La République de Tchétchénie est une entité fédérée de la Fédération de Russie. A ce titre, les ressortissants de cette République peuvent obtenir l’échange de leurs permis de conduire avec un titre français équivalent. Seule limite à ce principe : le défaut de réciprocité dans l’échange des permis de conduire entre autorités russes et françaises. Cependant, c’est à l’administration, et non au requérant, qu’il appartient d’apporter la preuve de la réserve de réciprocité justifiant le refus d’échanger un permis de conduire étranger contre un permis français.
Sous les pavés du contentieux de masse des permis de conduire, la plage : la République de Tchétchénie est-elle une autorité légalement reconnue par l’État Russe ? Voilà l’interrogation passionnante à laquelle la Cour administrative d’appel de Lyon avait, entre autres, à répondre dans cette affaire.
Après vérification de l’authenticité du permis de conduire de M. C par la police aux frontières, le préfet a refusé de procéder à l’échange du permis avec un titre français équivalent au motif que le document aurait été délivré par une entité illégale : la République de Tchétchénie. Surpris de ce refus, alors même que certains de ses compatriotes avaient obtenu l’échange de leur permis de conduire russe contre un permis français, M. C a intenté une action en excès de pourvoir devant le Tribunal administratif de Clermont-Ferrand. Le 21 décembre 2012, le juge de première instance a rejeté son recours au motif que le permis, ayant été délivré par la République de Tchétchénie, il « ne peut être regardé comme ayant été délivré par l’État Russe ». M. C décida alors d’interjeter appel de la décision rendue. Au soutien de son appel, le requérant a invoqué deux moyens examinés par le juge d’appel. Il estime, d’une part, que son permis de conduire n’avait pas été délivré par l’État de « la République Tchétchène » mais par la Russie dont la Tchétchénie fait partie intégrante. Il a rappelé, d’autre part, que l’authenticité de son permis de conduire n’avait pas été contestée par le bureau de l’analyse des fraudes aux documents et à l’identité de la direction départementale de la police aux frontières du Puy-de-Dôme. Le juge avait donc à analyser le statut de la République de Tchétchénie par rapport à la Russie. Pour sa défense, l’administration a demandé, en appel, une substitution du motif ayant fondé le rejet de la demande de M. C en invoquant le défaut de réciprocité dans l’échange des permis de conduire entre les autorités russes et françaises. Il était donc question de savoir quel rôle le juge pouvait jouer dans l’examen de la réciprocité d’application de normes entre États.
La Cour administrative d’appel a fait droit à la demande de M. C dans un arrêt en date du 14 février 2013 en estimant d’une part, que la République de Tchétchénie est une entité fédérée rattachée à la Fédération de Russie (I) et d’autre part, que la charge de la preuve de la réciprocité dans l’échange du permis de conduire ne peut reposer sur le seul requérant et doit être justifiée par l’administration (II).
I. - L’enjeu géopolitique : le rattachement de la République de Tchétchénie à la Fédération de Russie
Selon la Cour, en estimant que la République de Tchétchénie n’était pas un État susceptible de délivrer un permis de conduire « au nom de l’État russe », le juge de première instance a commis une erreur d’appréciation sur fond de troubles géopolitiques (A) que le juge d’appel a corrigée en confirmant le rattachement juridique de la République de Tchétchénie à la Fédération de Russie (B).
A. - L’erreur d’appréciation du juge de première instance sur fond de troubles géopolitiques
La géopolitique et l’actualité se sont invitées à la table des débats. Aspirant à la liberté depuis plusieurs siècles, la Tchétchénie a proclamé son indépendance suite à la chute de l’URSS en 1991. La Tchétchénie devint alors la République tchétchène d’Ichkérie. Le Président russe, Boris Eltsine, se lança dans une vaste opération de reconquête en vue d’asseoir son autorité et de reprendre le contrôle des ressources naturelles gazières et pétrolières et du réseau d’oléoducs servant à leur acheminement. Les deux guerres de Tchétchénie de 1994 et de 1999 firent des ravages dans la population. On dénombra des centaines de milliers de morts et de familles déplacées.
Pour qu’un État puisse juridiquement exister sur la scène internationale, il faut qu’il remplisse les quatre critères suivants « être peuplé en permanence, contrôler un territoire défini, être doté d’un gouvernement, et être apte à entrer en relation avec les autres États » (Convention de Montevideo, art. 1) . La quatrième condition relative à la question de la reconnaissance de l’État en droit international est plus délicate. Une chose est sûre : l’absence de reconnaissance d’un État par un autre ne lui permet pas de bénéficier du statut d’État dans son ordre juridique national (A. JOLICOEUR, « De la reconnaissance en droit international ») . Or, la République tchétchène d’Ichkérie n’a jamais été reconnue comme un État par la France. Quel lien entre cette question de droit international public et le permis de conduire de M. C ? Pour qu’un permis de conduire national, délivré par un État n’appartenant ni à l’Union Européenne, ni à l’Espace économique européen puisse être échangé contre un titre français équivalent, il doit « avoir été délivré au nom de l’État dans le ressort duquel le conducteur avait alors sa résidence principale » (Arrêté du 8 février 1999, art. 7.1.1) .
Sur fond de troubles géopolitiques patents entre la Russie et une partie du peuple tchétchène, le Tribunal administratif de Clermont-Ferrand a estimé que le permis de conduire de M. C avait été délivré par la République de Tchétchénie. Il ne pouvait, par conséquent, « être regardé comme un permis de conduire délivré par l’État Russe » car la République de Tchétchénie « n’est pas un État susceptible de délivrer un permis national pouvant bénéficier d’un échange » contre un titre français équivalent. En somme, le Tribunal administratif dénie le rattachement de la République de Tchétchénie à la Fédération de Russie.
B. - Le rattachement juridique de la République de Tchétchénie à la Fédération de Russie
Au moins deux éléments auraient pu permettre au juge de première instance de conclure au rattachement de la République de Tchétchénie à l’État russe. D’une part, le document présenté par M. C comportait un tampon explicite du Ministère de l’Intérieur de Russie. D’autre part, ce permis de conduire lui avait été délivré le 25 novembre 2002. Or, à cette date, l’existence de la République indépendantiste tchétchène d’Ichkérie avait pris fin. En effet, suite à la seconde guerre de Tchétchénie menée par Vladimir Poutine entre 1999 et 2000, la République tchétchène d’Ichkérie cessa d’exister. En 2003, la République de Tchétchénie adopta une Constitution pro-fédérale, permettant l’élection d’assemblées fédérées, confirmant de jure, le rattachement de la République de Tchétchénie à la Fédération de Russie depuis… 1993 (Constitution de la Fédération de Russie, 12 décembre 1993, art. 65) .
Le tribunal administratif de Clermont-Ferrand a été induit en erreur par le bureau de l’analyse des fraudes aux documents et à l’identité de la direction départementale de la police aux frontières du Puy-de-Dôme. L’examen du permis de conduire de M. C avait alors révélé que le document aurait été délivré par la République de Tchétchénie dont l’existence n’était pas reconnue par les autorités russes. Corrigeant l’erreur d’appréciation du Tribunal administratif, la Cour administrative d’appel de Lyon estima, au contraire, que le permis de conduire de M. C, « dont l’authenticité n’a pas été contestée, [devait] être regardé comme ayant été émis par une entité agissant au titre de la Fédération de Russie ». Il en résulte ainsi que le permis de conduire de M. C « émane de la République de Tchétchénie […] composante de l’État fédéral russe ».
Or, la Russie figure sur la liste des États dont les ressortissants peuvent bénéficier d’un échange de leur permis de conduire avec un titre français équivalent en vertu de la circulaire du 22 septembre 2006. Cependant, si cette circulaire pouvait fonder le recours de M. C, elle n’est pas invocable par un administré puisqu’elle n’a pas fait l’objet d’une publication officielle sur le site circulaires.legifrance.gouv.fr. En effet, l’article 2 du décret du 8 décembre 2008 abroge toutes les circulaires antérieures à cette date qui ne seraient pas reprises sur le site internet du gouvernement. Cette situation étrange est dommageable, aussi bien pour l’administré que pour l’administration. En effet, le Ministère de l’Intérieur échange quotidiennement des permis de conduire en se référant implicitement à cette liste d’États. La publication d’un tel document rendrait plus transparent le travail de l’administration et simplifierait, sans aucun doute, les recours des administrés.
II. - L’enjeu juridique : la question de la réciprocité dans l’échange du permis de conduire
Le renforcement du pouvoir d’appréciation du juge concernant la question de l’application réciproque de normes entre États (A) a permis au juge lyonnais de rééquilibrer la charge de la preuve de la réciprocité au profit du requérant (B).
A. - Le renforcement de l’office du juge dans l’examen de la réciprocité
Ayant sans doute conscience de la fragilité de l’argumentation du juge de première instance, l’administration invoqua en appel une substitution du motif fondant la décision de refus : le défaut de réciprocité dans l’échange des permis de conduire entre la République de Tchétchénie et la France. En effet, l’article 7.1.1 de l’arrêté du 8 février 1999 dispose que l’échange du permis est possible « sous réserve que [la République de Tchétchénie] procède, de manière réciproque, à l’échange du permis de conduire français ». Le juge d’appel s’étant cependant prononcé sur le rattachement de la République de Tchétchénie à l’État fédéral russe, la question de la réciprocité dans l’échange des permis de conduire devait dès lors être appréciée entre les deux États que sont la France et la Russie.
L’invocation de cette substitution de motif par l’administration est contestable. On sait combien la question de la réciprocité dans l’application du droit entre États est délicate. La jurisprudence bien établie du Conseil d’État à ce sujet imposait au juge de recourir à une question préjudicielle adressée au Quai d’Orsay pour savoir si le défaut de réciprocité, en matière d’engagement international, était constitué. Le juge était ensuite lié par la position du Ministère des Affaires Etrangères (CE 29 mai 1981, R. ; CE 9 avril 1999, Mme C.) . Cette procédure de « référé diplomatique » fut condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, pour violation de l’article 6 paragraphe 1 de la Convention, garantissant un droit au procès équitable, du fait de l’ingérence de l’exécutif dans une procédure juridictionnelle (CEDH 13 février 2003, C. c. France, D., 2003, p. 931) .
L’analyse de la réciprocité dans l’application d’une norme entre États étant hautement politique, elle relève bien plus de la diplomatie que du droit. Le juge ne pouvait pas remettre en question la position du Quai d’Orsay. Le rapporteur public Gaëlle DUMORTIER proposa, par conséquent, une inflexion du « référé diplomatique » conforme à la jurisprudence de la Cour européenne. Le juge ne serait désormais plus lié à la position du Quai d’Orsay et pourrait apprécier souverainement les éléments présentés par le ministère. C’est cette position que décida d’adopter le Conseil d’État (CE 9 juillet 2010, Mme C., concl. G. DUMORTIER, RFDA, 2010, p. 1133). Ce revirement de jurisprudence attendu s’est pourtant révélé à double tranchant. S’il permet au juge d’exercer pleinement son office sans se soumettre à la position de l’administration, il oblige, par ailleurs, le requérant à apporter la preuve de l’application, ou du défaut d’application, réciproque d’une norme entre États dans le sens de l’adage « actori incumbit probatio » en vertu duquel la charge de la preuve incombe au demandeur (Code civil, art. 1315) .
B. - Le rééquilibrage de la charge de la preuve de la réciprocité au profit du requérant
L’administration demandait, en l’espèce, au requérant d’apporter « une preuve impossible ». D’une part il est matériellement très difficile pour un particulier, voire impossible, de réunir des éléments factuels probants justifiant de l’application réciproque de l’échange de permis de conduire entre les autorités russes et françaises. D’autre part, l’inopposabilité de la circulaire du 22 septembre 2006 à l’encontre de l’administration et son impossible invocation devant le juge administratif ne facilitaient pas la recherche de la preuve par le requérant.
Le renforcement de l’office du juge dans l’examen de la réciprocité d’application de normes entre États ne devait pas conduire à aggraver la position du requérant face à l’administration. Il ne devait donc pas naître de cette nouvelle liberté du juge un asservissement du requérant, alors contraint d’apporter une preuve que même l’administration ne parvient parfois pas à rapporter. La Cour administrative d’appel, consciente de cette situation, s’est engagée dans une voie médiane permettant de rééquilibrer la charge de la preuve au profit de l’administré.
Le juge administratif n’est jamais tenu de faire application, ni des dispositions, ni des principes du Code civil. La Cour a donc légitimement pu écarter l’adage « actori incumbit probatio » issu de l’article 1315 du Code civil en estimant que la charge de la preuve « ne saurait être reportée sur le seul requérant ». Le juge n’interdit ici aucunement à l’administration d’invoquer une substitution de motif pour défaut de réciprocité. Cependant, il incombe, dans ce cas, à cette dernière « de démontrer que la substitution de motif [qu’elle] demande est justifiée ». La preuve du défaut de réciprocité avec les autorités russes, ou avec la République de Tchétchénie, dans l’échange des permis de conduire ne ressortant pas de la demande de substitution de motif, elle ne peut être sollicitée par l’administration. L’affaire de M. C confirme, s’il en était besoin, que le procès administratif n’est jamais un simple dialogue entre deux parties mais un authentique réexamen du dossier administratif « arbitré par le juge » (R. DENOIX DE SAINT-MARC, D. LABETOULLE, Les pouvoirs d’instruction du juge administratif, EDCE, 1970, p. 69).