Cette affaire a déjà été appelée au rôle de l’audience de la troisième chambre de votre tribunal du 23 mars dernier. Parce qu’elle présente à juger une question susceptible d’intéresser toutes les chambres, et afin d’assurer l’unité de la jurisprudence du tribunal, elle a été renvoyée devant votre formation solennelle.
Les faits de l’affaire peuvent être résumés simplement. Madame A, de nationalité algérienne, a épousé le 8 octobre 2013 à Tadjerane M. B., titulaire d’un certificat de résidence de dix ans en France, où il réside depuis 1961. Le 31 janvier 2015, le préfet du Rhône a accordé à son époux une autorisation de regroupement familial, et elle est donc entrée en France munie d’un visa long séjour portant la mention « regroupement familial OFII ».
Mais par une décision du 30 août 2016, le préfet du Rhône a refusé de lui délivrer un titre de séjour, et lui a fait obligation de quitter le territoire français. Cette décision est fondée sur le motif tiré de ce que M. B est bigame.
La requérante soutient en premier lieu que le préfet a fondé à tort sa décision sur l’article 6 de l’accord franco-algérien. Elle fait valoir que les algériens entrés dans le cadre du regroupement familial relèvent de l’article 4 du même accord, qui stipule au premier alinéa que « Les membres de famille qui s’établissent en France sont mis en possession d’un certificat de résidence de même durée de validité que celui de la personne qu’ils rejoignent » et à l’avant-dernier alinéa que « Lorsqu’un ressortissant algérien dont la situation matrimoniale n’est pas conforme à la législation française réside sur le territoire français avec un premier conjoint, le bénéfice du regroupement familial ne peut être accordé par les autorités françaises à un autre conjoint ».
Une première lecture isolée de cet article pourrait laisser penser que ce premier moyen est fondé. Mais l’objet de cet article est de régir la procédure de regroupement familial, c’est-à-dire l’octroi de l’autorisation d’introduction de membres de familles en France. Son premier alinéa fait double emploi avec les stipulations des articles 6, 7 et 7 bis de l’accord qui elles, ont pour objet de régir la délivrance des titres de séjour, notamment aux membres de familles rejoignant un algérien titulaire d’un certificat de résidence dans le cadre du regroupement familial. Aux termes du premier alinéa de l’article 6 : « Les dispositions du présent article ainsi que celles des deux articles suivants, fixent les conditions de délivrance et de renouvellement du certificat de résidence aux ressortissants algériens établis en France ainsi qu'à ceux qui s'y établissent, sous réserve que leur situation matrimoniale soit conforme à la législation française ». C’est ainsi sous cette réserve qu’est délivré un certificat de 10 ans en vertu du d) de l’article 7 bis « Aux membres de la famille d'un ressortissant algérien titulaire d'un certificat de résidence valable dix ans qui sont autorisés à résider en France au titre du regroupement familial ».
En l’espèce, une décision autorisant le regroupement familial au bénéfice de Mme A. avait été prise. Mais le préfet du Rhône pouvait, en se fondant sur la réserve prévue à l’article 6 de l’accord, refuser la délivrance d’un certificat de résidence à l’intéressée.
Le moyen tiré d’une erreur de base légale doit donc être écarté.
La requérante soutient ensuite que le préfet du Rhône a fait une mauvaise application de l’article 4 de l’accord, son époux ne résidant pas en France avec son premier conjoint. Lu au pied de la lettre, ce moyen est inopérant. Mais nous vous proposons de répondre sur le terrain de l’article 6 à ce moyen, qui a trait en substance à la conformité de la situation matrimoniale de M. B. avec la législation française.
Il ressort des travaux préparatoires de la loi n° 2002-1305 du 29 octobre 2002 ayant autorisé l’approbation du troisième avenant à l’accord, dont la rédaction des articles 4, 6 et 7 bis que nous avons citée est issue, que cet avenant avait notamment pour objet d’opérer « un alignement complet sur le droit commun » du regroupement familial. L’avant-dernier alinéa de l’article 4 et le premier alinéa de l’article 6 de l’accord sont ainsi inspirés de l’article L. 411-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, qui constitue la codification de l’article 30 de l’ordonnance du 2 novembre 1945, issu de l’article 23 de la loi du 29 août 1993 relative à la maîtrise de l’immigration : « Lorsqu’un étranger polygame réside en France avec un premier conjoint, le bénéfice du regroupement familial ne peut être accordé à un autre conjoint.
Le titre de séjour sollicité ou obtenu par un autre conjoint est, selon le cas, refusé ou retiré. ».
La requérante souligne, en s’appuyant sur les travaux préparatoires relatifs aux dispositions législatives de droit commun, que l’objet de ces dispositions est d’interdire les unions polygamiques effectives en France. Elle fait valoir qu’en l’espèce, la cohabitation de M. B. avec sa première épouse, avec laquelle il a eu cinq enfants, a cessé depuis 2012, et qu’il ne résidait donc plus « avec sa première épouse » sur le territoire français.
Dans un jugement du 21 juin 2016, n° 1509279, portant sur une affaire qui présente des points de similitudes avec celle que vous avez à juger aujourd’hui, la 1ère chambre de votre tribunal semble avoir retenu cette interprétation. Cette décision, rendue sur les conclusions de notre collègue Henri Stillmunkes, ne résulte clairement pas d’une inadvertance, puisqu’elle a été signalée en C+ et mentionnée dans le numéro 1 de la Lettre de jurisprudence du tribunal administratif de Lyon de l’année 2017. Formellement, la première chambre a fondé son jugement sur l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, l’article L. 411-7 du code n’étant pas invoqué par le requérant, mais elle a relevé qu’au vu de cet article L. 411-7, « la délivrance du titre de séjour ne peut légalement être refusée pour la venue d’un conjoint que lorsqu’elle conduirait l’étranger à vivre en France en situation de polygamie effective », et que le demandeur ne vivant plus depuis des années avec sa première épouse résidant en France, avec laquelle il était d’accord pour divorcer, l’entrée en France de sa seconde épouse ne constituait pas une situation de polygamie au sens de l’article L. 411-7.
Nous avons les plus grandes réserves sur cette interprétation. Comme vous le savez, la loi du 24 août 1993 sur la maîtrise de l’immigration visait notamment à interdire, au-delà du cas du regroupement familial, la polygamie des étrangers. Elle revenait sur ce point sur une jurisprudence antérieure du Conseil d'Etat, et était inspirée par le deuxième rapport du Haut Conseil à l'intégration, alors présidé par M. Marceau Long, et publié sous le titre Conditions juridiques et culturelles de l'intégration. Saisi de cette loi, le Conseil constitutionnel, par sa décision 93-325 DC du 13 août 1993, avait formulé une réserve d’interprétation sur le nouvel article 15 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945, qui interdisait dorénavant la délivrance d’une carte de résident à l’étranger polygame et à ses conjoints. Le Conseil constitutionnel a jugé que ce texte ne pouvait être regardé que comme visant les « étrangers qui vivent en France en état de polygamie » (considérant 32) . Cette réserve d’interprétation a été réitérée par la décision 97-389 DC du 25 avril 1997 sur la loi portant diverses dispositions relatives à l’immigration, cette fois à propos de l'exclusion des étrangers polygame du champ de la carte de séjour temporaire portant la mention « vie privée et familiale » (cons. 37) . Ces réserves nous paraissent être fondées sur la considération que la répression de la polygamie hors de France aurait des effets excessifs. Sur le nouvel article 30 de l'ordonnance de 1945, qui nous intéresse plus directement puisque l'article 4 de l'accord franco-algérien en est inspiré, la décision 93-325 DC n'a formulé aucune réserve d'interprétation. Elle a jugé que « les conditions d'une vie familiale normale sont celles qui prévalent en France, pays d'accueil, lesquelles excluent la polygamie ; [...] dès lors les restrictions apportées par la loi au regroupement familial des polygames et les sanctions dont celles-ci sont assorties ne sont pas contraires à la Constitution » (considérant n° 77).
Le Conseil constitutionnel a ainsi jugé que la loi ne pouvait interdire la polygamie hors de France, et admis que la loi interdise la vie en France en état de polygamie. Mais il n'a toutefois pas défini ce qu’est un état de polygamie en France. Le Conseil d’Etat ne nous paraît pas avoir plus tranché la question. L’arrêt M. A du 16 avril 2010 (n° 318726, au Lebon, p. 122) n’a ainsi pas expressément repris la position du rapporteur public, M. Roger-Lacan, qui, dans ses conclusions sur cette affaire, avait estimé que « La situation de l’étranger « vivant en état de polygamie » semble devoir s’interpréter, dans l’esprit du juge constitutionnel, comme désignant l’étranger qui, d’une part, a contracté plusieurs unions matrimoniales et, d’autre part, vivrait dans une communauté effective, en France, avec plus d’une épouse ». La question qui se posait dans l'affaire M. A n'était en effet pas, comme dans l'affaire qui vous occupe aujourd'hui, de savoir si plusieurs conjoints du même étranger polygame pouvaient simultanément résider en France. Elle était de savoir si le conjoint unique dont l’introduction est autorisée, est nécessairement le premier avec lequel un mariage a été contracté dans le pays d'origine. Aussi n'y a-t-il pas lieu, nous semble-t-il, d'accorder trop d'importance à la formulation des conclusions du rapporteur public sur ce point qui n'était pas celui que le Conseil d'Etat devait trancher. Le Conseil ne nous paraît pas non plus avoir implicitement accueilli l'idée que l'état de polygamie impliquerait la persistance en France d'une communauté de vie avec plus d'une épouse. L’arrêt M. Alexis A du 4 octobre 2010 (n° 306171, inédit au Lebon) refuse certes d’opposer l’exception de polygamie à l’enfant d’un deuxième conjoint résidant en France, dès lors que cet autre conjoint vivait séparément et n’avait pas la garde de l'enfant. Mais cette solution nous paraît fondée sur la considération que la première conjointe était en réalité une concubine, qui par définition, n'était pas mariée avec le père de l'enfant. Or, la polygamie implique un mariage.
Mais, réciproquement, tout mariage simultané avec plusieurs femmes résidant en France nous paraît impliquer un état de polygamie et ce indépendamment de la question de l'existence d'une communauté de vie (pour le constat, incidemment, du caractère polygame d'un nouveau mariage alors même que la communauté de vie avec la première épouse avait clairement cessé, v. par exemple CAA Marseille, 6 mars 2007, n° 05MA01808).
C'est d'ailleurs l'interprétation que le ministre de l'intérieur semble avoir fait depuis 1993 des dispositions tendant à interdire la situation de polygamie en France. Afin de préserver les situations acquises par les familles installées en France avant 1993, dans la ligne de la circulaire du 7 novembre 1994 relative au regroupement familial, la circulaire du 15 avril 2000 relative au renouvellement des cartes de résident obtenues par des ressortissants étrangers polygames avant l'entrée en vigueur de la loi du 24 août 1993 distinguent clairement trois situations : celle où la polygamie en France prend fin par le départ de certaines des épouses de France, ou par le divorce, situation qui permet la délivrance d'un titre « vie privée et familiale » ou d'une carte de résident si les autres conditions en sont réunies. Celle où la cohabitation polygame persiste, seule une carte « visiteur » pouvant alors être délivrée. Et, entre les deux, celle où il y a « décohabitation », les épouses autres que la première quittant le domicile conjugal pour prendre progressivement leur autonomie. Dans un tel cas, qui est vu comme une sortie progressive de la polygamie, une carte de séjour portant la mention « salarié » ou « travailleur non salarié » pouvait être délivrée. Cette distinction montre bien que le ministre et son administration ont dès 1993 considéré que « l'état de polygamie » ne cesse pas avec la vie commune, mais uniquement avec le divorce, ou avec le départ de France des épouses autres que la première.
Une interprétation très étroite de la notion de polygamie effective nous paraît du reste difficilement conciliable avec les dispositions de l’article 433-20 du code pénal, qui punit le fait d’avoir contracté un mariage avant la dissolution du précédent, et ce indépendamment de toute communauté de vie simultanée avec les conjoints.
En l’espèce, la présence simultanée en France de deux épouses de M. B. nous paraît contraire à l’ordre public, et nous semble tomber sous le coup du premier alinéa de l’article 6 de l’accord franco-algérien, indépendamment de toute considération sur la cessation de la communauté de vie avec la première épouse.
Le jugement rendu par la première chambre le 21 juin 2016 semble d’ailleurs isolé. La Cour de Versailles a certes jugé qu'il n'y avait pas état de polygamie dans le cas de deux femmes restant mariées avec le même ressortissant marocain au regard du droit français, et résidant toutes les deux en France (CAA Versailles, 12 octobre 2006, M. X, n° 05VE00965, C+) . Mais la Cour en a jugé ainsi en relevant que la première épouse était en fait remariée avec un autre homme et était entrée en France au titre du regroupement familial à la demande de ce dernier : alors même que le divorce du ressortissant marocain de sa première épouse, prononcé au Maroc, ne produirait pas d'effet en France, la polygamie de celui-ci était donc pour le moins virtuelle, même du point de vue juridique. La situation est tout à fait différence en l'espèce, aucun divorce n'ayant été prononcé à la date de la décision attaquée : la première épouse de M. B. s'est en effet désistée de la demande qu'elle avait présentée.
Si vous nous suivez, vous jugerez donc que la situation matrimoniale de M. B. n’est pas conforme à la législation française, et que c'est donc à bon droit que le préfet du Rhône a refusé la délivrance d'un certificat de résidence à sa deuxième épouse.
Mais, même si vous ne souhaitiez pas revenir sur la solution dégagée par la première chambre, il nous semble que vous pourriez aisément vous en démarquer, compte tenu des particularités de l’affaire. Il ressort en effet des pièces du dossier que c’est M. B. qui, après le dépôt en avril 2012 d’une requête en divorce par sa première épouse, avait formé en mai suivant une demande de séparation de corps, séparation qui a d’ailleurs été prononcée le 13 novembre 2015, postérieurement à son deuxième mariage. Ce n’est que quinze jours avant la décision attaquée que le requérant a lui-même présenté une demande en divorce.
Or, la séparation de corps n’a pas pour objet de dissoudre le mariage, mais seulement de mettre fin à la vie commune des époux et, le cas échéant, à la communauté de leurs biens. Contrairement à ce que soutient la requérante, la séparation de corps n’est pas toujours un prélude au divorce, et ne marque pas nécessairement l’intention de mettre un terme définitif à la vie commune. Certes, l’article 306 prévoit la conversion de plein droit en divorce de la séparation de corps qui a duré deux ans. Mais la section du code civil sur la fin de la séparation de corps, à laquelle appartient l’article 306, est ouverte par un article 305 qui dispose que « La reprise volontaire de la vie commune met fin à la séparation de corps ».
Nous vous proposons donc de juger à tout le moins que M. B. devait bien être regardé comme vivant en France en situation de polygamie effective, eu égard à ces circonstances particulières, où le maintien de certains liens du mariage a été clairement recherché. C'est dès lors à bon droit que le préfet a refusé la délivrance d’un titre de séjour à sa deuxième épouse, et le moyen tiré de l’absence de polygamie effective doit être écarté.
Par ailleurs, eu égard aux motifs de ce refus, le moyen tiré de ce qu’il violerait l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne peut pas non plus être accueilli, celui-ci étant inopérant en cas de famille polygame (CE, 29 décembre 1995, Ministre de l'intérieur c/ Mme X, nº 160904, inédit au Lebon ; CE, 2 octobre 1996, Préfet du Calvados c/ Mme Y, Tables p. 942 ; CE, 29 décembre 2000, Mme X, n° 0210895, aux Tables p. 1044 ; CE, 14 mars 2001, Préfet du Val-D'Oise c/ Mme T, n° 203984, aux Tables, p. 962 ; CAA Lyon, 27 juillet 2004, n° 99LY01699, AJDA 2005 p. 285). La jurisprudence a semblé s’infléchir, le Conseil d’Etat ayant jugé le moyen tiré de la méconnaissance de l’article 8 de la convention propre à créer un doute sérieux sur la légalité d’une décision portant refus de renouvellement d’une carte de séjour, dans une affaire concernant l’épouse d’un étranger polygame ; il ressort des conclusions du rapporteur public dans cette affaire que la décision attaquée empêchait la requérante de travailler et de nourrir ses enfants (CE, 2 octobre 2006, ministre de l’intérieur c/ Mme K épouse T, n° 288582, aux Tables p. 897 et les conclusions de M. Roger-Lacan dans l’affaire M. A) . Toutefois, la décision Mme K, qui n’est pas fichée sur ce point, n’a pas expressément abandonné la jurisprudence antérieure, et la jurisprudence plus récente des cours administratives d’appel continue de juger inopérant le moyen tiré de l’article 8 de la convention dans le cas des ménages polygames (CAA Lyon, 24 septembre 2009, n° 07LY02396 ; CAA Marseille, 27 janvier 2015, n° 13MA04122 ; v. également TA Lyon, 21 juillet 2011, n° 0902876). En l’espèce, la requérante, arrivée récemment en France, n’ayant pas eu d’enfant avec son époux, le moyen ne nous semble ni opérant, ni fondé.
Si vous nous avez suivi, vous écarterez l’exception d’illégalité du refus de titre de séjour invoqué à l’encontre de la décision faisant obligation à Mme A. de quitter le territoire français et vous écarterez le moyen tiré de ce que cette décision serait entachée d’erreur manifeste d'appréciation.
Vous écarterez enfin le moyen tiré de ce que la décision fixant le pays de renvoi devrait être annulée par voie de conséquence de l’annulation de la décision portant obligation de quitter le territoire français.
Par ces motifs, nous concluons au rejet de la requête.