de la décision d’éloignement. Il est alors exigé du requérant qu’il apporte la preuve d’une part, du caractère exécutoire de la mesure d’éloignement dont il fait l’objet, et d’autre part, de l’épuisement des voies de recours à l’encontre de cette décision.
Pour cela, les juges ont constaté dans un premier temps l’existence de décisions prises par les autorités de l’Etat membre requis. Par ces décisions les autorités du pays en cause ont refusé d’octroyer au demandeur le statut de refugié ou la protection subsidiaire, mais aussi et c’est là un point essentiel, ont décidé de l’éloignement de l’étranger. Ces mesures d’éloignement auront pour incidence d’obliger l’étranger à quitter le territoire du pays, de l’interdire de revenir sur ledit territoire, et vont concrètement avoir pour conséquence de le transporter vers son pays d’origine. Une fois que l’existence de la décision d’éloignement a été admise, les magistrats se sont assurés du caractère exécutoire des décisions ainsi que de l’épuisement des voies de recours à leur encontre. Pour le caractère exécutoire, le contrôle vise à vérifier si les autorités compétentes ont la faculté d’exécuter valablement la décision, ce qui n’est pas le cas par exemple si l’exécution de la décision a été suspendue, situation que l’on retrouve dans l’arrêt M. M. Concernant l’épuisement des voies de recours, la juridiction exige du requérant qu’il démontre qu’il a tenté de contester la décision d’éloignement dont il fait l’objet, mais qu’il a échoué à la faire annuler. La Cour exige donc une certaine diligence de la part du demandeur d’asile. On peut en déduire que le requérant qui n’aurait pas tenté de débattre de la légalité de cette décision devant les juridictions compétentes, ou qui se serait contenté d’une décision de première instance, ne pourrait bénéficier de la mise en œuvre de la clause de souveraineté. Cette exigence peut notamment s’expliquer par le fait qu’il pourrait être périlleux pour un magistrat de juger, à défaut d’éléments apportés par le requérant en ce sens, qu’une décision prises dans un autre Etat membre serait exécutoire, alors qu’un juge du même État membre aurait pu en prononcer la suspension. Mais surtout, l’épuisement des voies de recours à l’encontre d’une décision atteste de son caractère définitif et assure donc au magistrat que la décision, qui ne pourra plus être annulée, sera exécutée avec certitude.
L’arrêt du 8 janvier 2019 innove donc, et explicite l’exigence des juges en la matière. Dans les arrêts du 3 avril 2018 « Mme et M. S » on peut noter que les requérants avaient saisi le tribunal administratif d’Helsinki ainsi que la cour administrative suprême de Finlande, de sorte qu’ils ne disposaient plus de voie de recours contre la décision qui était alors devenue définitive. Or dans l’arrêt ici commenté le requérant ne semble pas se prévaloir d’une quelconque action juridictionnelle à l’encontre des décisions le concernant. Il résulte de cela et de la mesure de suspension prononcée à l’encontre de la décision d’éloignement dont faisait l’objet M. M, que les juges lyonnais n’ont pu considérer que le requérant allait être renvoyé avec certitude vers son pays d’origine.
On le devine, ce contrôle conduit les magistrats, pour déterminer si ces critères sont remplis, à avoir un regard précis sur les procédures juridictionnelles existant dans les autres Etats membres de l’Union. Cela impliquera donc une certaine diligence des parties au litige dans la traduction des actes de procédures qu’ils apporteront au dossier pour soutenir leurs prétentions.
En conclusion, la Cour administrative d’appel de Lyon a donc précisé dans cet arrêt quels étaient les critères à remplir pour pouvoir considérer que le préfet a commis une erreur manifeste d’appréciation en décidant du transfert d’un ressortissant afghan à destination d'un pays susceptible de l'éloigner vers l'Afghanistan. Cette erreur sera qualifiée dès lors que les violences résultant du conflit armé en Afghanistan perdureront et que les requérants apporteront des éléments probants en la matière, ainsi que des éléments visant démontrer que l’Etat membre responsable de l’examen de leur demande d’asile va avec certitude les renvoyer à destination de l’Afghanistan.