C’est pour ne pas céder à la « tyrannie de l’apparence » que le Professeur Paul Martens, aujourd’hui Président émérite de la Cour constitutionnelle de Belgique, a sans détour affirmé dans un article éponyme demeuré célèbre que s’abstenir pour un juge de connaître du fond lorsqu’il a en amont statué au stade du référé n’est pas « une contrainte qu’imposerait la règle d’impartialité » (RTDH 1996.640).
Force est de constater qu’à défaut d’avoir été écouté, son appel a été entendu. Si le devoir d’impartialité s’impose de longue date au juge administratif, que ce soit au titre d’une « règle générale de procédure » (CE, Sect., 21 octobre 1966, Sté française des mines de Sentein, n° 063077 ; CE, 10 décembre 2004, Sté Résotim, n° 270267), ou parce qu’il est « rappelé par l'article 6, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales » (CE, Sect., 11 février 2005, Commune de Meudon, n° 258102), il n’est aujourd’hui pas nécessairement méconnu du seul fait qu’un même juge s’est successivement prononcé en référé et au fond. Et les décisions reconnaissant l’inverse ne sont pas légion.
Tel est le cas du présent arrêt, qui présente de ce point de vue un intérêt certain, comme en témoigne au demeurant le fait qu’il a été rendu en formation élargie à 5 comme le permet l’article R. 222-27 du code de justice administrative « Lorsque la nature ou la difficulté de l’affaire le justifie ». La Cour était saisie d’une demande d’annulation d’une ordonnance d’irrecevabilité manifeste rendue par le président de la 2ème chambre du tribunal administratif de Grenoble, qui était selon le requérant entachée d’irrégularité dès lors que le même magistrat avait en amont rejeté la demande de suspension accompagnant le recours au fond, et donc méconnu son devoir d’impartialité.
Il convient à ce stade de préciser qu’était en l’espèce seule en cause l’impartialité dite « objective » du juge, et non la dimension « subjective » de celle-ci. Pour comprendre cette distinction, forgée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH, 1er octobre 1982, Piersack c. Belgique, § 30, série A n° 53), les conclusions prononcées par Emmanuel Glaser sur l’avis Commune de Rogerville dont il sera après question sont éclairantes : « l'impartialité subjective (…) tient au juge en tant qu'homme, (…) l’impartialité objective (…) est liée à l'organe ou à la fonction. Dans le premier cas, on se demande si le juge, lorsqu'il s'est prononcé, a été subjectivement animé par des sentiments en faveur ou en défaveur d'une partie. Dans le second cas, on recherche si, indépendamment des sentiments personnels du juge, le seul fait qu'il ait exercé auparavant telle ou telle fonction est de nature à peser sur ses convictions » (RFDA 2004. 723) . Autrement dit, et de manière plus schématique, tout est question de point de vue : l’impartialité subjective s’apprécie du point de vue du juge, l’impartialité objective de celui du justiciable.
En l’occurrence, l’impartialité subjective du juge n’était nullement mise en cause, le rapporteur public relevant à cet égard qu’ « Il s’agit non pas d’une impartialité subjective, tenant à la personne même du magistrat concerné, dont le requérant indique d’ailleurs qu’il ne doute pas de son intégrité, mais d’une impartialité objective tenant à ce que le même magistrat statuant seul a jugé le référé et le fond »
L’unique question posée était donc celle de savoir si du fait que le même juge s’était successivement prononcé en référé et au fond, il avait méconnu son devoir d’impartialité objective. La Cour répond par l’affirmative. Si la solution apparaît orthodoxe compte tenu des faits de l’espèce (1), la rédaction de l’arrêt pose en revanche question (2).
1.Une solution orthodoxe
En l’état du droit, rien n’interdit que le même juge se prononce successivement en référé et au fond. Ce principe a été très clairement affirmé par un avis du Conseil d’Etat rendu en formation de Section : « Eu égard à la nature de l'office ainsi attribué au juge des référés - et sous réserve du cas où il apparaîtrait, compte tenu notamment des termes mêmes de l'ordonnance, qu'allant au-delà de ce qu'implique nécessairement cet office, il aurait préjugé l'issue du litige - la seule circonstance qu'un magistrat a statué sur une demande tendant à la suspension de l'exécution d'une décision administrative n'est pas, par elle-même, de nature à faire obstacle à ce qu'il se prononce ultérieurement sur la requête en qualité de juge du principal. » (CE, Sect., Avis, 12 mai 2004, Commune de Rogerville, n° 265184) .
C’est donc au regard de l’office du juge des référés, qui aux termes de l’article L. 511-1 du code de justice administrative « statue par des mesures qui présentent un caractère provisoire » et « n’est pas saisi du principal », qu’il peut ultérieurement se prononcer au fond sans nécessairement méconnaître son devoir d’impartialité, sauf s’il a précisément excédé cet office. En pratique, la vérification de cette condition peut s’opérer sur la base des termes de l’ordonnance rendue en référé, même si l’emploi de l’adverbe « notamment » dans l’avis Rogerville traduit le fait que ce critère n’épuise pas la grille d’analyse.
Dans ce cadre, il convient de préciser que la seule circonstance que l’annulation au fond ait été prononcée pour le même motif que celui qui avait été retenu en référé pour ordonner la suspension ne permet pas de douter de l’impartialité de la formation de jugement (CE, 29 avril 2009, Syndicat intercommunal pour la destruction d’ordures ménagères et la production d’énergie, n° 312344), et ce même si la motivation de l’ordonnance était déjà précise et circonstanciée. Dans ses conclusions sur cet arrêt, le rapporteur public Mattias Guyomar justifiait cette solution en expliquant qu’« il s’agit là de l’identification précise et circonstanciée du moyen qui a nourri le doute dans l’esprit du juge des référés qui a pris le soin d’indiquer, dans son ordonnance, que ce doute était né « en l’état de l’instruction ». / Sauf à dénaturer la portée de votre avis Rogerville, nous ne décelons là rien qui aille au-delà de ce qu’implique nécessairement l’office du juge du référé-suspension. Le pré jugement de l’affaire ne résulte [pas] de la motivation de l’ordonnance qui, pour développée qu’elle soit, ne révèle aucun parti pris […] ». Il existe toutefois une limite : l’impartialité sera méconnue dès lors que les termes précis et circonstanciés de l’ordonnance « ont été repris dans le jugement attaqué » (CE, 4 février 2008, M. A., n° 270119) . Au final, ni la motivation précise de l’ordonnance de référé ni l’identité du motif ayant tout à la fois fondé la décision rendue en référé et sur le fond ne sont à elles seules susceptibles de révéler la partialité du juge, sauf si les termes de l’ordonnance rendue en référé ont été repris dans la décision rendue au fond.
Au cas présent, le défaut d’impartialité pouvait être objectivement constaté dès lors que les termes de l’ordonnance de rejet de la suspension avaient été repris dans l’ordonnance de rejet pour irrecevabilité manifeste rendue au fond. La motivation était même dans les deux cas rigoureusement identique. Si l’arrêt de censure apparaît donc parfaitement orthodoxe au regard de l’état du droit, les motifs employés par la Cour interpellent.
2.Une rédaction qui pose question
Après avoir rappelé le considérant de principe issu de l’avis Rogerville précité (considérant 3), la Cour justifie l’annulation de la décision en considérant que « en affirmant, par des motifs détaillés, que l'ensemble des conclusions de la demande au fond de M. D... était irrecevable il a, en l'espèce, dans son office de juge des référés, pris position sur l'issue définitive du litige ; que, dans ces conditions, en rejetant ultérieurement, par l'ordonnance attaquée, la demande d'excès de pouvoir dirigée contre ces mêmes décisions, par un motif tiré d'irrecevabilités manifestes, d'ailleurs formulé en des termes identiques à son ordonnance de référé, il a méconnu le principe d'impartialité rappelé notamment par les stipulations de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales » (considérant 4, nous soulignons) .
Cette rédaction interpelle.
Conformément à la définition que donne le Larousse, selon lequel il « s’emploie comme un adverbe de liaison pour souligner une considération incidente », le juge ne tend normalement à utiliser l’adverbe « d’ailleurs » que pour introduire et souligner une circonstance surabondante dans son raisonnement. Autrement dit, la Cour semble avoir ici considéré que la circonstance que les deux décisions successivement rendues en référé et au fond aient été rédigées en termes identiques n’est pas déterminante, et paraît avoir fondé à titre principal sa décision sur le fait que le juge des référés se soit prononcé par des motifs détaillés sur la recevabilité de la demande.
Un tel raisonnement ne va pas de soi.
D’abord, et ainsi qu’il a été dit plus haut, ni la motivation précise de l’ordonnance de référé, ni l’identité du motif fondant les décisions rendues en référé et au fond, ne permettent à elles seules de caractériser un défaut impartialité.
Ensuite, et de manière connexe, l’examen de la recevabilité de la demande entre naturellement dans le champ de l’office du juge des référés. Dans ce cadre, il doit non seulement statuer sur la fin de non-recevoir tirée de l’irrecevabilité de la requête au fond, lorsqu’elle est invoquée (CE, 11 mai 2001, Commune de Loches, n° 231802), mais aussi la relever d’office, lorsqu’elle ressort des pièces du dossier (CE, 10 décembre 2004, Ministre de la Défense, n° 0263072) . Il convient d’ajouter que lorsque l’irrecevabilité invoquée peut tout à la fois valoir pour les conclusions à fin d’annulation que pour celles à fin de suspension, ce qui est notamment le cas de l’expiration du délai de recours contentieux, le juge doit bien se prononcer sur la fin de non-recevoir au titre de la recevabilité de la requête en référé (CE, 23 février 2011, Sté Chazal, n° 339826) . Il en résulte que le juge des référés peut être conduit à rejeter une demande de suspension d’un permis de construire comme irrecevable, car tardive, en considérant que les mentions du panneau d’affichage, bien qu’imparfaites, avaient déclenché le délai de recours contentieux (CE, 14 novembre 2003, Ville de Nice, n° 254003) . Ce qu’a précisément fait le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble, semble-t-il à juste titre puisque le rapporteur public, dans ses conclusions sur l’arrêt commenté, était du même avis… De ce point de vue, la solution paraît sévère. Et pose question (s).
Faut-il y voir un durcissement de la jurisprudence issue de l’avis Rogerville ? Rien n’est moins sûr. Ainsi qu’il a été dit, les termes de l’ordonnance de référé, et, le cas échéant, leur reprise dans la décision rendue sur le fond, ne constituent pas l’unique critère d’appréciation. Or en l’occurrence, et même si cela ne ressort pas expressément des motifs de l’arrêt, il se pourrait que la Cour ait été sensible au fait qu’après que le juge a statué (seul) en référé, il a pris l’initiative de rejeter seul la requête au fond par une ordonnance d’irrecevabilité manifeste prise sur le fondement de l’article R. 222-1 4° du code de justice administrative, et ce moins de deux semaines après. Qui plus est, en intégrant dans les visas l’ordonnance de rejet rendue en référé… Dans ces conditions particulières, le choix de la Cour de reléguer l’identité de motifs entre les ordonnances en circonstance surabondante apparaît plus compréhensible.
Faudrait-il infléchir cette jurisprudence, notamment dans le cas où la question centrale tient à la recevabilité ? La question n’est pas (que) rhétorique. Tout d’abord, le juge pourrait être tenté d’éviter tout procès d’intention en adoptant à dessein une stratégie contentieuse ad hoc. Commentant cette décision, un magistrat de la Cour a ainsi pu indiquer que « Sans doute n'y aurait-il pas eu matière à censure si le même juge avait, dans un premier temps, rejeté le recours au fond, puis jugé qu'il y avait non-lieu sur le référé-suspension » (A. SAMSON-DYE, Méconnaissance du principe d’impartialité, AJDA 2016.2090). Pas sûr que cet expédient participe mieux d’une bonne administration de la justice. Ensuite, et à défaut, cela ne l’encourage-t-il pas à se contenter d’une motivation sibylline ? Par sûr que cette attitude préserve mieux les droits du justiciable. D’une tyrannie, l’autre ?