Dans cet arrêt du 7 novembre 2017 (CAA Lyon, 2ème chambre - N° 16LY00366 - Société Techmeta Participations - 7 novembre 2017 - C+), la Cour administrative d’appel de Lyon confirme la soumission à l’impôt sur les sociétés de la variation d’actif net résultant du retour de l’usufruit dans le patrimoine du nu-propriétaire, suite à renonciation à usufruit.
Dans cette espèce, la société Techmeta Participations, détenue par Mme. C et ses enfants, était nu-propriétaire de 2.560 actions de la société Techmeta, l'usufruit étant détenu dès l’origine par Mme C. Par un acte unilatéral du 10 mai 2006, Mme C. a déclaré renoncer à l’usufruit viager qu’elle possédait sur ces actions, la société Techmeta Participations entrant alors en pleine propriété des titres.
Procédant à un contrôle sur pièces, l’administration constate alors que la société n’a pas procédé à l’inscription à son actif de la valeur de l’usufruit ainsi entré dans son patrimoine, qui constituait pourtant, selon elle, un profit imposable en application des dispositions de l’article 38 du CGI. L’administration a alors soumis la société à une cotisation supplémentaire d’impôt sur les sociétés au titre de l’année au cours de laquelle la renonciation avait été opérée, par une proposition de rectification du 7 juillet 2008.
L’administration ayant rejeté la réclamation préalable de la société, cette dernière a saisi le tribunal administratif de Grenoble puis a relevé appel du jugement par lequel le tribunal administratif a rejeté sa demande tendant à la décharge de la cotisation supplémentaire d’impôt sur les sociétés
I. De la renonciation à usufruit
Si l’article 578 du code civil a le mérite de proposer une définition de l’usufruit comme étant « le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d'en conserver la substance », il reste néanmoins silencieux quant au caractère, par nature, temporaire de l’usufruit. En effet, le plus souvent viager lorsqu’il est consenti à une personne physique, l’usufruit ne peut dépasser trente ans lorsque son titulaire est une personne morale, en vertu de l’article 619 du même code.
Ce caractère temporaire se justifie par le respect nécessaire des droits du nu-propriétaire. En effet, l’usufruit ne peut exister qu’en tant que pendant de la nue-propriété. Or, accorder un usufruit perpétuel réduirait nécessairement à néant les droits du nu-propriétaire. Ainsi, il est constant que la vocation finale de la nue-propriété est le retour à la pleine propriété, le démembrement n’étant qu’un état temporaire.
Dans la plus grande majorité des cas, le remembrement s’opère donc soit par le décès de l’usufruitier, soit par l’expiration du temps pour lequel l’usufruit avait été accordé. Une troisième hypothèse existe cependant, celle de la renonciation, précisément celle sur laquelle s’est prononcée la Cour administration d’appel de Lyon.
La renonciation est l’acte par lequel l’usufruitier renonce aux droits qu’il tirait de son usufruit. Il s’agit d’une cause d’extinction prématurée de l’usufruit non citée par l’article 617 du code civil mais néanmoins admise. On distingue la renonciation translative de la renonciation abdicative.
Si la renonciation abdicative découle de tout motif autre que le désir d'avantager le nu-propriétaire et n’a donc pas à être valorisée, la renonciation translative est assimilée à une cession d’usufruit, qui peut être réalisée tant à titre onéreux qu’à titre gratuit. Dans ce dernier cas, la renonciation est assimilée à une donation, en tant qu’elle est réalisée avec une intention libérale à l’égard du nu-propriétaire.
Dans cette espèce, c’était bien là que se trouvait le cœur du litige, dès lors que s’opposaient la position de la société, pour laquelle la renonciation avait un effet abdicatif et non translatif, n’ayant pas eu pour effet de transférer un droit réel dans le patrimoine du nu-propriétaire ; et la position de l’administration, pour laquelle la renonciation avait bien eu pour effet de transférer au nu-propriétaire des nouveaux droits devant être portés à l’actif de son bilan.
Si la question de la qualification juridique et des effets de la renonciation à usufruit n’est pas explicitement tranchée par la loi, tant la jurisprudence que la doctrine pallient cette incertitude en qualifiant les renonciations à usufruit de donation lorsque celles-ci révèlent clairement l'intention du renonçant de consentir une libéralité au nu-propriétaire et sont acceptées, même implicitement, par les bénéficiaires (Rép. Bernard : AN 23-2-1987 p. 994 n° 11899, min. justice, reprise au BOI-ENR-DMTG-20-10-10 n° 100, 11-12-2013).
En effet, dès lors que la donation est un acte par lequel le donateur se dépouille actuellement et irrévocablement de la chose donnée en faveur du donataire qui l'accepte, la renonciation à usufruit procédant d’une intention libérale doit être regardée comme constitutive d’un acte translatif de l’usufruit au profit du bénéficiaire, au même titre qu’une donation l’est au profit du donataire. Par suite, l’exonération prévue à l’article 1133 du code général des impôts n’est pas applicable et les droits de mutation à titre gratuit sont dus sur la valeur de l'usufruit (Cass. com. 2 décembre 1997, n° 96-10.729, Questembert, RJF 4/98 n° 0480 ; Cass. com. 20 novembre 2007 n° 06-19.294 et 06-19.295 (n° 1277 F-D), Bordais, RJF 2008, n° 0515 ; Cass. com., 21 juin 2011, n° 10-20.461, Mme Marette, RDF n° 049, comm. 614).
La question se pose néanmoins de la qualification de cette intention libérale. S’agissant en effet d’un critère majeur de la qualification de l’acte translatif de droits, il est indispensable d’en connaitre les modalités. Là encore, le juge a apporté quelques précisions en considérant qu’une telle intention pouvait être qualifiée lorsque le transfert prématuré de la pleine propriété est effectué sans contrepartie ni charges invoquées pour justifier de la renonciation (arrêt précité). L’arrêt commenté fait à cet égard application de ces critères en constatant non seulement « l'absence de difficultés particulières attachées à l'exercice de l'usufruit » mais aussi « l'importance des droits auxquels elle a renoncé sans contrepartie » et relève surtout que cette intention trouverait une explication en la personne des actionnaires et donc bénéficiaires indirects, qui se trouvaient être les enfants de l’auteure de la renonciation.
Cet arrêt va néanmoins plus loin, dès lors que si la renonciation à usufruit semble ici avoir été opérée au bénéfice indirect des enfants de l’usufruitière, le bénéficiaire direct de cette renonciation demeurait la société Techmeta Participations, titulaire de la nue-propriété. Cette renonciation devait donc produire ses premiers effets au niveau de la société.
II. De la variation d’actif net
Ainsi qu’il a été dit précédemment, la renonciation à usufruit est translative lorsqu’elle ne peut être justifiée par des difficultés attachées à l’exercice de l’usufruit (dans le cas inverse, elle serait abdicative) et que ce transfert de droits produit les mêmes effets qu’une donation lorsqu’il est opéré à titre gratuit.
Ce faisant, la société bénéficiaire de cette renonciation retrouve la pleine propriété des parts sociales objets du démembrement et se pose alors la question du traitement fiscal d’un tel retour de l’usufruit dans le patrimoine de la société nu-propriétaire.
Dans cette espèce, l’administration a considéré que ce retour de l’usufruit dans le patrimoine de la société était constitutif d’un transfert de droits nouveaux, dont la valeur représentait un profit imposable qui devait être portée à l’actif de son bilan.
A l’inverse la société soutenait que la renonciation était purement abdicative et non translative, qu’elle ne pouvait donc pas représenter un profit imposable ; que, de plus, la nue-propriété ayant été valorisée, au moment du démembrement, en tenant compte du retour futur de l'usufruit, cette renonciation n’avait pas eu pour effet de modifier son actif net.
Néanmoins, l’usufruit conférant des droits réels, la jurisprudence a admis qu’il puisse être inscrit à l’actif d’une société, dès lors qu’il est consenti pour une durée suffisante (CE, 16 février 2015, M. Glas, n° 363223, B, RDF n° 21, comm. 314). C’est pourquoi, lorsque la renonciation à usufruit est qualifiée de translative de droits, tant les règles comptables que la loi fiscale imposent le constat d’une variation d’actif net dans le bilan de la société bénéficiaire, faisant ainsi naître un profit taxable en vertu de l’article 38 du code général des impôts.
En effet, aux termes de l'article 38, 2 du CGI, le bénéfice net est constitué par la différence entre les valeurs de l'actif net à la clôture et à l'ouverture de la période, l'actif net s'entendant de l'excédent des valeurs d'actif sur le total formé au passif par les créances des tiers, les amortissements et les provisions justifiées. L'article 38 quinquies de l'annexe III au CGI prévoit quant à lui que les immobilisations doivent être inscrites à l'actif du bilan pour leur valeur d'origine, celle-ci s'entendant différemment selon qu'il s'agit de biens acquis à titre onéreux ou à titre gratuit. Conformément à l'article 38 quinquies de l'annexe III au CGI, les immobilisations acquises à titre gratuit (succession, donation, legs) sont inscrites au bilan pour leur valeur vénale.
L’avis CNC 2004-15 du 23 juin 2004, mentionné par la Cour, confirme ces dispositions en précisant que « les biens acquis à titre gratuit, c'est-à-dire sans aucune contrepartie présente ou future, monétaire ou non monétaire, sont comptabilisés en les estimant à leur valeur vénale ».
En l’espèce, l’Administration a choisi de retenir comme valeur celle mentionnée dans l’acte de renonciation à usufruit, ce choix étant confirmé par la Cour. Ce mode de valorisation se justifie au regard du procédé employé pour la liquidation des droits de donation, calculés eux aussi sur la base de la valeur retenue dans l’acte de donation.
Or, si l’inscription et la correction de la valeur d’un élément d’actif opérée par l’Administration au bilan d’une société ne conduisent pas, par elles-mêmes, à la constatation d’un bénéfice imposable (CE 26 juillet 1982 n° 2533 plén., CE 17 novembre 2000, n° 0179294, Min. c/ SA Service de Presse Edition et Information (SPEI), RJF 2/01 n° 0144, RDF n° 015, comm. 339), un tel bénéfice doit être constaté lorsque la variation d’actif net résulte d’une libéralité consentie par le vendeur à l’acquéreur, ou comme en l’espèce, par le renonçant au bénéficiaire.
Le constat de ce bénéfice taxable s’explique par le fait que l’absence de contrepartie à l’usufruit reçu en conséquence de la renonciation est considérée comme une libéralité consentie au profit du bénéficiaire de cette renonciation.
Les inscriptions comptables permettent d’illustrer ce mécanisme. En effet, la comptabilité se faisant en « partie double », toute opération doit être enregistrée à la fois au crédit d’un compte et au débit d’un autre, pour la même valeur. Ainsi, en principe, lorsqu’une immobilisation est acquise, le compte d’actif « immobilisations » est débité et le compte d’actif « disponibilité » est crédité. Mais lorsqu’aucun prix n’est payé en contrepartie de l’immobilisation reçue, on crédite alors le compte « autres produits exceptionnels » en lieu et place du compte « disponibilité ».
On perçoit donc bien qu’il s’agit ici d’imposer le produit exceptionnel découlant de la libéralité consentie par l’auteure de la renonciation à la société bénéficiaire.
Le principe de taxation de la libéralité tel qu’exposé ci-dessus a été en premier lieu posé par la jurisprudence dans le cadre d’acquisitions d’immobilisations à prix minoré, lorsque ces minorations résultaient d’une volonté de dissimulation d’une libéralité faite par le vendeur à l’acquéreur (CE 5 janvier 2005 n° 254556, 3e et 8e s.-s., min. c/ Sté Raffypack, RJF 3/05 n° 213, concl. E. Glaser BDCF 3/05 n° 23 ; TA Cergy-Pontoise 1er octobre 2013, n° 1200240, Sasu Holding Farnier : RJF 6/14 n° 544). Dans ce cas, l’administration est fondée à corriger la valeur d’origine de l’immobilisation, comptabilisée par l’entreprise acquéreuse pour son prix d’acquisition, pour y substituer sa valeur vénale, augmentant ainsi son actif net dans la mesure de l’acquisition faite à titre gratuit, cette variation d’actif net étant alors imposable au taux normal d’impôt sur les sociétés.
L’espèce ici commentée fait l’objet d’une application étendue de ce principe dès lors qu’il ne s’agit pas d’une minoration du prix d’acquisition mais d’un défaut total d’inscription de cet actif au bilan. C’est donc la totalité de sa valeur vénale (ou, comme ici, de la valeur retenue par les parties dans l’acte de renonciation) qui est soumise à l’impôt sur les sociétés par l’administration.
En effet, la société n’ayant pas inscrit la valeur des droits résultant de la renonciation à usufruit qualifiée, comme nous l’avons vu, de mutation à titre gratuit, voit non seulement l’actif net de son bilan augmenter, mais est également soumise à l’impôt sur les sociétés à hauteur de la libéralité ainsi consentie, c'est-à-dire de la totalité de la valeur de cet usufruit telle que déterminée par les parties à l’acte de renonciation.
C’est donc à bon droit que l’administration a pu rehausser le résultat fiscal de la société à hauteur de la valeur inscrite dans l’acte de renonciation à usufruit. La Cour faisant ici une exacte application d’une jurisprudence constante en matière de minoration de prix et innovant en appliquant cette jurisprudence à l’hypothèse de la renonciation à usufruit translative de droits.